vendredi 27 mai 2011

Le réel doit être fictionné pour être pensé.

Le réel doit être fictionné pour être pensé.

Extrait de Jacques Rancière, Le partage du sensible, esthétique et politique, ed. La Fabrique, 2000. pp.61-64.

Cette proposition est à distinguer de tout discours - positif ou négatif - selon lequel tout serait "récit" avec des alternances de "grands" et de "petits" récits. La notion de récit nous enferme dans les oppositions du réel et de l'artifice où se perdent également positivistes et déconstructionnistes. Il ne s'agit pas de dire que tout est fiction. Il s'agit de constater que la fiction de l'âge esthétique a définit des modèles de connexion entre présentation de faits et formes d'intelligibilité qui brouillent la frontière entre raison des faits et raison de la fiction, et que ces modes de connexion ont été repris par les historiens et les analystes de la réalité sociale. Ecrire l'histoire et écrire des histoires relèvent d'un même régime de vérité. Cela n'a rien à voir avec aucune thèse de réalité ou d'irréalité des choses. En revanche il est vrai qu'un modèle de fabrication des histoires est lié à une certaine idée de l'histoire comme destin commun, avec une idée de ceux qui "font l'histoire", et cette interpénétration entre raison des faits et raison des histoires est propre à un âge où n'importe qui est considéré comme coopérant à la tâche de "faire" l'histoire. Il ne s'agit donc pas de dire que "l'Histoire" n'est faite que des histoires que nous nous racontons, mais simplement que la "raison des histoires" et les capacités d'agir comme agents historiques vont ensemble. La politique et l'art, comme les savoirs, construisent des "fictions", c'est-à-dire des réagencements matériels des signes et des images, des rapports entre ce qu'on voit et ce qu'on dit, entre ce qu'on fait et ce qu'on peut faire.
Nous retrouvons ici l'autre question qui porte sur le rapport entre littéralité et historicité. Les énoncés politiques ou littéraires font effet dans le réel. Ils définissent des modèles de parole ou d'action mais aussi des régimes d'intensité sensible. Ils dressent des cartes du visible, des trajectoires entre le visible et le dictible, des rapports entre des modes de l'être, des modes du faire et des modes du dire. Il définissent des variations des intensités sensibles, des perceptions et des capacités des corps. Ils s'emparent aussi des humains quelconques,ils creusent des écarts, ouvrent des dérivations, modifient les manières, les vitesses et les trajets selon lesquels ils adhèrent à une condition, réagissent à une situations, reconnaissent leurs images. Ils reconfigurent la carte du sensible en brouillant la fonctionnalité des gestes et des rythmes adaptés aux cycles naturels de la production, de la reproduction et de la soumission. L'homme est un animal politique parce qu'il est un animal littéraire, qui se laisse détourné de sa destination "naturelle" par le pouvoir des mots. Cette littéralité est la condition en même temps que l'effet de la circulation des énoncés littéraires "proprement dits". Mais les énoncés s'emparent des corps et les détournent de leur destination dans la mesure où il ne sont pas des corps, au sens d'organismes, mais des quasi-corps, des blocs de paroles circulant sans père légitime qui les accompagne vers un destinataire autorisé. Aussi ne produisent-ils pas des corps collectifs. Bien plutôt ils introduisent dans les corps collectifs imaginaires les lignes de fracture, de désincorporation. Cela a toujours été, on le sait, l'obsession des gouvernants, et des théoriciens du bon gouvernement, inquiets du "déclassement" produit par la circulation de l'écriture. C'est aussi, au XIXe siècle, l’obsession des écrivains "proprement dits" qui écrivent pour dénoncer cette littéralité qui déborde l'institution de la littérature et détourne ses productions. Il est vrai que la circulation de ces quasi-corps détermine des modifications de la perception sensible du commun, du rapport entre le commun de la langue et la distribution sensible des espaces et des occupations. Ils dessinent ainsi des communautés aléatoires qui contribuent à la formation de collectifs d'énonciation qui remettent en question la distribution des rôles, des territoires et des langages. - en bref, de ces sujets politiques qui remettent en cause le partage donné du sensible. Mais précisément  n'est pas un organisme ou un corps communautaire . Les voies de la subjectivation politique ne sont pas celles de l'identification imaginaire mais de la désincorporation "littéraire".

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