Extraits de J-P Doguet, L'art comme communication, Ed. Armand Colin, Paris, 2007.
Nos réflexions sur la nature de l'art nous ont amené à comprendre la relation de similitude qu'il entretien avec la communication linguistique. Par là, quelque chose d'important s'est révélé : l'essence de l'art est d'être processus de communication irréductible à un monde de choses. On se trompe, et on s'est toujours trompé, quand on confond et qu'on a confondu l'art avec les objets d'art, qui en sont comme le produit figé, et qui en scandent les étapes dans le temps. Ce genre de confusion paresseuse est en réalité comparable à celle d'un homme qui confondrait les oeuvres et messages écrits ou parlés d'une langue avec la langue elle-même, confusion d'archéologue, d'archiviste, d'historien ou de lexicographe, mais confusion métaphysique aussi entre devenir et devenu.
Lucy R. Lippard, dans les années 1970 (Lucy R. Lippard, The Dematerialization of the Art Object from 1966 to 1972), a évoqué l'idée d'un processus de "dématérialisation" de l'art. Dans sa perspective, ce processus était lié au développement de l'art conceptuel à partir de ce qu'on a appelé "minimalisme". Ce qu'elle appelait ainsi c'était le fait que l'art cesse de présenter un objet fini, donné à la contemplation. Il est possible de faire une interprétation plus étendue de ce mot, en relation avec l'évolution des techniques qui tendanciellement "dématérialisent" les objets exposés. Dans le langage de nos concepts, être dématérialisé signifie pour une part être détabularisé. Bien des aspects du développement technologique montrent effectivement que c'est un processus ancien qui s’accélère au XXème siècle, et s'est d'ailleurs poursuivi depuis la parution de son livre : le développement des techniques de reproduction à la fin du XIXème siècle, la "mobilisation" de la sculpture depuis 1920, l'intégration de l'objet industriel à l'art, l'irruption de la vidéo, du minimalisme, de l'art conceptuel, le développement des installations programmables, perturbent la tradition millénaire entre oeuvres textuelles et tabulaires. Beaucoup d'oeuvres plastiques sont désormais susceptibles d'être programmées et et composées comme pouvaient l'être les seules oeuvres musicales ou théâtrales, elles se détachent de la tabularité et du lien très ancien qu'elles entretenaient avec l'idée d'exemplaire original. Le développement technique remplace tendanciellement l'oeuvre plastique (tableau ou sculpture) ancrée dans un lieu par une sorte d'évènement plastique par lequel une oeuvre textuelle, voir architextuelle, se manifeste dans un temps limité, en partie souvent en raison d'une dépendance par rapport à une source électrique. Elle peut d'ailleurs n'"exister" que le temps d'une exposition. La distinction entre sculpture, peinture et même photographie s'affaiblit et peut devenir non pertinente. Elle peut se voir remplacée par celle, beaucoup plus large, d'art plastique, qui englobe la lumière, l'image, l'architecture d'un lieu. Internet peut créer les conditions d'une sorte de fusion supplémentaire des médias, voire de la littérature et des arts plastiques, mais la chance qu'il représente pour l'art par rapport à l'informatique en général reste encore peu claire. On peut néanmoins penser que son développement accroîtra encore d'avantage la fluidité de la circulation des textes.
On pourrait se contenter de voir dans cette évolution un simple développement technique de fait, qui n'aurait pas à avoir d'impact sur la pensée, et notamment sur la pensée de l'art. La vérité est que la philosophie de l'art ne peut l'ignorer. Loin d'être une menace pour l'art, la dématérialisation en question éclaire son essence profonde qui est d'abord communication et secondairement chose élaborée, l'une étant en fait la condition de l'autre. L'essence de l'oeuvre est d'être comme un intermédiaire fluide entre plusieurs esprits. On pourrait presque reprendre à son propos la notion stoïcienne d'incorporel, qui justement s'appliquait au signifié d'une proposition pour le distinguer de son signifiant, et s'opposait au "corporel" comme le contenu communicable d'un message s'oppose à ce qui n'en est que le vecteur matériel contingent, les sons et les signes écrits. Les esprits qui communiquent partagent l'incorporel (le signifié) au moyen du corporel (les sons, le signifiant).
[...] Il existe, pour échapper à l'anecdotique, une ressource : la video, et avec elle les diverses formes de programmation plastique, qui introduisent le texte au coeur même du monde tabulaire des objets, et constituent donc, une extraordinaire chance pour donner à l'évènement plastique, en lui-même si fluide, une profondeur et une densité qui pourraient lui manquer. La video est à la fois plastique et textuelle (ce qui est en fait le vrai caractère de ce qu'on appelle maladroitement "l'art numérique"). Seule sans doute la danse avait jusqu'à présent réunit ces deux caractère qu'une fatalité séparait, et que la technologie pourrait réunir . Bien entendu la video pose aussi des problèmes : étant irruption dans un monde plastique d'un monde de plans et de séquences, elle peut transformer l’évènement plastique en film, et pousser la dématérialisation en un sens trop loin, au point de la prolonger en film, en texte filmique. D'où en fait deux conditions que l'art video doit respecter pour rester plastique : négativement, ne pas se transformer en film, produire quelque chose qui reste de l'image présente, ancrée dans sa situation spatiale singulière, et non une suite narrative où cet ancrage serait oublié. Car la réception d'un film suppose l'oubli de son appartenance à un espace. Et positivement, l'art vidéo exigeant se doit de produire une forme d'oeuvre qui valorise l'image plan et la séquence au point de lui restituer une autosuffisance et une densité qui ne doivent rien à une insertion dans un récit mais fasse peut-être de l'image plan un équivalent en densité sémantique de ce qu'est le tableau "classique".
[...]On comprend ainsi ce que signifierait une dématérialisation féconde de l'art : une communication plastique élargie qui serait à la fois exécution programmable et reprogrammable, et conserverait pourtant la structure et la présence d'une oeuvre tabulaire, une oeuvre qui serait enrichie par les possibilité du rythme réel, de la lumière réelle et du mouvement réel, toutes ressources dont les tableaux classiques sont privés. Par la dématérialisation, l'art se rapproche d'une forme de communication qui réunit des composantes dont chacune n'est absolument nouvelle, mais dont précisément la conjonction est inédite. Il faut résister à la tentation de faire revivre le vieux mythe du Gesamtkunstwerk, mais il faut reconnaître que la notion même d'oeuvre plastique textuelle lui redonne une bien étrange actualité. Fluide et comme affranchie du monde pesant des choses, l'art plastique dématérialisé par la vidéo n'a plus de lien obligé avec le musée, pas plus en somme que les oeuvres musicales ou les films. C'est le musée qui essaie de force de faire rentrer chez lui cet art qui attend sans doute sous lieu de vie. Cela ne signifie assurément pas qu'il s'agirait d'une forme d'art qui pourrait envahir la rue, ou imprégner la quotidienneté, ou se rapprocher d'une transparence universelle, ce qui le plus souvent est le propre des formes de communication artistique les plus pauvres et les plus triviales.
[...] l'oeuvre vidéo nous donne l'exemple de ce qu'est un intermédiaire pur, sans base substantielle, entre plusieurs esprits. Le vidéaste y joue le rôle d'une sorte de programmateur qui crée les conditions d'une actualisation de la communication par le récepteur. Celui-ci, de son côté, est celui qui par son regard même fait exister l'oeuvre comme oeuvre, et pour lequel l'oeuvre est l'origine et la source d'un sens qui est vécu dans des conditions de communication privilégiées, où le tabulaire et le textuel se rapproche jusqu'à fusionner. La dématérialisation ici à l'oeuvre n'est donc pas, contrairement à ce que le terme utilisé laisse entendre, un processus négatif, qui se contenterait de défaire quelque chose. Ou plutôt : derrière ce qui se défait se développe autre chose, qui est une fluidification de la communication artistique, et sa purification par rapport à un monde où la division entre les choses et les textes asservit et limite l'expérience des récepteurs et la puissance des producteurs. On peut y voir la promesse d'un renouvellement et d'une transformation possible de la communication artistique.
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