vendredi 5 août 2011

Les machines auto-destructrices de Jean Tinguely, un attentat contre l'ordre établi.


Tinguely a créé deux des idées les plus fascinantes de l'art moderne : la machine qui dessine (la « Méta-Matic »), et la sculpture auto-detructive. Dans les deux cas, il semble bâtir sur les idées de Duchamp : objet de méditation, « machine à penser ». De là il n'y a que quelques pas jusqu'à l'objet d'art transporteur d'actions, facteur qui saisit la vie et la société. Tinguely redécouvre, par le mouvement, des relations et des significations dont l'art de son temps était en majorité dépourvu. Vraisemblablement, ceci est l'explication du fait que l'art de Tinguely est taxé « accessible »
Cet art est une anarchie en pleine force. C'est une parcelle de vie pure qui réussit à se fendre un chemin au-dessus du bon, du mauvais, du vrai, du faux, du beau, du laid. C'est un peu d'existence véritable, d'éternel changement n'ayant besoin de vouloir dire quoi que ce soit et qui ne cherche rien.1
De l'influence des dadaïstes Schwitters et Arp, très tôt éprouvée, à l'amitié de Duchamp et de là à des œuvres qui proclament l'effacement de l'individu, sa fragilité sans remède et la vanité de toute chose, il n'y ni contradiction, ni rupture, mais la logique d'un refus de la sublimation poussé jusqu'au morbide avec cohérence.2

Tinguely considère l'objet de récupération comme un fragment de vie pure perpétuellement changeant, sans signification, sans finalité mais celui-ci n'est pas inoffensif d'après Pontus Hulten qui voit dans cette liberté un attentat latent contre tout ordre établi. Un symbole d'une liberté fabuleuse, absurde, absolue. Une source destructrice. La liberté personnifiée3.

Cette ironie à l'égard de la machine est exacerbée au moment où celle-ci est libérée de sa fonction. C'est un état d'esprit dadaïste que l'on retrouve dans les collages et dessins de Picabia par exemple qui représentent des machines aux fonctions amoureuses mais sans sentimentalité. Alors que Picabia raille les machines à distance, Tinguely les attaque physiquement, matériellement.
Hulten écrira « la mécanique gaie et enjouée de Tinguely est un affront fait à toutes les machines efficaces : son arme est l'ironie »4. Sa mécanique n'est pas de « bon goût » et n'a rien de séduisant, elle est souvent plus effrayante que belle. Souvent ironiquement ludique.
Si l'on avait demandé à Tinguely pour quelles raisons il utilisait de la ferraille, il aurait alors répondu « parce qu'elle est belle ». un vieux morceau de fer a une forme toute particulière ; qu'on s'en serve ou qu'on le jette, il ne sera jamais comme une forme abstraite, complètement dénué de sens. La ferraille a eu une existence différente, elle a eu une fonction et une signification, elle les a perdu et elle est morte, mais Tinguely la ressuscite et lui insuffle une nouvelle vie. La ferraille, comme le mouvement, a des exigences spécifiques, elle implique une sorte de tension, refuse l'abstraction et ses efforts décoratifs fortuits.5
Il mêle l'attitude de l' objet trouvé, du ready-made et l'utilisation d'objets usuels ironiquement promus œuvres d'art au procédé du collage (soudure), de l'assemblage non sans rappeler un certain Merzbau de Hanovre dans les années 1920. Son esprit dadaïste se manifeste par la bouffonnerie provocatrice et la dérision souvent au cours de manifestations publiques.
Tinguely remet en question l'académisme de l'art.
Son art est plein d'humour, quoique anti-rationnel et par là foncièrement anti-traditionnel, il est poétiquement classique en ce sens qu'il reflète au cœur de l'homme ses aspirations à l'amour et à la liberté hors de tout carcan géométrique. Mais si dans ce « junk art » certaines machines sont encore mues par l'homme comme ces deux vélos fous construits pour deux champions cyclistes à Londres et qui devaient dévider le plus possible de rouleaux de papier sur des spectateurs en un temps donné, d'autres antithèses du robot, prennent des initiatives uniquement conditionnées par le hasard, elles sont auto-créatrices et peuvent se servir d'une machine à écrire n'importe comment, piler du verre en tout format ou peindre un très grand nombre de tableaux abstraits en une heure. C'est la joie retrouvée dans la folie-révolte : la vraie sagesse.
Laissons « les cathédrales et les pyramides s'effriter » pour retrouver une nouvelle statique (cf. son manifeste « Fur Statik », lâché d'avion au-dessus de Düsseldorf en 1959)6.

Il créé des machines dans le contexte des Trente Glorieuses et de son culte du progrès. Construites à partir d'objets de récupération, les machines consciemment imparfaites refusent le culte de l'objet neuf produit par une société de consommation. D'un point de vue sociologique, l'approche de Jean Tinguely est celle d'un questionnement né à propos de l'ère industrielle, de l'arrivée et du développement des machines dans l'industrie. Leur rôle dans la modernité, leur statut dans la société et la dépendance de l'homme vis-à-vis de celles-ci.
Ses Machines mettent en cause le mécanisme universel, glacé et sans fantaisie de l'ère moderne.

« Le moteur, je lui fais faire des tours pour lesquels il n'est pas prévu », dit encore Tinguely. Il affirme aussi « Mes machines sont innocentes, je suis un pacifiste ». Anti-machines de guerre contre la guerre pour laquelle on mobilise les machines. Tel pourrait être encore un des sens du baroquisme archaïque de l'anti-ingénieur ingénieux qu'est Tinguely. Et il se meut avec une aisance joyeuse dans sa propre ambiguïté. Et si on se livrait à une psychanalyse des mouvements et des bruits créés par les machines inutiles de Tinguely, sans doute trouverait-on à leur humour des fondements dans un érotisme essentiel ou même une scatologie raffinée.7

La création d'une œuvre d'art est considérée comme un acte ou l'individu libère toute son énergie, pendant lequel il exprime clairement son opinion, essaie d'atteindre une signification sociale et générale et assume pleinement ses responsabilités. Tinguely pense l'art en tant que destruction et pense la destruction en tant qu'art.
« Je partage aussi avec Dada une méfiance certaine à l'égard du pouvoir. On n'aime pas l'autorité, on n'aime pas le pouvoir. C'est une caractéristique des dadaïstes, et aussi de groupe Fluxus, et qui se retrouve encore dans l'attitude des artistes new-yorkais de la deuxième génération, Rauschenberg, Jasper Johns, qui subitement ont fait éclaté les conventions. Il y a là partout une forme de révolte et pour moi l'art est une forme de révolte évidente, totale et complète. »8

Le premier article digne de foi chez tinguely, admirateur de Schwitters, c'est qu'il n'y a pas d'objets dignes et d'objets indignes : tout, même le rebut, le précaire, l'incongru peut changer de signe sous une main suffisamment ingénieuse et forte, et contribuer à l'objet qui renouvellera la vision.
Parodie de l'âge mécanique? Affirmation métaphonique de la perpétuelle mouvance des choses ? Apologie de la violence du non-sens et de la beauté anarchique du déchet? Intimidation généralisée? Il y a de tout ça dans les machines hasardeuses de Tinguely. Une alacrité, un humour, un génie poétique qui sautent aux yeux.9
La destruction est d'avantage une force dynamique10 qu'une promesse du néant.
Ainsi, l'Hommage à New York s'est-il autodétruit dans le jardin du Museum of Modern Art de New York le 17 mars 1960.

Cette célèbre machine n'a vécu que le temps de son autodestruction. Intégralement repeint en blanc à la dernière minute, comme une vierge avant le mariage11, cet invraisemblable assemblage de dizaines de roues de bicyclette (environ 80) ou de voitures d'enfant, de pièces de moteur, de poulies, de tubes, de minuteries, de pétard et de fumigènes, de morceaux de postes de radio, d'un kart, de minuteries, d'une batterie, d'une machine méta-matic, de sculptures et d'innombrables tubes, ce bric à brac insensé, animé par des dizaines de moteurs aux prises notamment avec une machine à imprimer les adresses accouplée à un piano réduit à trois notes tristement lancinantes, chapeauté pour bien faire d'un ballon météorologique orange et doté in fine d'un lanceur de pièces de monnaie conçu par Robert Rauschenberg, tenta effectivement, quoi que sans y parvenir complètement, de s'immoler lui-même dans le jardin du Museum of Modern Art de New York.
D'après Arold Rosenberg, Hommage à New York n'aurait été que l'ultime objet à accéder au statut d'icône du XXè siècle, aux côtés d'œuvres inéluctables tels que le Nu descendant l'escalier de Duchamp, la Persistance de la mémoire de Dali, le fer à repasser avec les clous de Man Ray, le Petit déjeuner en fourrure d'Oppenheim, Guernica de Picasso, Woman I de de Kooning, Erased de Kooning Drawing de Rauschenberg... non seulement la plus récente des représentations esthétiques d'élection du siècle, mais la plus proche de la perfection » dont la réussite aurait été « de ne pas exister » puisque « ce qui en restait après son unique performance fut ramassé à titre souvenirs par le public du musée ou renvoyé aux décharges d'ordures d'où il était venu ». Et le prestigieux critique d'ajouter : « Aujourd'hui, Hommage survit grâce aux photographies, prises lors de son auto-démolition, qui, livre après après livre traitant de l'avant-garde, ne cessent de réapparaître ; sa manifestation figurant dans les pages de couverture du catalogue de l'exposition du Museum of Modern Art intitulée The Machine as seen at the End of the Mechanical Age. Là, il pourrait paraître avoir trouvé sa signification la plus complète, puisque, de toute évidence, rien ne pourrait servir plus adéquatement de monument marquant la fin de l'époque qu'une machine construite sans autre but que de se suicider en se fracassant, s'explosant elle-même pour finalement se noyer dans le bassin du premier musée d'art moderne du monde pour entrer dans l'art, et hors de l'art pour entrer dans le geste de l'avant-garde.12
Le choix du lieu (symbolique) fait sens pour Tinguely qui dès son arrivée à New York avait confié à Dore Ashton, une critique d'art du New York Times qui avait vu son travail à Paris : « Il faut que ça se fasse au Museum of Modern Art, il faut que ça finisse dans les poubelles du museum »13. c'est grâce à l'aide de Ashton et, entre autres, de l'ancien Dadaiste Richard Huelsenbeck, de Marcel Duchamp, sans oublier celle de son galeriste George Staempfli, que Tinguely parvint finalement à convaincre le staff du Museum, d'abord d'autant plus réticent, que l'un des étages du musée avait récemment été la proie d'un incendie.
à la dix-huitième minute, l'extincteur d'incendie devait se mettre en marche derrière le piano, ce qu'il ne fit pas pour la simple raison que le piano s'était enflammé et que le tuyau de caoutchouc, brulé, avait bouché l'extincteur. Mais le véhicule suicidaire se propulsa de trois mètres en avant. Le moteur était si faible que Jean Tinguely dût lui donner un coup de pouce. Il avait toujours su qu'il n'arriverait pas à lui faire parcourir la distance jusqu'à la pièce d'eau. Il ne remplaça cependant jamais le moteur par un autre, plus puissant, ce qui eût été une opération facile, pour la simple raison qu'en tant qu'objet fonctionnel il aurait fallu que le véhicule suicidaire se meuve, mais pas en tant qu'objet d'art. C'était typique de l'attitude de Jean Tinguely à l'égard du moteur. La machine comportait, à d'autres endroits de gros moteurs qui ne faisaient pratiquement rien ; l'un d'entre eux servait même de contrepoids ! Pour Jean Tinguely, le moteur faisait partie de la sculpture.
Pas plus qu'une expérience scientifique, cette expérience artistique ne pouvait se solder par un échec complet. La machine n'était pas traitée comme un objet fonctionnel et n'avait jamais été considérée comme tel. C'est pourquoi des formules comme « ceci ou cela a marché » et « ceci ou cela n'a pas marché » ne s'appliquaient guère à cette action réalisée avec la collaboration de l'ingénieur Bily Klüver. "Pendant que nous construisions la machine, je ne cessais de m'étonner du mépris total de Jean à l'égard des principes fondamentaux de la mécanique. Il exigeait soudain qu'un élément fonctionne, pour le détruire aussitôt après par une intervention triviale. Jean travaillait en artiste et c'est en artiste qu'il choisissait et posait moteurs et courroies de transmission. Seules l'intéressaient les fonctions qui lui étaient accessibles et il les utilisait ou les rejetait à sa guise. Il était séduit, cependant, par les possibilités de la technique et conscient de pouvoir en tirer parti. Tant qu'il les maitrisait entièrement. En tant qu'ingénieur et collaborateur, je faisais partie de la machine et j'étais investi d'une responsabilité proportionnelle à ses dimensions et à la complexité de sa construction".14
Après ce suicide explosif, les fragments de l'œuvre ont été ramassés par le public, privant le musée de l'objet.

La plupart des journalistes admettent n'avoir rien compris. Le New York Time publie, en première page, un compte-rendu relativement circonstancié et positif de John Canaday, intitulé « Machine tries to Die for Its Art » (« Une machine tente de mourir pour son art »). D'autres journaux titrent : « Blazing Sculpture watered down » (« Sculpture en flamme inondée ») ; « Warmed-Over Junk Hot Item at N.Y. Art Show » (« Succès sensationnel d'une camelote réchauffée à une exposition d'art de New York ») ; « Gadget to End All Gadgets, Burns Out » (« Incendie total d'un gadget pour en finir avec tous les gadgets ») ; « Self-Destroying Contraption Quenched by N.Y. Fireman » (Engin autodestructeur éteint par un pompier de New York »). Le 27 mars, le New York Times publie un deuxième article de John Canaday, intitulé « Odd kind of Art » (Drôle d'art »), qui analyse avec sérieux et attention la machine de Tinguely et place l'art autodestructeur dans une perspective historique.
On a du mal à comprendre que le moyen le plus efficace de libérer l'art de sa dimension matérielle passe par sa destruction. Pour les artistes dont l'œuvre est répétitive, comment résister à la tentation de la destruction ? La répétition, Tinguely la connaît bien. Dans ses sculptures, le mouvement se fonde sur le principe de la roue, cette roue qui tourne sans arrêt, inéluctable répétition.

En tant qu'homme libre, il voulait passer sa vie sur un tas d'immondices. Il aurait fait surgir des décombres de grandes constructions compliquées et aurait persuadé, petit à petit, les vagabonds installés dans les petites cabanes proches du dépôt d'ordures qu'il travaillerait à des projets grandioses. Peut-être se seraient-ils joints à lui et l'auraient-ils aidé à construire ? Il n'aurait naturellement jamais été question d'art et ses machines n'auraient eu d'autre vocation que celle de faire partie du tas d'immondices. L'anarchie et le chaos qui règnent dans la décharge constituent un terrain propice au développement de la machine.15


Hommage à New York, est donc, d'après Tinguely, « une œuvre éphémère, passagère, comme une étoile filante, et surtout destinée à ne pas être récupérée par les musées. Elle ne devait pas être « muséifiée ». il fallait qu'elle passe, qu'on en rêve, qu'on en parle, et c'est tout, le lendemain il n'y avait plus rien. Tout retournait aux poubelles. Elle possédait une certaine sophistication compliquée qui la destinait à se détruire elle-même, elle était une machine qui se suicidait ».16
Dans un entretien avec Alfred Pacquement17, Tinguely parle d'une mort libre, d'une purification par l'autodestruction. Pour lui, Hommage à New York est le plus pur car le moins bien contrôlé. Il s'agit d'avantage d'une idéologie puisque la muséification n'est pas possible. À l'image de la ville de New York, l'œuvre performance apparaît comme confuse, chaotique et incontrôlable.
Hommage à New York appartient tout autant, sinon d'avantage, au monde du carnaval, du rituel et, probablement, du potlacht qu'à celui du musée. Aussi, ce qu'Hommage introduisait frauduleusement dans l'univers, théoriquement hors temps et hors espace du musée, ce n'étaient pas seulement des ordures psychopathes, mais bien une autre conception de l'art que celle, typiquement moderniste, imposée par l'institution la plus représentative du monde en la matière. L'idée de monter une machine au comportement incongru au cœur d'une institution dont l'objectif vise à consolider une civilisation, à délimiter une culture et sa formation, séduit particulièrement l'artiste. Certains d'ailleurs ne s'y trompèrent pas. Ainsi David Sylvester, le fameux critique d'art britannique fit une sortie spectaculaire avant même que le suicide n'eût débuté, lançant « I don't like tuxedo Dada », tandis que deux peintres expressionnistes abstraits réputés le suivaient en grommelant leur colère.18 Le critique de théâtre Kenneth Tynan déclara à un journaliste qui l'interrogeait « Je dirais que c'est la fin de la civilisation telle que nous la connaissons... »19
Pour Tinguely la destruction était « d'une part une allusion au côté éphémère de la vie, d'autre part une boutade par rapport à New York et le côté magnifiquement définitif de cette ville et d'autre part c'était surtout une liberté complète que je me donnais en construisant toujours en envisageant la possibilité destructive. C'est à dire en construisant quelque chose pour lequel je n'envisageais jamais de savoir est-ce que ça va durer une minute ou dix minute ou deux heures ou dix ans. Mon problème là était uniquement de m'adonner à une construction complètement folle et libre »20

Ainsi en 1961, d'un Toro del Fuego prétendant rendre hommage au peintre Dali dans les arènes de Figueras, quand les cornes et les testicules du taureau de plâtre alourdies d'explosifs sont mises à feu, elles libèrent des torrents de fumée et des ruisseaux d'encre rouge qui se mêlent à la poussière des gravats dont quelques uns atterrissent, comme par mégarde, dans la tribune officielle. 

Au Louisiana Museum de Humlebaeck, près de Copenhague. Tinguely construit une deuxième machine autodestructrice, qu'il baptise Étude pour une fin du monde, sculpture monstre autodestructrice-dynamique et agressive. Il crée un groupe composé de cinq grandes figures et de formes plus petites, utilisant de la ferraille, du plâtre, de la dynamite et des feux d'artifice : la plupart des éléments sont peints en blanc et enveloppés de feuilles d'aluminium brillant. L'inauguration a lieu le 22 septembre 1961. À la tombée de la nuit, Tinguely met en marche ses sculptures devant le premier ministre danois et un vaste public venu de Copenhague et de la banlieue résidentielle. C'est un spectacle étonnant. Les fusées brûlent et explosent dans le ciel, un cheval à bascule oscille sauvagement, une poussette pour poupées se détache de la sculpture, l'astronaute Youri Gagarine, représenté par un pantin cassé, fait une culbute dans l'espace. En finale, le drapeau français, accroché à un parachute, descend lentement vers le sol. Les déflagrations sont tellement violentes que les vêtements des spectateurs sont soufflés par les explosions. Au-dessus de leurs têtes, les fusées passent dans un sifflement d'enfer. Le plâtrage des explosifs augmentent l'efficacité et le résultat s'avère impressionnant.21
D'après Pontus Hulten22, la Suède est un foyer de rationalité, où les ingénieurs jouent un grand rôle. Au début des années soixante, peu de suédois contestent la suprématie du progrès technologique ; comme dans beaucoup d'autres pays on s'apprête à donner au machine le pouvoir de railler l'humanité. Et voilà que soudain en Suisse, un Jean Tinguely tourne en dérision les machines et les prive de leur fonction pratique. Or, cette profession de foi se trouve coïncider avec celle, inconsciente, de nombreux suédois. La manifestation de Tinguely dérange et amuse en même temps. La solennité qui a longtemps dominé la scène artistique se transforme brusquement, on découvre un art gai, amusant et inquiétant à la fois.
En 1962, Tinguely se rend compte que des actions comme Hommage à New York ou Étude pour une fin du monde peuvent mener à une impasse. Ses moyens d'expression risquent de dissimuler le véritable problème, à savoir l'impossibilité de saisir l'insaisissable.
Il décide malgré tout de produire une autre sculpture spectacle autodestructrice, et ceci aux États Unis, à cette époque, centre de l'art moderne ; sa tentative au Louisiana Museum lui a donné envie d'utiliser des feux d'artifice et des explosifs vraiment puissants. Ce genre de projet exclu, à priori, un public traditionnel. La télévision le remplacera. Ainsi les spectateurs pourront-ils assister, en toute sécurité, aux explosions les plus terribles et les plus extraordinaires.
Début février, la NBC sollicite Tinguely qui exposait alors à la Everett Ellin Gallery de Los Angeles, et lui demande de préparer un happening pour le programme de télévision David Brinkley's journal. Tinguely décide alors de créer une nouvelle vision apocalyptique : Étude pour une fin du monde n°2. Il est libre de choisir son lieu ; il pense immédiatement au désert du Névada- où se sont déroulés les premiers essais nucléaires -, et plus particulièrement au lac salé asséché, situé à 40 km de Las Vegas, une ville bâtie par les gangsters à la fin des années quarante, dont la principale source de revenus repose sur les jeux de hasard. Elle convient parfaitement aux intentions de Tinguely et à son amour de l'absurde et du risque. Il construit les différentes pièces de l'Opéra-Burlesque-Dramatique-Big-Thing-Sculpture-Boum, dans le parking de l'hôtel Flamingo. Il dispose ensuite tous ses éléments sur le lieu de l'évènement, en une ligne horizontale étirée, afin de mieux respecter la planéité désertique, incompatible avec les constructions en hauteur : le moindre mégot y assume des proportions monumentales d'après lui. Puis Tinguely achète plusieurs centaines de kilogrammes d'explosif, et le 21 mars, en fin de journée, il met le feu aux différentes parties de l'Étude pour une fin du monde n°2. Mais le seul générateur diesel ne suffit pas à fournir l'énergie nécessaire aux allumages et aux caméras. Il faut choisir. Les électriciens soutiennent Tinguely. Les caméras ne peuvent donc filmer tous les épisodes. Le spectacle dure une demi-heure environ. L'un des événement les plus insolites sera sans doute l'explosion d'un réfrigérateur rempli de plumes.
Le résultat satisfait amplement Tinguely, qui déclare : « On ne peut tout de même pas s'attendre à ce que la fin du monde arrive comme on l'avait imaginée! ». En développant une idée à première vue absurde, il a réussi à ridiculiser les valeurs conventionnelles et et à susciter des doutes sur notre civilisation arrogante et sa technologie. Pour permettre aux machines de s'autodétruire, il s'est servi des moyens les plus violents et les plus brutaux, et a remporté ainsi une victoire sur la violence et la brutalité du monde. Événement doublement ironique, puisqu'il se situe dans le domaine de l'art.
Un des journalistes présents, Herm Lewis, conclut son article sur le happening de Tinguely en ces termes : « En réalité, nous n'avions pas prévu que les erreurs commises auraient permis à Jean de faire partie intégrante de sa création. Lorsqu'une charge de dynamite n'arrivait pas exploser, il se précipitait dans la fumée et les flammes pour la faire sauter lui-même. Plus tard, une fois le danger passé, il est retourné parmi les débris fumants et il en a sorti un moteur encore utilisable. Certains spectateurs ont vu dans ce geste le signe qu'on arrivera pas à détruire complètement le monde : l'homme renaîtra de ses cendres et, emportant sous le bras un objet sauvé, il repartira de zéro. »23

Les machines de Tinguely ne sont pas seulement des caricatures de l'homme, elles sont aussi des caricatures de la vie, et du monde. C'est là que le Zen intervient. Identification globale à l'existence, à son sens, à ses raisons. La fin du monde qu'il avait imaginé dans le désert : spectacle que seul le film pouvait enregistrer, un peu comme une explosion atomique, c'est le message de Tinguely. Derrière tous ces rires communicatifs, cette agitation, ce burlesque, cette vulgarité, il y a une grande amertume. Qui donne la vraie dimension d'une démarche.24

Quand, en 1962, un journaliste lui demande si pour lui il y a un conflit avec la société ?
Tinguely répond : « Oui naturellement je le cherche. Je veux le conflit avec la société, ça me stimule, ça me permet de la voir, ça me stimule pour la combattre en même temps de m'approcher d'elle c'est une chose très nécessaire. Le conflit avec la société c'est un espèce de jeu comme on a cela avec un sparing partner en boxe. C'est une chose très bien pour moi. Et je considère que c'est une base fondamentale nécessaire »25.


En automne 1970, le Nouveau Réalisme fête son dixième anniversaire. Une grande manifestation est organisée par la ville de Milan et par Pierre Restany, fondateur du mouvement : elle comprend une exposition collective à la Rotonda di Besana et des happenings à plusieurs endroits de la ville. Tinguely profite de l'occasion pour réaliser un projet qui lui tient à cœur depuis longtemps : construire, sur le parvis de la cathédrale, une machine analogue à l'Hommage à New York. La projet ne rencontre miraculeusement pas d'obstacles. Une partie des frais incombe à Tinguely et le comte Giuseppe Panza di Biumo offre plusieurs millions de lires pour construire cette machine autodestructrice dont la forme demeure secrète. Pour détourner l'attention des gens, on diffuse une fausse description, celle d'une grande machine noire qui, en se découvrant à l'improviste, virera au blanc avant de quitter la place.
L'énorme bâche pourpre qui recouvre la construction devant la cathédrale, avec les lettres « NR » (Nouveau Réalisme) inscrites en blanc, crée une ambiance solennelle, presque religieuse, NR évoquant INRI. L'aspect extérieur, en fin de compte relativement banal, ne permet pas d'imaginer ce qui se cache derrière la toile. Les différentes parties de la machine, réalisées dans plusieurs quartiers de Milan, sont l'une après l'autre placées à trois mètres du sol sur une plate-forme constamment repeinte, afin de décourager les pompiers et employés municipaux.
Pour ses précédentes machines autodestructrices, Tinguely s'en était remis au hasard et avait multiplié les effets parallèles. Pour la Vittoria, généralement appelée la « machine milanaise », l'artiste se sert d'une technique relativement classique et éprouvée, et tout en prenant plus de risques qu'un pyrotechnicien professionnel, il prévoit des mesures de sécurité destinées à protéger les spectateurs, la cathédrale ainsi que les autres édifices de la place. le soir du 28 novembre, la Piazza del Duomo est bondée. Huit mille personnes environ assistent à l'évènement. Beaucoup de jeunes gauchistes, essentiellement maoïstes, s'apprêtent à manifester contre n'importe quel évènement culturel. Le spectacle commence à neuf heures. La poète François Dufrêne monte sur un podium et harangue la foule. Les haut-parleurs diffusent un discours lettriste, en une langue imaginaire entièrement inventée. Les vocales euphoniques, choisies en fonction de leur harmonie, l'effet comique des possibles associations d'idées et les qualités rythmiques du discours, ressemblent parfois à ceux de Mussolini, frappent l'oreille. La foule est survoltée. La fanfare de l'entreprise de transports métropolitains fait plusieurs fois le tour de la place, en jouant d'authentiques marches italiennes. Pendant ce temps les maoïstes entonnent l'Internationale, en s'accompagnant d'instruments disparates . Une cinquantaine de policiers surveillent la plate forme et la construction de Tinguely. La tension atteint son paroxysme. La foule se presse autour des barrières entourant la structure éclairée par les projecteurs. Des équipes de télévision préparent leurs caméras. On s'attend à ce que le tissu s'ouvre comme un rideau de scène ; mais c'est la structure entière, tissu et échafaudage, qui s'effondre sur le devant. Les photographes ont juste le temps de s'écarter. Un phallus d'or, d'une hauteur de 11 mètres, se dresse devant la cathédrale, tandis que les haut-parleurs diffusent O sole mio, chantée par un ivrogne. De la fumée sort de l'extrémité du phallus. Les détonations sont extrêmement violentes et certaines fusées s'élèvent jusqu'à 250 mètres dans le ciel. Bananes et raisins en plastique doré ornent les testicules. Quant à l'homme qui tourne la grande roue actionnant l'énorme mécanisme interne, il arbore un habit d'amiante, scintillant comme l'argent. La gaité et l'incertitude dominent le spectacle, qui dure une-demi heure environ. Puis la foule, fascinée, se disperse lentement.26
Les milieux officiels milanais décident de ne pas accorder d'importance à l'évènement. Dans le principal quotidien, le Corriere della sera, un simple entrefilet mentionne une « sculpture verticale, de caractère symbolique, évoquant le dieu grec de la fécondité ». pas de photos, pas d'articles. La société bien pensante rend à Tinguely la monnaie de sa pièce : il a caché son jeu, tant pis pour lui.27
Tinguely avec sa création des métas entend créer le substitut, la métaphore ou l'image d'êtres animés dotés de quelque pouvoir expressionnisme ou physiognomique, incarnant même la puissance sexuelle. Il instaure une déviance à l'égard des jeux ordinaires par surenchère, excès : figure de substitution non d'une production mécanique mais de la réalité vivante.



1Pontus Hulten, Méta, Paris, 1973. p.15.
2Philippe Dagen, Enfers mécaniques, l'exposition Tinguely, in Le monde, mercredi 7 décembre 1988
3D'après Pontus Hulten, La liberté substitutive ou le mouvement en art et la méta-mécanique de Jean Tinguely in n°spécial de la revue Kasark, Stockholm, octobre 1955.
4Idem.
5D'après Pontus Hulten, Tinguely, Paris, Centre Georges Pompidou, 1988. p.70.
6Pontus Hulten, Tinguely, Paris, Centre Georges Pompidou, 1988. p.7.
7Pontus Hulten Méta, Paris, 1973. p.1
8Jean Tinguely in Tinguely parle de Tinguely, émission de la Radio-Télévision belge de la communauté française, présentée par Jean-Pierre Van Tieghem, 13 décembre 1982.
9Tinguely, entrepreneur de l'éphémère, Michel Conil-Lacoste in Le Monde 9 juin 1971.
10L'art amusant de la destruction, sous toutes ses formes, exposition Under Destruction, musée J.Tinguely Bâle, in Le Monde, 13 janvier 2011, p.21.
11D'après Daniel Soutif, Tinguely Ltd ou le crépuscule des machines, in Art Studio, automne 1991 p.74.
12Arold Rosenberg, Past Machines, Future Art, in The De-définition of Art, [1972], Chicago, The University of Chicago Press, 1983. p.155.
13D'après Dore Ashton citée in Tomkins, Jean Tinguely, The Bride and the Bachelors. Five Master of the Avant-garde, Duchamp, Tinguely, Cage, Rauschenberg, Cunningham, New York, The Viking Press, 1965, p.167.
14Bily Klüver, La Garden Party, in Pontus Hulten, Tinguely, Paris, Centre Georges Pompidou, 1988. p. 77.
15Bily Klüver, La Garden Party, in Pontus Hulten, Tinguely, Paris, Centre Georges Pompidou, 1988. p. 74.
16Jean Tinguely in Tinguely parle de Tinguely, émission de la Radio-Télévision belge de la communauté française, présentée par Jean-Pierre Van Tieghem, 13 décembre 1982.
17Enregistrement du 5 mai 1971.
18D'après Tomkins, op. cit., p.177 cité in Daniel Soutif, Tinguely Ltd ou le crépuscule des machines, in Art Studio, automne 1991, pp.79-80
19Idem.
20 Émission Personnalités suisses, Tinguely, Georges Kleinmann, 15 novembre 1962.
21Pontus Hulten, Tinguely, Paris, Centre Georges Pompidou, 1988. p.98.
22Pontus Hulten, Tinguely, Paris, Centre Georges Pompidou, 1988. p.97.
23Pontus Hulten, Tinguely, Paris, Centre Georges Pompidou, 1988. p.119.
24Jean-Jacques Lesveque, Tinguely : folles machines caricatures de l'homme, in Nouvelles Littéraires, 25 juin 1971.
25 Émission Personnalités suisses, Tinguely, Georges Kleinmann, 15 novembre 1962.
26 Pontus Hulten, Tinguely, Paris, Centre Georges Pompidou, 1988. p.196.
27Pontus Hulten, Tinguely, Paris, Centre Georges Pompidou, 1988. p.197.

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