jeudi 23 juin 2011

Entretien entre Guattari et Kowalski

Publié dans Chimère

Félix Guattari : On a généralement considéré ton travail
comme traitant, pour l’essentiel, une matière scientifique. Or,
pour moi, ce n’est pas apparu complètement évident. C’est
plus une ouverture cosmique qui me semble caractéristique
de ton travail, les éléments scientifiques étant relativement
accessoires comme moyens d’expression.
Piotr Kowalski : Oui, mais il ne m’est pas simple d’arriver
au centre de mes préoccupations. On pourrait peut-être par-
ler, en guise d’introduction, du fait que la science et la tech-
nique m’ont toujours semblé, sinon être elles-mêmes
l’inconscient collectif, être le chemin privilégié qui y mène,
car c’est là que la société en tant qu’organisme est la plus vul-
nérable et qu’elle a formé le moins de défenses.
C’est comme si depuis Galileo l’effort laïque de siècles de
pensée pour se débarrasser des mythes religieux en avait forgé
d’autres, scientifiques, qui s’étaient substitués aux anciennes
mythologies pour former par sédimentation notre nouvel
inconscient. Ce qui est au centre de mon travail peut-être
– mais on ne connaît jamais très bien soi-même ce qu’on
fait –, c’est d’avoir porté un regard critique sur ce qu’est la
science, et ce qu’est la connaissance aujourd’hui.
F. G. : Oui, mais cela implique qu’on n’ait pas une concep-
tion réductionniste, mécaniste de la science et également une
conception réductionniste du cosmos. Les éléments technico-
scientifiques hantent la subjectivité, et font plus que la hanter
d’ailleurs, puisque pour une grande part ils la produisent
directement, comme la subjectivité assistée par ordinateur. Il
n’y a pas qu’une transmission d’information, il n’y a pas que
des réseaux de messages, il y a aussi une modélisation de la
sensibilité, on pourrait dire une sorte de pétrissage de l’ima-
ginaire qui s’opère par les nouveaux moyens technico-scien-
tifiques, en particulier informatiques, télématiques, etc. On
n’a donc pas un rapport simple entre le cosmos et la subjec-
tivité, mais un cosmos complètement travaillé, élaboré, réin-
venté, si l’on peut dire. Symétriquement, la subjectivité se
trouve en position différente par rapport au cosmos. Il y avait
eu la révolution copernicienne qui a décentré le sujet dans le
monde.
P. K. : Et la révolution psychanalytique et de darwinisme.
F. G. : D’une certaine façon il y a eu décentrement de la sub-
jectivité. Et, aujourd’hui, il me semble intéressant de revenir,
je dirais à une conception animiste de la subjectivité, de
repenser l’Objet, l’Autre, comme pouvant être porteur de
dimensions de subjectivation partielle ; le cas échéant à tra-
vers des phénomènes névrotiques, des rituels religieux, ou des
phénomènes esthétiques, par exemple.
Je ne préconise pas pour autant un retour pur et simple à un
irrationalisme. Mais il me semble essentiel de comprendre
comment la subjectivité peut participer à des invariants
d’échelle, c’est-à-dire comment elle peut à la fois être singu-
lière, singularisée sur un individu, sur un groupe d’individus,
mais aussi être supportée par des agencements d’espace, des
agencements architecturaux, plastiques, ou tout autre agen-
cement cosmique.
Comment donc est-ce que la subjectivité se trouve à la fois
du côté du sujet et du côté de l’objet. Il en a toujours été ainsi,
bien entendu. Mais les conditions sont différentes du fait du
développement prodigieux, exponentiel, des dimensions tech-
nico-scientifiques de l’environnement du cosmos.
P. K. : Je pense que le réveil de la conscience de cette situa-
tion avait déjà commencé au temps de Jarry, ou par Jarry,
puisqu’il a dit le premier que la machine était un exo-sque-
lette de l’homme : il a pensé que toute la projection machi-
nique – et son époque était juste le début de notre ère des
machines – était une fabrication et une extension du corps ;
personne d’autre n’a songé à cette liaison intime, organique,
entre la machine et l’homme. Ce réveil de la critique, du
regard critique vers la machine, vers la technologie, me
semble très important, d’autant plus que c’était à l’aube de la
science moderne, à l’ère de sa gloire qui n’a fait que s’ampli-
fier par la suite. Mais je crois que le regard critique, les essais
de Duchamp mis à part, ne s’est pas tellement amplifié du
côté des artistes.
F. G. : Il conviendrait de dissocier cette dimension machi-
nique que tu relèves chez Alfred Jarry et Marcel Duchamp de
toutes les contraintes mécaniques qui parasitent notre société.
En fait, il y a un aspect vivant, un aspect énonciatif qui existe
dans la machine. La machine n’est pas simplement la totalité
des pièces, des éléments qui la composent, elle est porteuse
d’un facteur d’auto-organisation, de feed-back et d’autoréfé-
rence même à l’état mécanique. Il y a des machines ou des
systèmes autoréférés qu’on retrouve au niveau social, écono-
mique, ou au niveau de la biosphère. Et l’énonciation d’un
individu qui parle à son voisin, à sa concierge, n’est qu’au
« terminal » de l’agencement complexe de tous ces systèmes
machiniques dont elle constitue un entrecroisement.
On voit bien, par exemple lorsqu’un ministre de la Défense
nationale parle à la télévision, qu’à travers lui s’expriment
toutes sortes de groupes, de sphères d’intérêts, d’appareils
militaro-industriels, d’ensembles politiques, d’ensembles
géostratégiques. Il n’est qu’une sorte de marionnette, de
porte-parole qui dispose d’extrêmement peu de marge d’ini-
tiative dans son énonciation. Et il suffirait qu’il dise un mot
de travers pour qu’aussitôt ça crée des malentendus.
Il en va de même avec l’énonciation artistique. L’artiste est
au « terminal » de composantes dont la plupart échappent
complètement à sa conscience. Composantes intraperson-
nelles, inconscientes, relatives à son histoire individuelle, à
son histoire infantile, mais aussi composantes relatives à la
culture, aux artistes qui l’ont influencé, au monde au sein
duquel il vit.
Pour en revenir à ton cas particulier, il faut relever que tu
étais, d’une certaine façon, dans des conditions où tu n’a pas
été protégé ; tu ne t’es pas refermé sur toi-même, tu ne t’es
pas constitué une carapace artistique qui t’interdirait d’avoir
accès aux aspects technico-scientifiques et aux dimensions
nouvelles de l’espace urbain, de l’espace architectural, et à la
déterritorialisation des espaces sociaux.
P. K. : Ceci se lie pour moi à d’autres choses : comment un
artiste peut aujourd’hui revendiquer une liberté, ou prétendre
à une certaine liberté d’action, de pensée, vu qu’il est, comme
tu le dis, au « terminal » d’une chaîne, et comment ce « ter-
minal » peut prétendre, encore aujourd’hui, à une expression
individuelle. Elle me paraît toujours possible, je ne suis pas
pessimiste. Je pense que cette possibilité existe, mais une pos-
sibilité subversive. On peut prétendre à une certaine expres-
sion individuelle aujourd’hui, en faisant un genre de guérilla,
en agissant sur l’inconscient collectif, en s’installant juste-
ment là où les flux passent d’une façon invisible pour la plu-
part des gens, donc en s’installant dans la techno-science.
Si un artiste agit autrement, il est tout de suite happé par
l’appareil politique ou social qui le manipulera, puisqu’on se
méfie des expressions artistiques médiatisées, alors que de la
technique et de la science on ne se méfie pas, ou peu. Il m’a
toujours semblé qu’à travers la science et la technique l’art
peut prétendre à une certaine liberté d’action.
Evidemment cette question se relie à l’espace de vie, à
l’espace public. Comment peut-on agir dans cet espace objec-
tif, dans cet espace que nous projetons hors de nous, que nous
fabriquons, notre exo-carapace ? Comment construit-on ce
monde machinique ? Comment un artiste peut-il aujourd’hui
intervenir dans la ville, comme peut-il le faire si les références
sont abolies ?
Car il n’y a plus de références historiques urbaines mythiques.
Elles ne nous reviennent que par les postmodernes. C’est du
révisionnisme historique, ça n’a aucun intérêt, et ça passera
comme passe toute mode.
Alors comment agir sans évoquer l’histoire, qui est autre
aujourd’hui ? Comment se lier aux villes ? Comment créer
dans ces villes ex nihilo qui s’appellent « villes nouvelles » ?
Comment peut-on agir, et à quoi accrocher cet espace, à quel
type de pensée ? Comment le faire pour qu’il devienne espace
public, donc espace qui, à mon avis, doit avoir, doit contenir
quelque part un mythe, parce que sans mythe il n’y a pas
d’espace publie, il n’y a pas de lieu, il n’y a pas de ville.
F. G. : Tu es constamment amené à appréhender des seuils
existentiels ; c’est-à-dire le moment où l’agencement plas-
tique auquel tu travailles prend une consistance suffisante
pour être en position énonciatrice. C’est moins le contenu
significationnel du mythe dont tu parles qui importe, que le
fait qu’il devienne énonciateur.
Mais énonciateur de quoi ?
Enonciateur d’une singularité, énonciateur de la possibilité
d’une singularité. Devant l’agencement spatial que tu éla-
bores, je pense à celui de La Défense, quelque chose
s’accroche dans la mémoire, quelque chose fait événement,
entre en connexion avec des éléments d’une singularité très
personnelle te concernant.
Et c’est important, parce que l’on vit dans un monde où il
existe une standardisation générale de tous les objets manu-
facturés, de toutes les idées, de toutes les images, de toutes
les pensées, et même de toutes les mémoires.
Par conséquent, la guérilla dont tu parles tend à réintroduire
des facteurs de finitude, des facteurs de singularité qui
essaient de restituer des coordonnées existentielles essen-
tielles, où des échéances comme celle de la mort, de la nais-
sance, du désir, de la douleur, de la vieillesse, reprennent sens.
Ainsi se trouve remis en cause cette espèce de mythe engluant
d’une pseudo-éternité qui nous est distillée à travers les mass-
médias, une pseudo-éternité d’infantilisme généralisé qui
génère le sentiment que tout est téléguidé de l’extérieur :
déresponsabilisation, affaissement éthique de la subjectivité.
Le travail de l’artiste est donc là pour créer des coupures et
poser des catalyseurs qui vont donner des occasions de repro-
blématiser l’existence.
P. K. : Oui, mais d’une façon, je dirais sophistiquée. Il ne suf-
firait pas, par exemple, de revenir aux matières brutes pour
ramener l’homme à se sentir partie existante de la nature. Ce
n’est pas ça. Ça le calmerait plutôt. Ça rentrerait dans la fausse
écologie. Il ne suffit pas de lui créer un paysage romantique,
néoromantique, d’apporter un bout de nature, ou un peu de
sauvagerie à l’intérieur de la ville, pour lui rappeler sa nature.
Il faut à mon avis se servir de moyens plus sophistiqués. Il y
aurait là comme une contradiction. Cet univers qui est le nôtre
est fabriqué par la machine, et je travaille à travers la machine,
à travers l’industrie ; je n’apporte pas la nature brute, j’apporte
celle qui est travaillée. Il ne s’agit pas de matière, il s’agit
d’espace. Il ne s’agit pas de ce qu’on voit, mais de comment
on perçoit cet espace, de comment on s’y comporte, comment
on s’y meut. Donc de nouveau comment cet espace
s’accroche à notre inconscient et comment il nous fait nous
mouvoir malgré nous. Comment il modifie la lumière à notre
insu. Comment on perçoit physiquement, comment on
s’oriente dans et parmi des objets aussi anciens que la pers-
pective ou que la symétrie. Comment ces choses considérées
comme évidentes, pensées comme étant partie naturelle de
notre perception, ces choses qui appartiennent à l’agencement
de l’espace d’un côté, comment elles constituent de l’autre
des objets-concepts encore vivants.
A La Défense, par exemple, je me suis servi de deux de ces
outils : d’une part de la géométrie d’espace et des objets, de
celle inventée par les Grecs, et qui est toujours vivante pour
nous ; donc d’une tradition à reprendre, d’un accrochage à
cette géométrisation d’espace qui est encore opérante
aujourd’hui à travers la perspective, et à travers la symétrie.
D’autre part de la tradition arabe qui est celle du nombre, de
la permutation, et qui nous a menés jusqu’à l’ordinateur,
jusqu’à la numérisation de notre monde et de nos outils.
En d’autres termes, comment se servir des moyens « histo-
riques », entre guillemets, et comment parler au corps sans
raconter des histoires. En le faisant vivre, en lui faisant
« faire », comme dans le yoga ou le zen.
F. G. : Il me semble que c’est central, cette idée de ne pas
raconter des histoires, mais de créer des dispositifs où l’his-
toire puisse se faire.
P. K. : C’est ça, l’histoire des villes.
F. G. : C’est exactement ça. Je relève, dans ce que tu dis, que
le concept de matière brute est un mythe, un mythe moder-
niste. On le retrouve dans la Charte d’Athènes de Le
Corbusier, à propos des espaces verts, comme s’il y avait une
idée platonicienne d’espace vert qui doive être préservée ; ce
que tu appelles la fausse écologie.
En fait il n’y a jamais eu de matière brute, bien entendu. Au
néolithique la pierre était taillée, on extrayait des minéraux,
des métaux à l’âge du bronze... Il n’y a jamais eu qu’une
matière ouvragée ; les paysages ont été constamment rema-
niés, il n’y a aucun paysage naturel. Vu de loin peut-être, vu
à travers des lunettes mythiques. Si tu regardes la mer, immé-
diatement se plaquent sur ton regard des références, Paul
Valéry, Victor Hugo. Toute une pollution significationnelle
envahit chaque objet, qu’il s’agisse d’objets « naturels » ou
d’objets affectifs. La moindre expression des sentiments est
surcodée par le cinéma, par la littérature...
Mais dans nos sociétés conservatrices, on ne veut pas le
savoir. On veut faire comme s’il y avait toujours une nature,
comme s’il y avait un équilibre entre la nature, la technique
et la culture. Toi, au contraire, tu pousses à la consommation,
si l’on peut dire. Tu renforces ce jeu de bascule qui fait qu’au
lieu de matière brute on a une matière ouvrée. Pas ouvrée à la
façon du XVIe siècle, mais du XXe siècle. Ce qui devient
matière d’expression, ce sont des équations, de nouveaux
matériaux, des agencements sophistiqués à partir desquels tu
donnes l’occasion à la subjectivité de sortir de ces mythes
naturalistes, et de se réaffirmer dans d’autres coordonnées.
C’est ce qui te conduit à remettre en question la perspective,
la symétrie, etc. Le passé historique lui-même se trouve de ce
fait réécrit. Ce n’est pas une politique postmoderniste de cita-
tions ; tu utilises la géométrie grecque ou l’algèbre arabe
comme des matériaux de référence mentale au même titre que
les matériaux technico-scientifiques contemporains.
Cette coprésence de dimensions du passé et de dimensions du
présent le plus à la pointe technico-scientifique est importante,
parce qu’elle traduit le fait que la subjectivité que tu
engendres, dans ma terminologie la subjectivité partielle, une
composante de la subjectivité partielle que tu engendres, tra-
vaille autant avec des dimensions objectives déterritorialisées.
L’œuvre ne s’inscrit pas nécessairement dans l’espace visible,
mais elle s’inscrit aussi dans l’espace virtuel, dans l’espace
algorithmique de la science ; elle incorpore des références
imaginaires comme celles du monde grec et du monde arabe,
c’est-à-dire des dimensions relevant de la subjectivité collec-
tive. E y a donc articulation d’un dehors menaçant que les
technico-scientifiques ont tendance à ne pas vouloir voir et
d’un monde de redondances ordinaires, celles qu’on trouve
dans l’histoire de l’art, ou dans des références historiques qui
habitent la psyché ordinaire.
P. K. : Comment peut-on s’inscrire aujourd’hui dans les
villes ? Tu vois, c’est ce qui me hante, comment faire une ins-
cription dans un espace urbain aujourd’hui. Comment peut-
on imaginer ce qui va se passer dans une ville ? Comment
peut-on faire un espace, un espace qui vit, qui, ainsi que tout
vrai espace urbain, est comme un théâtre ? Comment agir
aujourd’hui pour le produire ? A quoi se référencer ? Est-ce
que ça doit être un espace qui s’autoréférence, qui a ses réfé-
rences intégrées, et qu’on peut donc décrypter ? Je ne parle
pas d’un système autonome, qui n’existe pas, on le sait depuis
Gôdel, mais d’un système cohérent avec ses hypothèses et
règles intégrées. Ou doit-il être un objet qui a des références
à l’extérieur de lui-même, à travers du techné par exemple ?
F. G. : Peut-être les deux. C’est là que je parle de seuils exis-
tentiels, lorsque les deux dimensions que tu décris s’articu-
lent l’une l’autre. On a d’un côté l’autoréférence qui donne la
consistance d’un lieu, qui génère le sentiment d’être quelque
part plutôt que d’être nulle part, plutôt que d’être dans la séria-
lité absolue. Celle par exemple du touriste qui se trouve dans
les mêmes pullmans, dans les mêmes cabines d’avion, dans
les paysages qu’il a déjà vus trente-six fois dans les catalogues
ou à la télévision. C’est alors l’impossibilité de sortir de soi-
même, puisqu’on peut faire le tour de la planète sans se déga-
ger des mêmes redondances visuelles et significationnelles.
Donc quand on entre dans un lieu singulier qui donne l’occa-
sion de mémoriser un événement, de se sentir exister sur le
mode de l’irréversibilité, cela implique qu’un facteur de reter-
ritorialisation de l’espace fonctionne selon une certaine auto-
nomie, une autopoïèse au sens de Francisco Varela (1), qui
œuvre pour un espace, pour elle-même, qui a d’une certaine
façon ses principes d’autoconsistance. Ne pas se tromper de
subjectivité, comprendre que la subjectivité inconsciente
d’aujourd’hui n’est plus liée à l’ethnie, à la nation, à la
famille ; elle n’a plus les mêmes modes de reterritorialisation,
elle est devenue planétaire. Il en va de même avec la musique,
l’information médiatique, etc.
Ne pas se tromper de subjectivité implique de faire entrer en
scène des dimensions cosmiques. Pas le « ciel étoilé » de
Pascal, mais l’univers du big bang, si le big bang a encore un
sens, ce qui n’est pas sûr, aux dernières nouvelles, tous ces
éléments qui fascinent en particulier tellement les enfants,
c’est-à-dire des subjectivités qui ne sont pas encore prison-
nières de la drogue des urgences de la vie quotidienne, des
enjeux de promotion. Les enfants sont, en effet, complètement
passionnés par ce monde du cosmos et par ce monde.tech-
nico-scientifique.
P. K. : Le mien est venu jouer à mon ordinateur comme on
joue du piano dès l’âge de trois ans, sans problème.
F. G. : C’est un phénomène qui pourrait être général, mais
qui malheureusement ne l’est pas car tous les enfants ne
vivent pas dans un contexte qui leur permet de trouver une
expression comme celle-là.
P. K. : Ils le prennent de l’air. C’est dans l’air comme on dit,
donc c’est quelque part. C’est l’inconscient collectif qui le véhi-
cule partout, puisque les enfants ne le prennent pas, comme ça,
de nulle part. Ça doit être visible pour les gosses, car ce ne sont
pas encore des mutants, quoique je le pense parfois.
F. G. : Il y a un psychanalyste et éthologue américain qui se
nomme Daniel Stern, dont un ouvrage vient d’être traduit en
français sous le titre de Monde interpersonnel du nourrisson
dans la collection « Fil rouge » aux Presses universitaires, qui
montre qu’avant l’âge de deux ans le nourrisson n’est pas du
tout comme un être indifférencié, symbiotique, complètement
dépendant de l’autre et incapable de jugement et de connais-
sance ; il fonctionne au contraire avec une vitalité incroyable
pour absorber tout ce qui se passe autour de lui. C’est un livre
tout à fait passionnant, et je pense que l’enfant, avant même
qu’il ait accès au langage, déchiffre avec avidité le monde
environnant qui est celui de la télé, des moyens de transport,
du téléphone, etc. Une modélisation de la subjectivité au
niveau le plus inconscient s’opère dans ce contexte.
P. K : Il comprend comment ça marche. Il est façonné par ça.
F. G. : Oui. A un point inimaginable. Par exemple Daniel
Stem explique que quand on présente à un nourrisson l’image
de sa mère en vidéo en train de parler, si on décale de
quelques dixièmes de seconde la parole par rapport à l’image,
il est troublé, il le perçoit, alors qu’il te faudra à toi une demi-
seconde ou une seconde de décalage. Le langage fait écran,
les significations langagières sociales font perdre cette viva-
cité de la perception du monde que peut avoir le nourrisson
qui se prolongera dans la vision poétique ou dans les accidents
psychotiques, dans les expériences oniriques.
P. K. : Dans l’art.
F. G. : Oui, il y a une intensité de la vision, une reprise de
vitalité du rapport au monde. L’image qui me revient toujours
est celle du narrateur chez Proust, lorsqu’il s’arrête sur un
pavé, dans Le temps retrouvé, tandis qu’il laisse s’éloigner les
gens qui sont avec lui, parce qu’il veut « attraper » quelque
chose de ce « soi émergent », comme dit Daniel Stem, de cette
intensité qu’on peut dire absolue de subjectivation qui naît en
lui, avec le surgissement de toutes sortes de références à
Venise et à une grappe de significations qui s’agglomèrent
autour de ce pavé sur lequel son pied bascule très légèrement,
trébuche.
Ce n’est pas une métaphore qui est en jeu, c’est un incons-
cient qui est directement constitutif du réel. Le simple fait que
la perception soit concentrée sur l’objet télévisuel n’est pas
quelque chose qui va de soi. Dans des sociétés archaïques,
l’expérience a été faite de présenter des images sur des
magnétoscopes. Les gens les regardent vaguement, puis ils
tournent autour de l’appareil ; ils n’en ont rien à faire, elles
ne les captent pas. Tandis que le fait de se concentrer sur une
image depuis l’enfance, c’est une sorte de fonction machi-
nique hypnotique qui se développe au niveau de l’inconscient.
Pour l’enfant qui travaille avec l’ordinateur, c’est toute une
logique, et plus qu’une logique, une sensibilité qui se trouve
investie sur des objets incorporels. Il existe aussi des déca-
lages de générations considérables. Par exemple mon grand-
père était affolé par la sonnerie du téléphone.
P. K. : Ma grand-mère pensait que si l’on retirait la prise de
courant de son socle, l’électricité s’évaderait du mur. Oui,
mais quel art est à faire, mis à part celui qui se fait directe-
ment sur des ordinateurs, ou à travers la vidéo, un art qui est
donc déjà directement médiatisé.
F. G. : Nam Jun Paik, par exemple.
P. K. : Mais comment faire pour s’inscrire dans la ville si l’on
se sert des matériaux archaïques, des matériaux de tous les
jours. Et les matériaux des villes, ce sont des matériaux
archaïques.
F. G. : Il me semble qu’il est nécessaire d’avoir une notion
élargie du concept de matériau. Mais c’est ce qu’a déjà induit
Marcel Duchamp. Le matériau peut être classique : de la pein-
ture, un cadre, une toile, mais il peut également concerner un
certain nombre d’objets tels que des télévisions, pour Nam
Jun Paik, ou des matériaux de récupération, pour Tinguely,
etc. Mais cela peut être aussi des matériaux psychiques.
Seulement la situation devient ici très dangereuse, périlleuse,
car on peut sombrer dans une espèce d’inanité de l’objet
esthétique. Je pense ici à certains vestiges du conceptualisme.
Tu poses avec insistance la question du « que faire ? », du
« comment faire ? » Il faut se forger un langage ; cela ne vise
pas l’œuvre en tant que telle dans son rapport environnemen-
tal, dans son rapport au marché de l’art, à la galerie, au musée
qui va l’exposer, ou à la place publique qui va l’accueillir,
mais l’œuvre qui va s’inscrire dans le phylum évolutif de la
production d’un artiste, cette production s’inscrivant elle-
même dans le phylum évolutif de l’histoire de l’art, dans
toutes les dimensions antérieures et contemporaines ; une
écriture qui trouve sa consistance, sa signature, qui donne sa
présence à un nom propre.
On voit bien à travers les moyens d’expression très divers,
très hétérogènes qui te sont propres, que ce que tu fais est tou-
jours du Kowalski. Parce que la ritournelle que tu articules,
relève d’une même obsession qui consiste à briser les cadres
perceptifs ordinaires, cadres mass-médiatisés de la subjecti-
vité en réalité standardisée. C’est quelque chose qui te situe,
à mon avis, parmi les plus novateurs de notre époque. Il
faudra sans doute beaucoup de temps pour que tu sois reconnu
comme tel, mais ce qui sera surtout nécessaire, c’est qu’il y
ait des relais, et que cette rupture soit reprise, réaffirmée,
qu’elle se développe selon un certain phylum évolutif de la
production de subjectivité.
P. K. : La production de la subjectivité est différente selon les
époques. Si on regarde les gravures du XVIIe ou du XVIIIe
siècle représentant des villes ou des villages, on y voit des
paysages ou des villes où l’espace est complètement différent
du nôtre. Il y a là des espaces très grands, très vides ; l’homme
y est tout petit, il y a très peu de gens dans un espace urbain
très vaste.
F. G. : Alors qu’à l’époque de Jérôme Bosch, au contraire,
on trouve des gros plans.
P. K. : Oui, tout y est condensé.
Donc, d’une certaine façon, chaque époque a produit son
image du monde, l’image de l’espace qu’elle était en train de
fabriquer, et qui lui était spécifique comme un nom propre.
On reconnaît tout de suite les gravures du XVIIIe représentant
les villes par ce genre d’espace presque abstrait.
F. G. : D’espace géométrisé.
P. K. : Abstrait. Il ne se passe rien.
F. G. : Oui, et quand on pense à la peinture romaine, à celle
de Pompeï par exemple, c’est encore à des espaces chargés
de mythologies. J’insiste beaucoup sur cette idée de produc-
tion, parce que les diverses formes d’art, chacune à leur façon,
ne font pas que représenter l’espace, elles le produisent pour
une part.
P. K. : Evidemment.
F. G. : Et les intérieurs hollandais opéraient une catalyse
d’espace. Un certain concept de portrait est une catalyse de
stature, de posture, chez les aristocrates et les grands bour-
geois qui se faisaient portraiturer. Le peintre modèle son objet
en même temps qu’il lui donne sa contenance. Le peintre n’est
pas un appareil de reproduction neutre. Il y a interaction entre
l’objet et le producteur d’œuvre. Affirmer un certain concept
d’œuvre, c’est produire un objet, une scène locale particulière
bien manifestée et en même temps prendre parti dans le
contexte des espaces tels qu’ils sont produits. Si l’on met en
comparaison l’exemple de La Défense et ce qu’a fait faire
Jacques Chirac devant l’Hôtel de Ville, on voit immédiate-
ment un rapport d’antagonisme, une sorte de guerre des repré-
sentations, en fait, une incompatibilité totale.
Je pense aux constructions de Shin Takamatsu à Kyoto, qui
fait une architecture quelquefois en forme de machines très
provocantes, de machines archaïques d’ailleurs, pas de
machines comme les tiennes (2).
P. K. : J’ai vu ses maquettes, pas son architecture.
F. G. : Il est évident que lorsqu’il pose ça dans les villes japo-
naises, ça crée comme un court-circuit. Cela indique une vir-
tualité qui proclame : « On pourrait faire autre chose, on
pourrait percevoir autre chose ». Il suffit d’un gravier, d’un
grain de sable de singularité, pour qu’aussitôt on puisse pen-
ser l’hétérogénéité, l’irréversibilité du temps au sein duquel
l’œuvre s’inscrit.
P. K. : A l’intérieur de cette société qui est si rigidement hié-
rarchisée.
F. G. : Et pourtant qui accueille l’architecture de Shin
Takamatsu ou la sculpture de Piotr Kowalski ! On pourrait se
dire : « Ces Japonais, qu’est-ce qu’ils ont comme argent pour
se permettre des audaces pareilles ! » ; ils construisent quel-
quefois des bâtiments qui fonctionnellement ne sont pas tout
à fait adéquats pour satisfaire aux exigences d’architectes qui
sont, elles, tout à fait extraordinaires. Mais il existe au Japon
un tel désir inconscient de singularité que les gens comme
Shin Takamatsu ou Toyo Ito sont commandités par des firmes
pour bâtir les édifices les plus originaux qui soient.
P. K. : Et qui sont vus aujourd’hui ?
F. G. : Oui, par exemple la clientèle d’un des bâtiments com-
merciaux construits par Shin Takamatsu a été multipliée par
deux, parce qu’elle était attirée par son originalité. Il y a là
une sorte de paradoxe.
P. K. : C’est ce que le Centre Georges-Pompidou a fait à une
époque à Paris ; les gens se sont demandé comment il était
possible de montrer l’art dans ce qui leur a semblé être une
usine. Ça a créé une curiosité.
F. G. : Il y a eu appel à une mutation singularisante dans
l’espace.
P. K. : Tu touches là à quelque chose qui me paraît capital.
Car l’art, à mon avis, devrait produire de la liberté, il devrait
être un apprentissage, non pas de l’anarchie, mais du possible,
de ce qui échappe. « Ah ! on peut donc encore faire ça, on
peut être libre, on peut échapper à la machine sociale en fai-
sant certaines choses ». L’art donc est parfois l’apprentissage
d’un pouvoir de révolte, d’un pouvoir de dire non, d’un pou-
voir d’agir autrement.
F. G. : Je ne crois pas que ça soit une révolte contre la
machine en particulier.
P. K. : Sociale j’ai dit.
F. G. : C’est un éclairage sur les extraordinaires virtualités
dont est porteuse la machine.
P. K. : Mais j’ai dit machine sociale, car la machine, pour
moi, c’est la liberté même.
F. G. : Il faudrait distinguer la machinerie sociale, la machi-
nation sociale de la machine technico-scientifique.
P. K. : Qui est fabuleuse, porteuse je crois de toutes les pos-
sibilités depuis la « machina » de Leonardo jusqu’à « la
machine » de Turing. La machine à laquelle on a de tout
temps essayé d’échapper, même la science en créant un uni-
vers rnécaniste. Mais la machine c’est autre chose. L’hélico-
ptère chez l’un, l’ordinateur chez l’autre étaient nés sur le
papier comme une irruption du possible. Le parfait ordina-
teur, la parfaite machine, c’est la pensée.
F. G. : La machine abstraite, la machine diagrammatique, la
machine théorétique.
P. K. : Là elle est fabuleuse, c’est tout le cerveau, c’est
l’ouverture sur toute notre pensée.
F. G. : C’est une invention infinie.
P. K. : Oui. C’est à travers elle qu’on peut le mieux se com-
prendre aujourd’hui. On ne peut pas autrement déchiffrer la
nature, et même la biologie ne peut procéder autrement qu’à
travers les modèles machiniques.
F. G. : Mais il y a toute une pensée écologique dominante qui
ne voit dans l’agencement technico-scientifique qu’une
menace de la destruction de l’humanité. C’est donc impor-
tant, cette réaffirmation de potentialités, de virtualités.
P. K. : Il s’agit de la mauvaise écologie. Ces écologistes sont
prêts à détruire le monde par inconscience. Ils sont par
exemple contre le nucléaire ; eh oui, c’est vrai que le nucléaire
comporte des dangers, mais ils prônent eux les combustibles
fossiles, charbons et fuel, qui produisent les pluies acides qui
détruisent les forêts, combustibles qui augmentent dangereu-
sement l’effet de serre de l’atmosphère, etc. Ils ne compren-
nent pas, ils n’analysent pas le cycle entier des flux. Ils ont
donc des actions souvent irréfléchies.
F. G. : Le réveil écologique est un des phénomènes le plus
significatifs de notre époque.
P. K. : Essentiel.
F. G. : Il se met en rupture avec les conceptions tradition-
nelles de la politique uniquement axées sur la conflictualité
sociale, sur les enjeux d’intérêts.
Mais il me paraît nécessaire d’articuler ce réveil relatif à
l’écologie environnementale, avec tout ce dont on parle ici,
c’est-à-dire l’écologie mentale et l’écologie sociale.
P. K. : C’est ce dont tu parles dans ton livre Les trois écolo-
gies. Il faut donc réaffirmer la machine, réaffirmer la sophis-
tication d’investigations dans tous les domaines, et réaffirmer
enfin que l’art peut ne pas être bête, et que de nouveau c’est
un champ où l’on peut investir de l’intelligence, agiter des
idées très élaborées sans pour autant devenir élitiste.
Et qu’on peut l’inscrire dans la ville avec tout ce langage qui
peut, à mon avis, être déchiffré par tout le monde.
Et c’est par ceci qu’on revient aux enfants, car je me suis
aperçu, depuis mon exposition au Centre Pompidou, que des
œuvres comme la Time Machine n’ont absolument pas eu
besoin d’un public éduqué pour être saisies, et que les jeunes
y sont entrés de plain-pied. Les gosses n’ont pas eu besoin d’y
être introduits. C’est leur culture, ils sont nés avec elle. Et
c’est important pour moi, car on m’a souvent dit et répété que
si je me servais de science, ça s’adressait aux gens éduqués,
à ceux qui ont des connaissances, et que puisque c’est sophis-
tiqué, c’est élitiste. Et c’est pas du tout ça.
F. G. : On revient à notre point de départ. Ce n’est pas la
science constituée avec ses paradigmes de recherche univer-
sitaire, c’est la mise en exergue d’un certain type d’objet en
rapport avec la science qui est en question dans ton œuvre.
Un certain type d’objet qui est donné à la perception, à la
consommation, à la réflexion. Il s’agit moins de procédures
scientifiques que de ruptures mentales engendrées par les
conséquences des mutations technico-scientifiques.
P. K. : Galileo faisait des jouets pour les enfants du prince
(on en a préservé quelques-uns au Musée des Instruments
antiques à Florence), des jouets scientifiques, qui tout en
démontrant, par exemple, les lois de la chute des corps, étaient
des jouets.
J’aimerais depuis longtemps faire un jour, pas pour un prince,
on est en démocratie, un luna-park scientifique qui serait à la
fois un amusement, une œuvre d’art, et un lieu de jeux pour
les gosses. Un nouveau Muséum.
F. G. : Un nouveau type de monument en même temps.
P. K. : Oui, un Muséum, comme était à ses débuts le Jardin
des Plantes. Mais ce serait un Jardin des Plantes mental.
F. G. : Un Jardin des Plantes machinique.
P. K. : J’ai le projet de le faire au Japon. J’ai proposé autre-
fois de le faire aux Etats-Unis. Même là on a achoppé sur les
coûts, oh ! moins élevés que ceux d’un Disneyland, mais ils
paraissaient exorbitants pour une entreprise de ce genre. Peut-
être qu’au Japon j’aurais plus de chance. Si ça marche il va
falloir former une équipe, et j’aimerais, si tu es d’accord,
t’avoir parmi nous.
                                        Paris, le 23 octobre 1989


1. Autonomie et connaissance, Le Seuil, Paris, 1989.
2. Voir Chimères n° 21.

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