Yaacov Agam (1928, Rihon Letzion, Israël), TACTILE SONORE, 1963.
Acier inoxydable sur bois, boîte de résonance incorporée, éléments en métal poli reliés à des ressorts en métal. En touchant chaque élément, on obtient un son particulier.
98 x 123 cm.
Kaiser Wilhelm Museum. Krefeld, Allemagne.
En 1960, Yaacov Agam crée son premier Tactile Sonore. Il s'agit d'une surface sur laquelle sont montés des éléments métalliques que le spectateur est invité à parcourir de la main pour en tirer un effet sonore.
Les éléments métalliques montés sur ressorts s'entrechoquent à la moindre vibration en émettant chacun une note différente. Ainsi, l'énergie cinétique se transforme-t-elle en énergie sonore.
L'objet fonctionne avant tout sur le mode de la désacralisation, de la destitution du monde optique, de la perception frontale et distanciée, au profit d'un monde haptique, réputé tribal.
Agam a toujours été attiré par la musique. À l'âge de douze ans, il était clarinettiste dans un orchestre. Il considère d'ailleurs lui-même que sa peinture est musicale « Ma peinture est musicale : contrepoint, gammes et intervalles sont ses lois. »1
L'artiste souhaitait une musique que l'on ne puisse jouer deux fois, une musique permutationnelle. Une musique qui se prêterait toujours à une récréation avec des situations nouvelles en permettant ainsi la participation active et réactive de l'interprète2 et c'est ce qu'il a permis en créant son premier Tactile sonore dont la musique est à chaque fois différente.
Le son résultant de cette action joue le rôle de contre modèle des métaphores musicales abstraites et épurées qu'il convoque au même moment dans ses compositions de grilles colorées aux savantes divisions mathématiques, tel le monumental Hommage à Bach (1963 – 1965, huile et aluminium ondulé, Paris, fondation Cartier)3.
L'approche concrète du son dans ce Tactile sonore, intimement liée à l'expérience tactile.
Duchamp avait souvent insisté sur l'importance du rôle du spectateur dans le processus créateur.
« Somme toute, l'artiste n'est pas seul à accomplir l'acte de création car le spectateur établit le contact de l'œuvre avec le monde extérieur en déchiffrant et en interprétant ses qualités profondes et par là ajoute sa propre contribution au processus créateur. »4
La même année il déclarait « Ce sont les regardeurs qui font le tableau. »5
Avec Agam, le regardeur n'est plus impliqué dans l'œuvre par le seul biais de l'interprétation, il en devient co-auteur, au même titre que son créateur.
Comme le souligne Arturo Schwarz, l'œuvre n'est pas faite seulement pour être regardée, il faut en devenir partie, la toucher, participer activement à sa genèse, l'animer par sa propre volonté et non seulement par son regard.6
Agam écrit que sa recherche réconcilie l'Art et la Vie par la participation active du spectateur et sa prise de conscience du vécu dans le temps.7
Dans son idée de la participation, aucun acteur n'est privilégié. C'est l'idée de l'art comme moyen social de communication par la participation de spectateur.
Agam s'est nourri des traditions hébraïques dans lesquelles la vie n'est que changement et devenir.
Ainsi pour lui, aucun aspect de la réalité n'est définitif. L'œuvre peut se transformer selon chacun presque à l'infini.
Dans la cabale, le Talmud et tout l'ancien esprit judaïque, l'homme est associé à la Genèse, c'est à dire au processus de la création, des origines à aujourd'hui. « Si l'homme imite les autres, c'est un homme-singe. Si l'homme participe à la création, c'est un homme-dieu. »8
Profondément imbu de la pensé traditionnelle juive, Agam fait remonter l'origine de cette pulsion égalitaire au type de société communautaire des anciens hébreux (qui ont été dans le bassin méditerranéen les premiers à abolir l'esclavage) où toutes les activités, intellectuelles et autres étaient exercées en commun.
C'est à une société de ce genre dans laquelle les rapports entre ses membres avaient un caractère égalitaire et fraternel qu'Agam pense quand il déclare à François Le Lionnais : « La notion de participation du spectateur que j'ai recherchée dans mon œuvre a une valeur d'expression artistique importante et peut influencer la société en créant des rapports nouveaux. »9
Au cours d'une conversation avec Bernard Mandelbaum sur le thème Art et Judaïsme, Agam déclare :
« La plupart des artistes désirent préserver les distances entre le spectateur et leur œuvre, quant à moi je désir exactement le contraire. J'invite le spectateur à s'approcher de mon œuvre, à la toucher, à la mouvoir, à agir, à participer activement à une expérience changeante. Il ou elle est en quelques sortes associé à l'artiste dans la création car chacune des réactions à mon œuvre et chaque type de participation du spectateur sont différents d'un moment à l'autre, d'un point de vision à l'autre, d'une personne à l'autre, et de moi même [...] L'art implique une forme particulière de partage entre l'artiste et ses spectateurs. Une personne qui partage son argent ou sa nourriture avec quelqu'un doit renoncer à une partie de son avoir. Mais l'artiste, quand il partage avec d'autres, non seulement ne renonce-t-il à rien, mais encore est-il enrichi. »10
Ainsi, le spectateur devient il le collaborateur de l'artiste, son rôle est actif. L'artiste lui demande de participer à l'œuvre pour engager un dialogue. Ainsi pourra-t-il, lui aussi, envisager la démarche créatrice fondée sur une plus haute compréhension de la réalité et une plus grande communication et ainsi contribuer à l'amélioration du monde dans lequel nous vivons.11
L'exemple du Tactile sonore d'Agam est très représentatif de la préoccupation de rendre le spectateur acteur de l'œuvre que l'on retrouve dans d'autres sculptures sonores. Par exemple chez Rauschenberg dont le souhait de mêler l'art et la vie se rapproche de la pensée d'Agam.
« Ce que ma recherche doit apporter, c'est le hasard, l'imprévu, la participation, en un mot la liberté. »12
Au début, la participation du spectateur engage simplement la vue et a pour facteur le mouvement, mais très rapidement la complexité et la rigueur aidant, le toucher et l'ouïe sont également concernés et les facteurs espace et temps entrent en jeu.
Agam introduit, dans son Tactile sonore, le mouvement et le temps. Le mouvement produit le son. Son et mouvement s'inscrivent tous deux dans le temps.
Depuis le début, c'est le mouvement qui fascine Agam mais celui-ci n'aime pas le mouvement mécanique, sinon pour produire de la vitesse (la vitesse devenant alors un élément optique et plastique incorporé à l'œuvre). Le mouvement n'est d'ailleurs pas pour lui l'aspect fondamental de son œuvre. « Le mouvement est une des apparences les plus vulgaires du temps ». C'est le temps donc, pour lui, qui est essentiel ainsi que les relations du mouvement du son et de la lumière.
Les ressorts permettent d'allonger le temps de production du son émit par les chocs des éléments métalliques et le son permet de créer une œuvre dans le temps.
Le sens de la vue est engagé dans le processus participatoire déterminé par les facteurs mouvement, espace, temps. Agam y associe les sens du toucher et de l'ouïe avec les tableaux tactiles à mouvement vibratoire grâce à des éléments auxquels le moindre mouvement vibratoire transforme les données initiales, et crée des formes immatérielles nouvelles variant selon la fréquence, le rythme, la vitesse du mouvement.
« C'est avant tout une tentative de créer un tableau instrumental au moyen duquel le spectateur pourrait participer à la peinture en mouvement en animant les formes et en communiquant à la structure du tableau le rythme créateur de visions nouvelles qui s'enchaînent en se succédant dont on jouit non pas par la vue seulement mais aussi par de fines et délicates sensations tactiles qui provoquent à la fois un contact immédiat entre le spectateur et l'œuvre et deviennent une source de nouveau mouvement créateur. »13
Agam a une conception de la sculpture spectacle qui doit fasciner le spectateur.
L'artiste réalisera en 1974 une variante de la transformation du mouvement en son avec sa Sculpture gestuelle sonore dans laquelle les gestes du spectateur font naître un écho ce qui amenait les visiteurs de l'exposition Agam en 1974 au centre Georges Pompidou, à créer des chorégraphies qui se transformaient en sonorités inattendues.
Agam a inventé le mot télé-art : art produit à distance. Il insiste sur le fait que personne n'a jamais vu de mots ou de voix, bien qu'ils existent incontestablement. Cela évoque le problème de l'espace car même dénué d'objet, l'espace n'est pas vide. Il est rempli d'énergies, d'ondes lumineuses et sonores. Pour Agam, l'onde est une réalité esthétique capable de modifier notre environnement général.14
Sculpture gestuelle sonore est une œuvre invisible. La notion de télé-art implique une conception nouvelle des arts visuels car elle les délivre de l'objet. Comme le souligne Frank Popper, traditionnellement, dans le domaine des arts visuels, la forme de l'objet est conçue comme œuvre indépendante, complète en elle-même, autonome, immuable. Le but du télé-art est de transcender l'objet et de créer une situation où l'art soit indépendant de celui-ci. La Sculpture gestuelle sonore révèle les force invisibles de la réalité matérielle, elle transforme la lumière en son. Agam accroît ici le vocabulaire de la communication visuelle en faisant appel aux ressources de la télécommunication. D'après Frank Popper, Le propos d'Agam est ici de montrer la simultanéité des évènements en sollicitant les mouvements corporels du spectateur.15
Ici encore, le spectateur, en participant, devient une part de l'exposition.
1Agam cité in RAGON, 1975. P. 63.
2 RAGON, 1975. P. 63.
3Marcella Lista in GUIGON, PIERRE, 2005. P. 187.
4Marcel Duchamp in The Creative Act, publié in Art News, LVI, 4, été 1957, New York. P. 25. cité in MESSER, SCHWARZ, ARGAN, AGAM, POPPER, 1980. P. 26.
5Marcel Duchamp in Marcel Duchamp, vite, interview accordée à Jean Schuster, Le surréalisme même, Paris, printemps 1957. P. 143, cité in MESSER, SCHWARZ, ARGAN, AGAM, POPPER, 1980. P. 26.
6Arturo Schwarz, Densités de l'immateriel, présences de l'invisible, prolégomènes à l'oeuvre d'Agam in MESSER, SCHWARZ, ARGAN, AGAM, POPPER, 1980. PP. 20-47.
7Yaacov Agam in Le mouvement, 20 ans après, texte pour le catalogue de l'exposition Le mouvement – 20 ans après qui s'est tenue à la galerie Denise René, New-York et Paris. P. 15. cité in MESSER, SCHWARZ, ARGAN, AGAM, POPPER, 1980. P. 26.
9Yaacov Agam dans un entretient avec François Le Lionnais publié in Art et Science, 1972. cité in Cnacarchives n°8, Ed. Du MNAM, Paris, 1972. Cité in MESSER, SCHWARZ, ARGAN, AGAM, POPPER, 1980. P. 73.
10Yaacov Agam in Art and Judaïsme, an exchange of ideas between Yaacov Agam and Bernard Mandelbaum, transcription du colloque du 13 avril 1977. PP. 7-8, cité in MESSER, SCHWARZ, ARGAN, AGAM, POPPER, 1980. P. 26.
11Selon Aube Lardera in JIANOU, XURIGUERA, LARDERA, 1982. P. 70.
12Yaacov Agam, conversation avec Arturo Schwarz en 1979, cité in MESSER, SCHWARZ, ARGAN, AGAM, POPPER, 1980. P. 26.
13AGAM, 1962.
14D'après Frank Popper in MESSER, SCHWARZ, ARGAN, AGAM, POPPER, 1980. P. 122.
15Ibid. P. 120.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire