lundi 13 juin 2011

Jean Tinguely, Méta-Harmonie I, 1978.


Jean Tinguely (1925, Fribourg, Suisse - 1991, Berne), META-HARMONIE I, 1978.
Construction en acier avec éléments mécaniques, objets et instruments de musique. 3 parties : 290 x 600 x 150 cm.
Vienne, Museum Moderner Kunst.



« Si la force motrice de l'histoire est située dans le temps bien avant la création de l'homme, le secret du mouvement - le dynamisme des émotions de la liberté et du changement - est contenu dans l'œuvre de l'artiste.
La grande nouveauté des œuvres récentes de Jean Tinguely est le résultat d'un retour aux sources essentielles, sources à présent renouvelées et accrues par la dimension du son et de la musique.
Déjà en 1954 Jean Tinguely y avait créé des œuvres musicales, et même enfant, il avait fait des projets pour des moulins à eau qui, de façon allégorique, fonctionnaient au bruit de l'eau et du vent.
Le matériel sonore et musical qui anime ces œuvres augmente encore, et de façon étonnante, l'importance des aspects fascinants des sculptures.
La réalité visuelle des reliefs, dure et mécanique, bien que fugitive et en même temps difficilement définissable, forme un contraste avec sa réalité sonore, déterminée par des mouvements saccadés, prévisibles, mais pourtant surprenant ce contraste nous montre une vérité tant matérielle que spirituelle : le paradoxe du « soft » et du « hard », pôles contenus dans chaque attraction et chaque rejet.
Devant ces œuvres récentes de Jean Tinguely, le spectateur devient l'instrument spirituel même de ses doutes et de son enchantement. Rien, pour lui, n'est défini à l'avance, ni son comportement, ni ses refus, ni ses déceptions. Et son regard se fait nouveau, au milieu des sons.
Dans le contexte de cette exposition, ces sculpture ont une magie semblable à celle des constellations dans l'univers : la magie de nos rêves. »1
Méta-Harmonie est constituée de rouages dont certains sont colorés en rouge, jaune, bleu, assez semblable à un gigantesque mécano.
Déjà, les machines à peindre de Tinguely parodiaient dans les années 1960, l'acte créateur. Le traditionnel rapport de l'artiste avec la matière, qui passait précédemment par un « savoir-faire » s'est considérablement modifié. La machine a assimilé beaucoup des capacités techniques de l'artisan. L'artiste se rapproche d'avantage de l'ingénieur ou du maître d'œuvre. Il ne fabrique plus ses matériaux de base mais les récupère. C'est la patine de l'humanité que recherche Tinguely dans ces vieux morceaux de ferraille, ces roues usées.
Le passage au sein même du Bauhaus de la pièce unique à la pièce usinée en série illustrait déjà cette reconnaissance de l'apport de la machine dans les processus créatif.
« Plus de peintures à l'huile », s'exclamera Munari dans son Manifeste du machinisme en 1952, « mais des chalumeaux oxhydriques, réactifs chimiques, chromes, rouilles, colorations par électrolyse, altération thermique ! Ni toile ni châssis mais des métaux, des plastiques, des caoutchoucs et des résines synthétiques ! »2
Montée au Museum of Modern Art de New-York par Pontus Hulten en 1969, l'exposition « The machines as seen at the end of the mechanical age » (« La machine considérée à la fin de l'âge mécanique »)3 illustrait l'évolution complexe des relations entre l'art et la machine et mettait l'accent sur les machines dans l'art et les machines qui font de l'art.
Thierry Dufrêne rappelle que l'actualité de l'art de la machine du milieu des années 1950 à la fin des années 1970, correspond à un moment de fusion entre les deux traditions de sculptures-machines, celle issue du Constructivisme et celle qui vient de Dada.4 (La machine Dada déroule des inscriptions, fait des jeux de mots, sort de la routine avec humour et émotion.)
Pour lui, Jean Tinguely se trouve au confluent de ces deux traditions.5
Il est vrai que Tinguely s'identifie à Dada.

« J'ai toujours été en contact avec Dada parce que j'avais été Dada-Duchamp, Dada-Ernst, Max Ernst, Marcel Duchamp. Les dadaïstes m'ont aimé, ce sont intéressés à mon travail. Après coup, j'ai pu me rendre compte à quel point mon intérêt pour Dada était évident parce qu'au moment où j'avais quitté la peinture abstraite géométrique et que j'avais mis en mouvement les éléments géométriques de cette peinture pour aller plus loin, on m'a assez vite traité de dadaïste. [...] Je partage aussi avec Dada une méfiance certaine à l'égard du pouvoir. On n'aime pas l'autorité, on n'aime pas le pouvoir [...] C'est une attitude politique sans qu'il faille pour cela fonder un parti politique. »6

Méta-Harmonie est une « machine joyeuse ».
C'est Bruno Munari que l'artiste rencontre à Milan qui lui donne l'idée d'une « machine joyeuse » plus ou moins libre de son mouvement à l'égal de l'homme, son collaborateur.
Bruno Munari s'était inspiré des instruments à bruit de Russolo pour créer un couple de sculptures sonores en 1933 : Useless Machines.
Munari écrivait dans son Manifeste du machinisme7 que la machine devait devenir une œuvre d'art et que seuls les artistes pouvaient s'intéresser aux machines. Ou encore que les artistes devaient offrir des divertissements aux machines en les faisant fonctionner irrégulièrement. On retrouve bien cet esprit d'irrégularité dans les sculptures de Tinguely en général et dans Méta-Harmonie en particulier.

« La machine, elle est pour moi de toute façon un instrument qui me permet d'être poétique. Si vous respectez la machine, si vous rentez dans le jeu de la machine, peut-être qu'on a une chance pour faire une machine joyeuse, c'est à dire par joyeuse, je veux dire libre, ce serait une possibilité merveilleuse. » 8

Comme Pontus Hulten le souligne, Tinguely refuse de traiter l'invention technique en instrument de domination.
Méta-Harmonie témoigne d'une conversion burlesque et astucieuse des fonctions mécaniques.

« [...] Les vieilles machines, celles d'avant l'informatisation et son cortège de post-modernes machines à ordonner.
Les machines de ce machinisme qui rimait avec ce qu'au temps de Marx on appelait la « grande industrie ». un monde de courroies, de roues dentées, de crans et d'engrenages, de bielles, de manivelles, de clapets, d'arbres à cames, de vilebrequins, d'excentriques en tout genre, de ressorts et d'échappement, de pistons, de cylindres, de câbles et de rotors électriques, de graisses, de gaz et d'explosions, d'ajustages calculés au poil près.
[...] Dans leur monde : du mouvement, toutes sortes de mouvements. Rotations – des tours de roues, mais d'autres tours aussi - , translations, va et vient, balancements pendulaires, déclics et enclenchements, percussions et cliquetis, embrayages et débrayages... Tout ce que la mécanique sait faire, ce pourquoi elle est prévue, plus tout ce qu'elle ne prévoie pas malgré le efforts incessants des ingénieurs pour le prévoir : ses ratés, ses échecs, ses maladies, sa propre mort même.
[...] Pas de manie cinétique là dedans ni - encore moins - de cinétisme ou, pire, d'art cinétique : la mécanique, les machines d'abord; le mouvement parce qu'il est leur élément. »9
Le Constructivisme a joué un rôle important dans son travail tout comme dans celui de plusieurs sculpteurs qui se servent volontairement du mouvement pour créer des sons (Pol Bury, Agam et Len Lye par exemple.).
Tinguely disait que le mouvement était une possibilité d'expression en lui-même, qu'avec lui, on pouvait faire des choses plastiquement différentes de ce qui s'était fait auparavant.10
Tinguely avait rencontré des artistes comme Antoine Pevsner qui avait signé le manifeste constructiviste russe.
Il a également été marqué par Alexander Calder et ses mobiles.
« Le caractère continuellement changeant de l'œuvre d'art, l'incorporation dans celle-ci du facteur temps (« quatrième dimension »), traduisent l'abolition des principes artistiques traditionnels. Cela signifie un abandon total des valeurs sacrées de l'art antérieur. On conteste le but ultime de celui-ci : la beauté accomplie et l'ordre éternel. Le mouvement perpétuellement variable est une manifestation du hasard, considéré jusque là comme la réalité la moins artistique que l'on puisse imaginer. Au lieu de l'ordre établi, achevé, se propose la beauté du changement perpétuel. »11

Le son, comme le mouvement, inscrit l'œuvre dans le temps. Le mouvement crée l'espace. Michel Seuphor écrivait en 1959 à propos de la sculpture de Calder : « Un objet qui se meut, c'est l'espace se créant »12. Un son qui se diffuse à le même effet.
Le mouvement a intéressé les Futuristes (représentation du mouvement des corps dans un champ visuel fixe), les cubistes (rendre le mouvement du regard qui se déplace sur des objets immobiles). Marcel Duchamp avec son premier Ready-made qui concrétise son message par le mouvement physique (une roue de bicyclette sur un tabouret en 1913) ou encore les constructivistes russes et leur Manifeste réaliste de la nouvelle mobilité dans l'art, rédigé en 1920 par les frères Pevsner et Gabo, puis Vladimir Tatline, Moholy-Nagy et Alfred Kémény (Manifeste sur le système dynamico-constructif des forces, 1972).
Mais Gabo était pessimiste quant à la capacité de la mécanique à satisfaire aux fins esthétiques de la sculpture cinétique. Pour lui, la mécanique tue le contenu sculptural (c'est ce que Jack Burnham appellera « la compétition visuelle entre le mouvement et les mécanismes producteurs de mouvement ».13)
Alexander Calder avait trouvé la solution. Pour se passer des moteurs, il s'en remit aux forces atmosphériques.
En 1931, Calder réalise ses premières constructions en mouvement. Marcel Duchamp les baptise « Mobiles ». Les premiers mobiles sont actionnés par des moteurs mais l'artiste estime que ceux-ci imposent la répétition. Avec les fils accrochés les uns aux autres, les possibilités sont inépuisables. Calder a introduit la variation infinie, le mouvement dans un mobile ne se répète jamais exactement de la même manière.
Jean Tinguely a été très impressionné par le travail de Calder.

« Je savais ce qui avait été fait avant [...], j'ai rencontré des artistes comme Pevsner, Antoine Pevsner, tout vieux, tout tricoté, non, il n'était pas tricoté, il avait l'habit tricoté parce que quand il soudait, il avait toujours très froid, alors il portait des maillots tricotés de haut en bas, c'était merveilleux. Antoine Pevsner, un des artistes avec Gabo qui avaient signé le manifeste constructiviste russe – me disait, quand je l'ai rencontré, c'était avec Daniel Spoerri, que le mouvement n'est rien, que ça ne fonctionne pas, qu'ils avaient tout essayé sans résultat, alors je rigolais beaucoup parce que je sentais qu'au fond, ils en avaient la nostalgie comme toute une génération d'artistes et que, parmi eux, le seul grand vainqueur, c'était Alexandre Calder. Calder, avec ses mobiles, avait trouvé un moyen d'expression direct et fort. Il a travaillé un quart de siècle avant moi, et a réussit à réaliser une œuvre plastique évidente et tout à fait extraordinaire, avec de la joie et un certain humour. Alors cela m'a donné confiance. Disons que la découverte d'Alexander Calder, syndical comme on disait, m'a ouvert une porte dans laquelle je pouvais entrer. Alors je me suis promené dans cette direction et j'y ai découvert les formidables possibilités du mouvement. »14
Le mouvement permet à Tinguely d'engendrer des figures neuves, temporelles et variables à l'infini ainsi que des volumes virtuels, dématérialisés. Mais il permet aussi d'éviter la fin, l'achèvement de l'oeuvre qui lui a toujours posé problème.

« Je pouvais continuer sur une peinture pendant des mois, jusqu'à usure totale de la toile : racler, revenir, sans laisser sécher la peinture ! C'était impossible pour moi : je n'arrivais pas à, disons, décider : « voilà, c'est terminé », à choisir le moment où, disons, il est donné à la pétrification. C'est à partir de là, au fond que le mouvement s'est imposé à moi. Le mouvement me permettait tout simplement d'échapper à cette pétrification, à cette fin. »15

En 1955, se tient à la galerie Denise René l'exposition « Le mouvement » qui rassemble Marcel Duchamp, Alexander Calder, Vasarely, Pol Bury, Yaacov Agam, Soto et Tinguely. Cette exposition suscite un grand intérêt car, selon Pontus Hulten, c'est la première fois depuis la fin de la guerre, que naît à Paris une nouvelle forme d'expression artistique, se démarquant de la peinture et de la sculpture traditionnelles. D'après lui, l'art des années 1950 se caractérisait en grande partie par le défaitisme et la passivité et cette exposition révèle alors l'existence d'un autre type d'art moderne, dynamique, constructif, joyeux. (D'après Hulten, l'art de cette époque était considéré comme quelque chose d'extrêmement sérieux.).16
Tinguely y expose deux machines à peindre qui tout en dessinant émettent une musique concrète.

L'art de Jean Tinguely est fondé sur le principe de la roue, dont le mouvement rotatoire équivaut à une perpétuelle répétition. Mais la roue correspond aussi à un changement perpétuel, dans sa rencontre avec un support : une roue sur un chemin ne répète pas son parcours. Répétition et changement sont les éléments fondamentaux dans l'art de Tinguely.17
Tinguely cherche les irrégularités, le « désordre mécanique », ses roues dentées sortent de leurs crans, sautent, se bloquent, redémarrent. Il n'y a pas de précision dans ses embrayages.

« Ses roues ont conservé leur caractère symbolique de mouvement perpétuel. Êtres libres, insoumis à des calculs exacts. Le hasard en action. »18

Le son joue un rôle essentiel dans beaucoup des sculptures de Tinguely. Par exemple, dans le catalogue de l'exposition de Tokyo à la galerie Minami en 1963 contient un disque « Tinguely sound », dont la musique a été composée par Toshi Ichiyanagi à partir des bruits produits par ses sculptures radiophoniques.
Dans son enfance déjà, Tinguely est attiré par le son. C'est dans les années 1937 – 1939, que le jeune Tinguely trouve refuge dans les bois des environs de Bâle, il y réalise les premières oeuvres « méta-mécaniques », composées de roues hydrauliques produisant des effets sonores.

« Alors, j'ai commencé à faire une chose très bizarre : plusieurs samedis et dimanches de suite, j'ai commencé à construire de jolies petites roues en bois, bricolées comme ça, le long d'un ruisseau [...]. Aucune idée d'art [...]. Dans la forêt, j'utilisais un ruisseau : il faut dire que c'était une forêt de sapins qui formaient une sorte de cathédrale, avec les qualités sonores d'une cathédrale [...], les sons s'amplifiaient formidablement bien. J'ai fait jusqu'à deux douzaines de petites roues dont chacune avait sa propre vitesse, et parfois cette vitesse était variable selon la vitesse de l'eau, variable elle aussi. Chaque roue avait une came [...]. une came c'est une chose qui assure une irrégularité à la roue – tu vois ! Ça frappait, ça actionnait sur un petit marteau qui tapais sur différentes boîtes de conserve rouillées ou pas, des sonorités différentes. Ces sons, ces tonalités, à des rythmes différents, étaient répartis tous les cinq à six mètres, et ces concerts s'allongeaient parfois jusqu'à cent mètres dans la forêt. J'imaginais alors le promeneur solitaire lui aussi dans la forêt, qui entend d'abord ce concert avant d'entendre les bruits de la forêt. Parfois ça fonctionnait jusqu'à quinze jours, c'était évidemment fragile mais il y en avait quelques-uns qui fonctionnaient pendant des mois. »19

En 1955, Tinguely réalise pour le Salon des Réalités Nouvelles de Paris, et plus tard pour Stockholm, deux reliefs annonciateurs de son travail sur le son : le Relief Méta-mécanique sonore et Relief Méta-mécanique sonore I.
Ces reliefs qui ne sont plus des tableaux mais pas encore des sculptures, étaient constitués de formes géométriques blanches sur fond noir. Certaines de ces formes, statiques, contrastaient avec d'autres formes elles-même en mouvement. Ces formes étaient montées sur un système de roues dentées.
Les sonorités étaient produites par des casseroles, des bouteilles des boîtes de conserve, des entonnoirs, des verres à vin, etc., frappés à intervalles irréguliers par divers petits marteaux.
Avec ses machines à peindre, Tinguely voulait prouver que l'œuvre d'art n'est pas une création finie, achevée (l'achèvement de l'œuvre lui posait déjà problème dans la peinture), mais qu'elle engendre sa propre vie dans la totalité de ses possibilités et donc que l'œuvre d'art elle-même peut être créatrice.
C'est cette faculté de création qui permet à l'œuvre d'exprimer la plus grande liberté possible.
Comme à son habitude, Tinguely créait une œuvre à effet sonore imprévu qui se soldait par une cacophonie extraordinairement gaie (d'après Pontus Hulten).
Les sons jaillissaient en rafale puis suivait un silence relatif durant lequel on entendait plus que le crissement des fils métalliques se frottant les uns aux autres, frottement qui évoquait d'après Pontus Hulten, le bruit des écrevisses au fond d'un seau.20 Puis la cacophonie reprenait de plus belle.

En 1958, Tinguely réalise « Mes étoiles, concert pour sept peintures » qu'il expose du 9 au 15 juillet 1958 à la galerie Iris Clert. Parmi les sept tableaux exposés (il s'agit plutôt de reliefs), certains offrent une grande variété de sons, produits par un jeu de percussions.
Des interrupteurs placés sur un petit tableau de bord permettent aux spectateurs de déclencher l'effet sonore. Par ailleurs,l'envers des tableaux constitué de planches extrêmement usées, révèle la très forte volonté de Tinguely de dématérialiser son œuvre.
Sur l'endroit, les formes sont évasives, élusives : l'œil se promène d'un relief à l'autre, sans trouver de point d'appui. Le rythme sauvage et explosif des percussions, jaillissant de sources invisibles, accroît la sensation d'irréalité et d'égarement.
Ces reliefs sonores même s'ils se détachent du mur, ne sont pas encore des sculptures en ronde bosse. Pour Pontus Hulten, ils sont plus sages car maintenus à l'intérieur de leur format rectangulaire.
Ces machines annoncent la série des Méta-Harmonies commencée en 1978.

Tinguely, après avoir réalisé des œuvres en noir et blanc, passe aux reliefs polychromes de grandes dimensions au tournant des années 1970. (Ce qui reflète une évolution générale dans le travail de Tinguely vers une expression plus « baroque ».)
En 1977-1978, Tinguely construit dans son atelier de Neyruz sa première Méta-Harmonie. Une structure tripartite faite de matériaux et d'objets de récupération en fer et sur roues, conçue comme une vitrine servant d'écrin à des rouages et a des objets qui produisaient des bruits. Le catalogue raisonné ne précise pas le nombre ni la qualité des instruments de musique utilisés dans la sculpture mais j'en ai répertorié dix : une harpe, des cymbales, un violon, un gong, un tambour, une grosse caisse, une flûte ou un harmonica qui produit du son lorsqu'un moteur entraînant une roue, active un gonfleur à pied, deux petits synthétiseurs. Les sons répétitifs sont produits au gré de la vitesse de rotation des roues.
Tinguely baptisait ce type de sculptures : « Ton-Mischmaschinen » (« Machine de mixage acoustique ») et déclarait que le hasard déterminait les bruits.

On observe dans cette grande œuvre en trois parties une richesse de détails, une profusion de formes, couleurs, sons et mouvements que l'on peut contempler désormais en tournant autour de l'œuvre qui s'est détachée du mur.
Méta-Harmonie dévoile ses mécanismes et leurs mouvements constants.
Cette sculpture, comme les prochaines Méta-Harmonies, est réalisée d'un seul jet, lors d'une période brève et intense.
Tinguely, a dit que ses plus belles pièces ont vu le jour alors qu'il ne savait pas très bien ce qu'il faisait, comme ci elles provenaient de son sub-conscient.
A la suite de la première Méta-Harmonie suit une deuxième, Méta-Harmonie II (Kunstmuseum Fondation Emanuel Hoffmann), 380 x 690 x 160 cm en 1979 puis une troisième, Méta-Harmonie III Pandémonium en 1984 pour le musée de Seibu au Japon et une quatrième Méta-Harmonie IV Fatamorgana en 1985.
Toutes ces œuvres sont de grandes dimensions (Méta-Harmonie III : 380 x 690 x 160 cm), la dernière dépassera les douze mètres de long.
Pour Fata Morgana, Tinguely dira : « Je dérange tout par les sons qui se déplacent. Vous avez deux ou trois percussions qui sont liées, mais si vous voulez de nouveaux entendre les mêmes séquences de sons, vous devez attendre des années ».21 D'après Jean-Yves Bosseur, il y a là une manière d'introduire au sein du dispositif un certain désordre qui ouvre le projet sur une part de hasard.
Peu après Méta-Harmonie I (en 1979), Tinguely réalise une variante mobile et de plein-air :Klamauk (boucan) « Monstromobile », sculpture sonore montée sur un tracteur, qui se déplace sur des roues en jouant de la musique. Elle est destinée à l'exposition du Städel de Francfort, Tinguely – Luginbühl.
Dans une lettre adressée à Franz Meyer, il baptisa cette oeuvre « e motorisierte Vogelschüchi » (« épouvantail motorisé ») ou encore « Strossekonzärtapparat » (« appareil de concert des rues »), évoquant ainsi le mélange carnavalesque de bruits de rues et de moteurs, de battements de cloches et d'instruments à percussions les plus divers.

Tinguely dota chaque Méta-Harmonie d'un caractère sonore particulier, conférant à chaque coup sa tonalité entre le sourd et l'aigu, le ténu et le fort. Pour cela il utilisa beaucoup d'instruments de musique (piano, cymbales, cloches, gongs, tambours, grosses caisses, mégaphone, synthétiseurs, casseroles, etc.). En d'autres termes, à l'aide des mécanismes les plus divers, il organisait son matériel sonore selon des idées musicales précises. Pourtant, ce n'est pas une succession de sons définissables qu'il obtenait ainsi, mais un champ sonore entrecoupé de rythmes et de coups récurrents.
La Méta-Harmonie fut présentée à l'automne 1978 à Bâle, dans un vaste hall d'usine désert, à l'occasion de la « Hammer-Ausstellung » organisée par Felix Handschin.
L'univers acoustique singulier et dissonant de cette machine fascina les visiteurs et incita le collectionneur et mécène Peter Ludwig à s'en porter aussitôt acquéreur.
Le musicien Paul Sacher acheta immédiatement après la Méta-Harmonie II qu'il offrit à la Fondation Emanuel Hoffmann à l'occasion de l'inauguration du Musée d'art contemporain de Bâle.

Le titre, humoristique, est le contraire de la sculpture. En effet, Méta-Harmonie n'est pas du tout harmonique!

« Dans les titres, il y a toujours un petit humour, il y a une marge, avec de l'espace autour qui aide parfois la sculpture, qui l'oriente, ou qui en est une nette coupure avec elle, comme pour Eurêka, Hannibal, Chaos I. »22

« Méta-Harmonie », le terme Méta signifiant en deçà ou au-delà.

« Je lui ai proposer de les appeler Méta-Mécanique, par analogie avec « métaphysique » : j'avais en effet découvert dans le grand dictionnaire Larousse que « méta » ne signifiait pas seulement « avec » mais aussi « après », « au-delà ». De plus, l'association d'idées avec les termes « métaphore », « métamorphose » me paraissait tout à fait appropriée. »23

Tinguely comme Klein, croyait en la suprématie de l'art, suprématie qui ne pouvait être atteinte que par la dématérialisation de l'art et du concept de l'art.
C'est donc pour dématérialiser l'art que l'artiste utilise des matériaux comme le son.
Tinguely n'utilise pas d'électronique dans ses sculptures. Il aime avant tout la patine d'humanité qui recouvre les vieux moteurs. Cette patine porte l'empreinte du temps, l'usure et l'utilisation prolongée d'un objet ; elle témoigne d'une longue vie au service de l'homme.
Cette sensation, liée à l'ombre de l'homme, créateur de la machine, transparaît dans toute l'oeuvre de Tinguely.24
Si l'on avait demandé à Tinguely pour quelles raisons il utilisait la ferraille, il aurait alors répondu : « Parce qu'elle est belle. ». Un vieux morceau de fer a une forme toute particulière ; qu'on s'en serve ou qu'on le jette, il ne sera jamais, comme une forme abstraite, complètement dénué de sens. La ferraille, comme le mouvement, a des exigences spécifiques, elle implique une sorte de tension, refuse l'abstraction et ses effets décoratifs fortuits.25
Tinguely utilise des roulements à billes pour augmenter la durée de fonctionnement de ses machines. En effet, la force, la stabilité et la robustesse ne sont pas nécessairement synonymes de longévité :

« La langue molle résiste plus longtemps que les dents dures. »26

Méta-Harmonie est une sculpture qui fait de l'art, une machine musicienne tout comme les Méta-matics étaient des machines à dessiner. La machine est humaine, la machine fait de l'art.
Pour Françoise Bertrand Dorléac, la machine n'a plus le même statut que dans les années 1910 – 1920. En lui faisant jouer le rôle d'un artiste, Tinguely fait d'elle la servante d'un grand jeu de hasard et d'échange improductif.27
Tinguely a consacré toute son énergie au problème de l'art en tant que destruction et de la destruction en tant qu'art.28 Ainsi, la Méta-Harmonie serait-elle destructrice de musique traditionnelle, dans l'esprit des intonarumori de Russolo. Elle parodie cette musique traditionnelle.
Conscient de la fonction ludique des sculptures de Tinguely qui emprunte en partie à l'esprit du carnaval (il pratique celui de Bâle avec assiduité), Pontus Hulten insiste aussi sur leur génie corrosif, dans un monde en voie d'être dominé par la précision de la technique et des médias. Il voit son art comme « révolutionnaire », un « fragment de vie pure » oscillant entre l'idée qu'il n'a aucune finalité et que c'est là sa beauté, « qui n'a pas à signifier d'avantage qu'un rat ou qu'une fleur ».29
Comme Jean Tinguely le souligne dans une interview avec Alain Jouffroy, ses œuvres sont libres, joyeuses, mais aussi désespérées. Elles sont condamnées dans une espèce de zone restreinte, à faire toujours le même mouvement.30
Il y a donc un esprit de pessimisme qui pour Tinguely ne fait que répondre à la réalité de l'histoire. Ce pessimisme est, dans Méta-Harmonie, actif, énergique et fondé sur le sentiment ironique d'une puissance de la vie. Mais l'esprit de son oeuvre accuse l'ambivalence entre le goût du tragique et l'attirance pour la fête foraine et le rituel joyeux (musique, couleurs, grandes dimensions, théâtralité).

À l'idéo-robotique chère à Denise René a succédé une œuvre d'art elle-même dotée de créativité : machine à dessiner de 1955 puis machine à peindre en 1959 et machine à faire de la musique en 1979.

« Nous arrivons à un nouveau concept de l'art, nous jugeons de la valeur des œuvres d'art à ce qu'elles produisent et non plus à leur aspect en tant que sculptures. Tinguely fait de l'art parce que c'est une forme de vie. »31

1Extrait d'un télégramme de Pontus Hulten rédigé à l'occasion de l'exposition « Meta - Maschiner » au Wilhem – Lehmbruck Museum de la ville de Duisburg, 1978 / 1979. Cité in PAGE, POPPER, 1980. P. 134.
2Bruno Munari, Manifeste du machinisme, cité in HULTEN, 1988. p. 29.
3HULTEN, 1968.
4DUFRÊNE, RINUY, 2001. P. 51.
5Ibid. p. 53.
6Jean Tinguely in Tinguely parle de Tinguely, extrait d'une émission de Radio-Télévision belge de la communauté française présentée par Jean-Pierre Van Tieghem, le 13 dec 1982, in HULTEN, 1988. P. 362.
7Bruno Munari, Manifeste du machinisme, 1952, cité in HULTEN, 1988. p. 29.
8HULTEN, 1972. P. 83.
9SOUTIF, 1991. P. 62.
10Jean Tinguely in Tinguely parle de Tinguely, extrait d'une émission de Radio-Télévision belge de la communauté française présentée par Jean-Pierre Van Tieghem, le 13 dec 1982, in HULTEN, 1988. P. 362.
11Pontus Hulten, La liberté substitutive ou le mouvement en art et la méta-mécanique de Tinguely, 1955, in HULTEN, 1988. P. 32.
12SEUPHOR, 1959. P. 90.
13BURNHAM, 1968. P. 232.
14Jean Tinguely, Tinguely parle de Tinguely, extrait d'une émission de Radio-Télévision belge de la communauté française présentée par Jean-Pierre Van Tieghem, le 13 dec 1982, in HULTEN, 1988. P. 362.
15Jean Tinguely in GOERG, MASON, 1973. pp. 9 - 16.
16HULTEN, 1988. P. 28.
17Pontus Hulten, La liberté substitutive ou le mouvement en art et la méta-mécanique de Tinguely, 1955, in HULTEN, 1988. P. 32.
18Ibid.
19Jean Tinguely in HULTEN, 1988. P. 365.
20HULTEN, 1988. P. 28.
21BOSSEUR, 1998. P. 260.
22Jean Tinguely in extrait d'une interview de Jean Tinguely recueillie par Charles Goerg et Rainer Michael Mason en juin 1976 in GOERG, MASON, 1976.
23HULTEN, 1988. P. 27.
24HULTEN, 1988. P. 70.
25HULTEN, 1988. P. 70.
26TINGUELY in HULTEN, 1988. P. 137.
27BERTRAND DORLEAC, 2004. P. 237.
28HULTEN, 1988. P. 29.
29HULTEN, 1988. P. 35.
30JOUFFROY, 1966. PP. 35- 43.
31HULTEN, 1972. p. 79.

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