Len Lye (1901 Christchuch, Nouvelle Zélande – 1980, New-York), UNIVERSE (1963 – 1976).
Bande d'acier sur base en bois stratifié, électro-aimant, balle en liège suspendue à un élastique. 220 x 250 x 280. Fondation Len Lye, New plymouth, Nouvelle Zélande.
Universe est composée d'une longue bande de métal courbée en un cercle de 2,50 mètres de diamètre. Un aimant logé dans le socle attire le haut de la bande vers le bas jusqu'à ce que la résistance du matériau provoque un mouvement inverse. La bande supérieure vient alors frapper une boule de liège, suspendue au bout d'un élastique au sommet du dispositif.
« C'est à une véritable respiration magnétique qu'assiste le spectateur, une respiration dont le rythme est soumis au hasard des lois physiques. »1
De même que sa sculpture, les films de Len Lye reposent tous sur une élaboration conjointe de l'image et du son, où le rythme, sorte d'interface entre le registre visuel et le registre acoustique, donne à percevoir une nouvelle formulation de la synesthésie. Les sons que produisent les sculptures de Len Lye sont évidemment fonction du mouvement. Ils sont indissolublement liés à la résistance qu'oppose la sculpture à la force qui veut la faire bouger, à l'air dans lequel elle se déplace.2
Ces sons constituent ce que Len Lye appelle un « mouvement sonore », au sens où , « en termes de lumière, de couleur, de son, d'atomes, [...] rien de physique n'existe dans un état statique. [...] Un mouvement exactement rendu [...] maintenant temporairement l'esprit dans une conscience absolue de la vie ».3
Len Lye, est marqué par les cultures polynésiennes notamment Samoane et Maorie dont on retrouve l'influence dans ses oeuvres.
Son travail a été très novateur dans les domaines du cinéma, de la photographie et de la sculpture et il accordé une place très importante au son.
Lye a consacré une partie de sa recherche à ce qu'il appelle le « vieux cerveau », partie archaïque de l'être humain qui conserve la trace de temps et de comportements immémoriaux. Son primitivisme est la clé de voûte d'un art à vocation universelle. Sa sculpture cinétique, tout comme ses films expérimentaux, est basée sur le concept de « new art of motion » (nouvel art du mouvement) qui intensifie le sens de l'empathie physique.
Comme le souligne Marcella Lista, depuis Poussin, les artistes ont développer une correspondance entre la musique et leur peinture, Kandinsky annonçait ses compositions variées comme une forme de musique visuelle. L'idée de transformer le médium du son en temps et les couleurs en espace grâce à l'abstraction a séduit nombreux avant-gardes dont fait parie Len Lye. Mais la question des correspondances entre musique et arts plastiques va être rapidement dépassée et le son va être utilisé dans les sculptures sonores à des fins variées (et avec des techniques différentes).
Les sculptures cinétiques de Len Lye utilisent tout d'abord des moteurs : c'est le cas de Grass (Herbe), en 1961, composée de tiges métalliques montées sur un support, qui s'entrechoquent lorsque l'objet est activé. Les électro-aimants deviennent un outil expressif plus spécifique à partir du milieux des années 1960. Ils permettent de rendre le poids, la masse physique de la sculpture et sa résistance, partie prenante du mouvement, tandis que celui-ci est amplifié par l'effet de marteaux. Comme Rosalind Krauss le souligne, lors des années 1960, on produisit de plus en plus de sculptures cinétiques et la mécanisation interne de l'objet fut mise en oeuvre pour toucher les zones les plus diverses du spectre émotionnel. C'est en effet aux sens et en particulier à l'ouïe que s'adressent les sculptures sonores. Les sens créant des émotions chez le spectateur. Pour elle, le battement des formes mobiles contre les limites des volumes virtuels qu'elles engendrent crée un vif sentiment de violence et d'agression. Programmées comme des automates et mises en actions lors de sessions spécifiquement organisées en tant que performances, elles se mettent en scène elles-même.4
À partir de 1958, Lye se tourne vers la sculpture cinétique. Elle est exposée au MOMA en 1961 et dans les expositions internationales d'art cinétique.
La mise en scène de la sculpture par elle-même nous amène à nouveau dans le concept de théâtralisation de la sculpture sonore. Mais chez Len Lye, et on le voit bien dans Universe, le spectateur n'est pas acteur, il reste spectateur (ce qui diffère dans un Tactile sonore d'Agam par exemple).
Len Lye décrit The Loop (La Boucle), 1963, proche de Universe :
«The Loop, ruban d'acier poli de plus de six mètres, forme un cercle qui repose sur une plaque magnétique. L'action commence lorsque les aimants tirent la boucle d'acier vers le bas, et soudain la libèrent. Luttant pour recouvrer sa forme naturelle, le cercle d'acier jaillit vers le haut tout en ondulant d'un bout à l'autre, agité de saccades. Il jette de puissants reflets sur le spectateur en émettant une sorte de musique fantasque et rythmée. Parfois atteignant sa hauteur maximale, la boucle frappe une boule suspendue et produit un son harmonieux. Elle danse au rythme d'un trille étrange, de sa propre composition » 5
Les sculptures de Len Lye ont un pouvoir d'une dimension métaphorique, évocant les pulsations de la nature et le chaos, l'inimitable qualité de l'expérience vitale, comme s'il reflétait l'accidentel sans le programmer. Il suggère les principes biologiques non complètement compréhensibles par la science.
Universe est composé, comme bon nombre de ses sculptures au langage formel épuré, de deux éléments : d'un ruban métallique long et d'une boucle.
Kandinsky dans son parallèle entre art et nature, relève que ce qui différencie l'unité élémentaire de l'art abstrait (le point) et l'unité élémentaire de la matière vivante (la cellule), c'est le mouvement.6 C'est cette question du mouvement en tant que véhicule énergétique qui est le noyau de l'oeuvre de Len Lye, dont la mythologie personnelle a été nourrie par la biologie et les découverte génétiques du XXème siècle.7 Le mouvement de la bande métallique de Universe crée une forme dans l'espace qui s'efface aussitôt. Comme J. M. Bouhours le signale, le langage formel que Len Lye élabore pour ses sculptures cinétiques se réduit dans bien des cas à la ligne fermée et au trait (comme dans ses doodles (gribouillages) sur les morceaux de pellicules de ses films ou pour ses peintures).
La boucle et la ligne qui reviennent constamment dans ses oeuvres véhiculent des représentations symboliques ou mythologiques et sont emblématiques de sa théorie du mouvement.8
La boucle et la ligne sont emblématiques de sa théorie du mouvement et de son parcours artistique. D'après Len Lye, la forme de Universe lui correspond. Libéré de la nécessité figurative, l'artiste crée, en parfaite inconscience9, une forme qui lui ressemble : un artiste aux trais anguleux créera une oeuvre sculpturale aux arêtes vives. Contrairement à l'idée de Kandinsky pour qui la forme est l'extériorisation d'une spiritualité judéo-chrétienne, Len Lye (qui porte le bagage des cultures primitives océaniennes maorie, samoane et aborigène) croit au principe de d'auto reproduction qui explicite l'ensemble des représentations que l'artiste peut produire. D'après cela et selon J- M. Bouhours, l'oeuvre est alors la finalisation symbolique d'une impulsion cellulaire, ce que Bergson, dans l'Évolution créatrice pointait comme l'élan vital, dont la représentation échappe à notre pensée logique. Chez Len Lye, cette auto reproduction relève du paradigme biologique. L'acte artistique soumis au déterminisme de notre univers (et en particulier de la matière des cellules vivantes) fonctionne comme un « code ».
« Les caractères héréditaires sont censés être transmis par l'âme. »10
Deuxième élément : la ligne.
Contrairement à la ligne de Kandinsky à l'époque du Bauhaus, la ligne de Len Lye est rarement un tracé droit : elle est plutôt sinueuse. Les doodles sont les prémices de ses sculptures. Il laisse la main aller, cherche un automatisme du geste qui s'arrêtera dès que la conscience aura pris le dessus (un peu comme l'écriture automatique des surréalistes). Mais à l'inverse des surréalistes dont les recherches sur l'inconscient devraient permettre d'élaborer une pensée libérée des perceptions sensorielles immédiates et d'un langage sclérosé.11 L'automatisme de Lye réanime les sensations physiques, biologiques, génétiques, enfouies dans l'être.
« Len Lye pratique le doodle comme un automatisme physique, une empathie musculaire dans laquelle le corps (et en dernier ressort la main de l'artiste) réifie des sensations physiques ou issues du tréfonds de ses organes, gardiens de l'identité biologique et génétique du sujet. »12
L'oeuvre de Len Lye est donc l'expression de son bagage génétique et de sa connaissance intuitive intérieure et inconsciente. D'ailleurs l'artiste a cultivé cette connaissance en copiant des oeuvres d'art aborigènes. Il s'approprie l'esprit que véhiculent ces oeuvres pour en réactiver les traces toujours présentes mais endormies dans son « vieux cerveau ». La forme de Universe peut être conçue comme une forme de nature initiatique dont on trouve l'origine dans ses doodles.
« Je fais toujours des images de type gribouillage quand je suis à la recherche de quelque chose qui me mette le plus possible en accord avec moi même. »13
D'après Len Lye, entre ligne et boucle se trouve le mouvement. Ou plutôt la dichotomie entre l'animé et le figé, entre la sensation et la pensée, entre le mouvement et la représentation. La ligne est le symbole de l'éphémère et du fulgurant (la foudre), de l'énergie, du mouvement, au contraire de l'idéation, qui est la boucle.
« Le mouvement est une entité non préméditée ; il est l'expression non critique de la vie. Dès que nous commençons à méditer, nous cessons de vivre. »14
La force vitale représentée sous forme d'énergie, de mouvement, de son, l'emporte sur la mort et l'inertie. Le son étant le résultat de la mise en mouvement d'ondes.
Ce sont les grecs qui, les premiers, ont reconnu consciemment les antécédents de la muse du mouvement.15 Ils ont identifié certaines de ses caractéristiques sous le terme de kinein (« mouvement ») et aisthesis (« perception »), d'où nous tirons notre mot kinésthésie : les sensations de mouvement dans les muscles, les tendons et les articulations ; et pour les effets du mouvement, sous celui de kineticos : cinétique (qui relève du mouvement ou qui est causé par lui).
L'art de la composition du mouvement est donc l'art cinétique.
Len Lye rappelle que le sens du mouvement, c'est à dire notre sens neuro-moteur, ou nerveux et musculaire, est ancré dans le sens inconscient du poids corporel. Ce sens est sollicité dans la plupart de nos actions, quand nous marchons, courons, mangeons ou nous nous asseyons par exemple. Toutes ces actions sont contrôlées en maintenant sans cesse notre équilibre et en manoeuvrant sans cesse notre poids corporel. D'après Len Lye, notre capacité à contrôler le mouvement et la liberté innée que nous avons de l'exercer sont la source organique de notre sentiment de liberté. Avec Universe, il joue avec notre perception du poids physique et l'accentue à l'aide de notre perception auditive.
L'artiste compose avec le mouvement comme le musicien qui transpose les sons en thèmes musicaux. D'après Len Lye, le mouvement imprègne la réalité physique de notre existence et surtout, elle affecte à un degré important la sensualité et les stimulations empathiques que nous tirons de la vie.
« Nous ne sommes pas seulement amenés à ressentir la puissance et la grandeur de l'énergie dans le mouvement; l'artiste cinétique peut faire en sorte que les choses semblent flotter, légères comme des plumes, puis s'affaler, voleter comme des paillons, voltiger et foncer comme des oiseux-mouches, ou se balancer et gémir comme des joncs au bord de l'eau. »16
Universe nous rappelle inconsciemment ou symboliquement l'univers, ses mouvements, son énergie et les sensations qu'il procure à l'homme depuis ses origines. Le son semble être ici le témoin de cette énergie, le témoin du mouvement.
« Je crois rendre indirectement hommage à l'énergie, particulièrement à la forme de son individuation avec un raffinement du processus que l'on appelle l'émotion esthétique. Les scientifiques semblent se référer à l'individuation de l'énergie quand il parle de la force directrice de l'évolution. Je crois que cette force, quelle qu'elle soit, est la même énergie que celle qui conduit l'imagination créatrice; mais je ne pense pas que l'énergie créatrice soit un pur produit du cerveau, entièrement sous son contrôle. Je crois qu'elle résulte de la force évolutionniste de l'individualité, filtrée à travers la matrice du type d'individualité auquel nous appartenons sur le plan tempérament – type qui inclus le patrimoine génétique et les sens physiques dont notre corps est porteur. ».17
L'énergie est l'essence même de notre individualité, elle sert à la perfectionner, à la symboliser, à la servir. D'après Len Lye, l'expérience psychologique de cette essence est inconsciemment et symboliquement imprimée dans les oeuvres d'art.
Universe, comme les autres oeuvres de Len Lye, est la représentation inconsciente de l'individualité de l'artiste. L'énergie sert l'individualité à s'exprimer en imaginant, en créant des oeuvres d'art qui, à leur tour produisent de l'énergie (le mouvement, le son symbolisent l'énergie créatrice et lui rendent hommage). L'animation de Len Lye est une forme de surréalisme abstrait plus proche de l'esthétique anti-industrielle, mystique et transcendantale de l'école de New-York et non un hymne à la mécanisation. Son intérêt pour le jazz est également à rapprocher de celui pour ce mouvement. (Il relie son esthétique au « minimalisme » de compositeurs comme Steve Reich). Les sculptures cinétiques ont toutes pour éléments principaux des sections ou des boucles identiques réalisées dans un matériau flexible et mises en mouvement. (par des moteurs ou des électro-aimants). Dans Universe, Lye ajoute un marteau pour augmenter la dimension sonore. Il baptise « sculptures en mouvement tangibles » ces oeuvres réalisées entre 1959 et 1963 ; les cycles répétés qui les animent étant une projection physique de la notion de film en boucle (il s'agit d'une conception de la sculpture d'un cinéaste expérimenté). Un crescendo de mouvements accélérés termine le cycle dans un paroxysme violent. La métaphore sexuelle de l'orgasme est un élément central de cette sculpture. Lye parlait souvent de la différence entre le « nouveau cerveau », c'est à dire l'esprit théoricien, intellectuel et cartésien, et le « vieux cerveau », dans lequel sont stockées les données instinctives et génétiques qui constituent le mémoire de la race humaine.
« Mon rapport à moi même est toujours corporel ». « Je ne travaille qu'avec le sentiment de quelque chose de magique, quelque chose qui paraît avoir une signification. [...] je cherche juste à obtenir l'effet hypnotique de cette chose qui semble avoir une signification, sans savoir pourquoi. »18
Lye est opposé à toute théorie abstraite. La ligne est animée, qu'il s'agisse de cinéma ou de sculpture.
« Personnellement, je n'ai aucune connaissance de la mécanique, ni aucune connaissance des moteurs, des systèmes de relais, des servocommandes. Je suis peut-être plus du côté du tapis volant que de la soucoupe volante, et j'aimerais mieux être l'héritier de l'Aborigène d'Australie avec son boomerang et son bullroarer19 que l'héritier de constructivisme et de la mécanique. »20
Lye n'est pas le seul artiste cinétique à ajouter le son à la sculpture et à en faire un élément essentiel, qui accentue et complète le mouvement, l'amenant à un niveau supérieur du spectaculaire. Ses variations sur les arcs oscillants, les courbes symétriques, les ondes et les vibrations de métaux divers se déploient par le truchement de la force électrique. Dans son studio qu'il décrit comme un amas de ressorts métalliques et de gadgets d'animation, il continuera de réaliser des sculptures cinétiques, caractérisées par leur élégance et leur forme minimale subtile. Immérsion joycienne dans les formes circulaires – infini, éternel retour.
Il ne cessera jamais de faire des expériences avec la couleur, le son et le mouvement (les films en couleurs accompagnés d'un musique au tempo intense peuvent susciter des stimuli sensoriels directs.
1 D'après Marcella Lista in GUIGON, PIERRE, 2005. pp. 188 – 189.
2 Selon W. Curnow in BOUHOURS, HORROCKS, 2000. p. 99.
3 Len Lye, avec Laura Riding, Film Making, épilogue I, 1938. pp. 231 – 235. Cité in BOUHOURS, HORROCKS, 2000. p. 99.
4 KRAUSS, 1997. p. 229.
5 Len Lye in BURNHAM, 1968. p. 270.
6 J.M Bouhours, La conjonction de la forme et du mouvement in BOUHOURS, HORROCKS, 2000. p. 73.
7 Ibid.
8 Ibid. p. 74.
9 Selon Len Lye in J.M Bouhours, La conjonction de la forme et du mouvement in BOUHOURS, HORROCKS, 2000. p. 74.
10 Ibid.
11 J.M Bouhours, La conjonction de la forme et du mouvement in BOUHOURS, HORROCKS, 2000. p. 74.
12 Ibid. p. 78.
13 Len Lye cité in J.M Bouhours, La conjonction de la forme et du mouvement in BOUHOURS, HORROCKS, 2000. p. 78.
14 Ibid. P. 79.
15 D'après Len Lye, L'art en mouvement, 1964, in BOUHOURS, HORROCKS, 2000. p. 159.
16 Ibid. p. 161.
17 Ibid. p. 165.
18 Len Lye in Wystan Curnow, An interview with Len Lye cité in BOUHOURS, HORROCKS, 2000. p. 136.
19 Objet sacré de rites aborigène, le bullroarer est un morceau de bois gravé, plat et oval, dont une extrémité est attachée à une corde. Quand on le fait tournoyer, il produit un fort vrombissement.
20 Len Lye in Wystan Curnow, An interview with Len Lye cité in BOUHOURS, HORROCKS, 2000. p. 136.
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