Le réel doit être fictionné pour être pensé.
Extrait de Jacques Rancière, Le partage du sensible, esthétique et politique, ed. La Fabrique, 2000. pp.61-64.
Cette proposition est à distinguer de tout discours - positif ou négatif - selon lequel tout serait "récit" avec des alternances de "grands" et de "petits" récits. La notion de récit nous enferme dans les oppositions du réel et de l'artifice où se perdent également positivistes et déconstructionnistes. Il ne s'agit pas de dire que tout est fiction. Il s'agit de constater que la fiction de l'âge esthétique a définit des modèles de connexion entre présentation de faits et formes d'intelligibilité qui brouillent la frontière entre raison des faits et raison de la fiction, et que ces modes de connexion ont été repris par les historiens et les analystes de la réalité sociale. Ecrire l'histoire et écrire des histoires relèvent d'un même régime de vérité. Cela n'a rien à voir avec aucune thèse de réalité ou d'irréalité des choses. En revanche il est vrai qu'un modèle de fabrication des histoires est lié à une certaine idée de l'histoire comme destin commun, avec une idée de ceux qui "font l'histoire", et cette interpénétration entre raison des faits et raison des histoires est propre à un âge où n'importe qui est considéré comme coopérant à la tâche de "faire" l'histoire. Il ne s'agit donc pas de dire que "l'Histoire" n'est faite que des histoires que nous nous racontons, mais simplement que la "raison des histoires" et les capacités d'agir comme agents historiques vont ensemble. La politique et l'art, comme les savoirs, construisent des "fictions", c'est-à-dire des réagencements matériels des signes et des images, des rapports entre ce qu'on voit et ce qu'on dit, entre ce qu'on fait et ce qu'on peut faire.
Nous retrouvons ici l'autre question qui porte sur le rapport entre littéralité et historicité. Les énoncés politiques ou littéraires font effet dans le réel. Ils définissent des modèles de parole ou d'action mais aussi des régimes d'intensité sensible. Ils dressent des cartes du visible, des trajectoires entre le visible et le dictible, des rapports entre des modes de l'être, des modes du faire et des modes du dire. Il définissent des variations des intensités sensibles, des perceptions et des capacités des corps. Ils s'emparent aussi des humains quelconques,ils creusent des écarts, ouvrent des dérivations, modifient les manières, les vitesses et les trajets selon lesquels ils adhèrent à une condition, réagissent à une situations, reconnaissent leurs images. Ils reconfigurent la carte du sensible en brouillant la fonctionnalité des gestes et des rythmes adaptés aux cycles naturels de la production, de la reproduction et de la soumission. L'homme est un animal politique parce qu'il est un animal littéraire, qui se laisse détourné de sa destination "naturelle" par le pouvoir des mots. Cette littéralité est la condition en même temps que l'effet de la circulation des énoncés littéraires "proprement dits". Mais les énoncés s'emparent des corps et les détournent de leur destination dans la mesure où il ne sont pas des corps, au sens d'organismes, mais des quasi-corps, des blocs de paroles circulant sans père légitime qui les accompagne vers un destinataire autorisé. Aussi ne produisent-ils pas des corps collectifs. Bien plutôt ils introduisent dans les corps collectifs imaginaires les lignes de fracture, de désincorporation. Cela a toujours été, on le sait, l'obsession des gouvernants, et des théoriciens du bon gouvernement, inquiets du "déclassement" produit par la circulation de l'écriture. C'est aussi, au XIXe siècle, l’obsession des écrivains "proprement dits" qui écrivent pour dénoncer cette littéralité qui déborde l'institution de la littérature et détourne ses productions. Il est vrai que la circulation de ces quasi-corps détermine des modifications de la perception sensible du commun, du rapport entre le commun de la langue et la distribution sensible des espaces et des occupations. Ils dessinent ainsi des communautés aléatoires qui contribuent à la formation de collectifs d'énonciation qui remettent en question la distribution des rôles, des territoires et des langages. - en bref, de ces sujets politiques qui remettent en cause le partage donné du sensible. Mais précisément n'est pas un organisme ou un corps communautaire . Les voies de la subjectivation politique ne sont pas celles de l'identification imaginaire mais de la désincorporation "littéraire".
vendredi 27 mai 2011
jeudi 26 mai 2011
Son et sculpture, introduction de mon étude
C'est à la suite des dernières grandes expositions Sons et Lumières, une histoire du son au XXème siècle, présentée au centre Georges Pompidou du 22 septembre 2004 au 3 janvier 2005 et L'oeil moteur, art optique et cinétique, 1950-1975 présentée du 13 mai au 25 septembre 2005 au musée d'art moderne et contemporain de Strasbourg que s'est posée à moi la question des rapports entre visuel et sonore dans les arts plastiques.
Quels rapports peut-on mettre en commun entre le visuel et le sonore ?
La majorité de la bibliographie sur le sujet traite de cette question par l'association de la peinture et de la musique. Sont alors cités les romantiques, et la correspondance des sens. Wagner et le concept d'oeuvre d'art total (Gesamtkuntswerke) ou encore Scriabine.
On trouve beaucoup de recherches sur l'association sonore et visuel qui illustrent les rapports entre sonorité et couleur, sonorité et lumière ou encore forme et sonorité par le biais des théories de Kandinsky et de l'abstraction lyrique par exemple ou encore avec les oeuvres de Delaunay et son travail sur les ondes, Klee ou Mondrian, le musicalisme, etc.
Il est vrai que la musique a été un modèle dans l'essor de l'abstraction, en peinture, vers 1910.
Les arts plastiques ne se restreignent pourtant pas uniquement à la peinture et les associations du visuel et du sonore dans l'art du XXème siècle ne se bornent pas à des rapports métaphoriques : alors que les tableaux restent silencieux, les sculptures ne le sont plus forcément.
Avec l'éclatement des disciplines et frontières traditionnelles des catégories formelles, musique et bruit, art et science, art et vie se mêlent.
Les expérimentations menées au début du siècle par les futuristes, les dadaïstes et ces dernières décennies par John Cage, ont constitué de précieux catalyseurs pour les artistes qui souhaitaient se situer par delà les catégories conventionnelles.
L'utilisation de sons réels dans la sculpture apparaît avec Dada et la récupération du Ready-made du hasard, du matériau le plus pauvre, de l'évènement quotidien ou anodin. Les œuvres défont le mythe des correspondances. Les avant-gardes du début du siècle ouvrent la sphère artistique à la vie sociale, publique : comment rejoindre le spectateur ? Son quotidien ? Comment travailler à la lisière de l'art et la vie ? Les futuristes russes et italiens exploitent l'idée de la beauté mécanique et du bruit comme musique. C'est grâce à l'arrivée du magnétophone (1939) et de la bande magnétique, puis de la généralisation des procédés magnétiques dans l'industrie phonographique (1945), que les tenant de la musique concrète commencèrent l'exploration du phénomène sonore (1948 – 1949). Ainsi, le travail de Pierre Schaeffer marque un tournant décisif. L'utilisation du son proprement plastique va se développer surtout à partir des années 1950 (importance de John Cage, Happening et Fluxus) selon différentes directions.
L'introduction de son réel s'inscrit dans une tendance générale à remplacer les jeux de l'illusion et de la fiction en sculpture par une expérience et un rappel au concret (à l'instar de la lumière et du mouvement réels). Mais les « nouveaux » matériaux (son, lumière, mouvement réels) ont aussi contribué à la dématérialisation de l'objet structural et des forces énergétiques ont trouvé une application dans l'art tri-dimensionnel.
De nouvelles formes sociologiques d'implication du spectateur dans le processus créateur ont fait leur apparition chez les sculpteurs.
D'un côté le développement progressif de nouveaux outils. De l'autre la prise en compte toujours plus importante du spectateur, de sa participation à l'œuvre qui entraîne une dynamique d'élargissement sensoriel et le conduit au-delà de la seule perception optique.
Ces sculptures sonores permettent aux artistes d'intervenir à propos de l'espace, du temps de la perception et font partie d'un développement des années 1960 – 1970 pendant lesquelles le concept de sculpture s'est élargi.
Jean-Yves Bosseur dans ses ouvrages Le visuel et le sonore, intersections musique / arts plastiques aujourd'hui1 et Musique et Arts plastiques, interactions au XXème siècle2 consacre un chapitre à la sculpture sonore dans lequel il dresse un panorama de celle-ci depuis le début du XXème siècle à nos jours.
Je m'inspire de ses recherches, mon but étant d'approfondir les questions inhérentes à l'utilisation du son dans la sculpture.
Le son désigne aussi bien un phénomène physique que psychique, selon que l'on considère la sensation perçue ou la vibration sonore qui lui donne naissance. Le terme occulte alors le passage du son dans l'espace inhérent à sa forme vibratoire.
La vibration sonore résulte de la perturbation mécanique d'un objet par frottement, pincement, frappement. Les molécules d'air se propagent alors en ondes circulaires ou sphériques. La vibration perturbe le milieu en créant des variations de pression. (On observe les compressions et dépressions des molécules d'air par le va et vient de la membrane du tympan par exemple.). Ces vibrations traversent une distance avant de parvenir à l'auditeur, si bien que tout son est temporel et spatial pour nous. La vibration circule, est absorbée, est conduite, renvoyée. Notre corps, réagit comme beaucoup de matériaux, en absorbant les sons, à cela près que nous les ressentons. Le son remet perpétuellement en cause notre relation aux distances en nous faisant parvenir ce qui est derrière nous, derrière un mur par exemple. La vibration sonore transforme l'expérience que nous avons de l'espace et du temps.
L'oeuvre plastique ou musicale est nécessairement appréhendée dans l'espace et dans le temps. Cette correspondance est accentuée par l'importance grandissante accordée ces dernières années à l'expérience du spectateur. Les sons nous donnent des informations mais comme toute perception, il nous donne aussi des illusions.
Le but de ma recherche est de comprendre quand, comment et dans quelle mesure est-ce que l'on peut parler de sculpture sonore. Il s'agit de développer l'importance du matériau « son » dans le vocabulaire plastique contemporain sans minimiser l'aspect visuel de la sculpture qui reste primordial.
Pour ce faire, j'ai dressé un panorama de sculptures sonores réalisées par des artistes différents (et d'origines différentes), de matériaux différents et d'années différentes dans lesquelles le son (produit de manière différente à chaque fois), est utilisé dans un but propre à la volonté de chaque artiste et dont l'utilisation est revendiquée (même si l'époque et le lieu de réalisation de ces sculptures coïncident).
Je me borne à l'étude de la sculpture dans son aspect matériel, plastique, concret voir tactile dans laquelle le son est utilisé comme matériau et revendiqué comme tel. Des sculptures encore visibles aujourd'hui dont le son est diffusé par celle-ci.
Le terme d'installation sonore est créé par Max Neuhaus (1939 - ) pour palier à la lacune lexicale dans le domaine des arts plastiques. Il distingue ses œuvres des sculptures sonores auxquelles elles étaient amalgamées jusque là. L'installation est un travail sonore sur le lieu, ou la diffusion de composition musicale dans un espace d'exposition (comme les installations sonores de La Monte Young (1935 - ) par exemple.). Mais dans les sculptures sonores, les sons ne sont pas conçus indépendamment de leurs sources.
Ces sculptures ont été exposées à plusieurs reprises dans des expositions illustrant le thème de l'art sonore mais qui pourtant, n'ont pour la plupart pas donné suite à de nombreux travaux ou recherches. La bibliographie sur le thème de la sculpture sonore est assez mince (quelques chapitres dans les ouvrages de Jean-Yves Bosseur précédemment cités, ou encore dans celui de Florence de Méredieu Histoire matérielle et immatérielle de l'art moderne3 ou encore dans un compte rendu de colloque intitulé Le visuel et le sonore4.
Les catalogues d'expositions consacrées à l'art sonore (le thème est volontairement généraliste car ces expositions exhibaient de nombreux travaux différents à ce sujet et non exclusivement de la sculpture) ainsi que les monographies des artistes sont également éclairants.
Les expositions (institutionnelles) sur le thème de l'art sonore ayant eu lieu depuis 1960 exposant des sculptures sonores sont :
- L'oeil moteur au musée d'art moderne et contemporain de Strasbourg du 13 mai 2004 au 25 septembre 2005.
- Sons et lumières, une histoire du son dans l'histoire du XXème siècle, du 22 septembre 2004 au 3 janvier 2005 au Centre Georges Pompidou à Paris.
- Klangskulpturen en 1985 à la Städtischer Galerie de Würzburg.
- A noies in your Eye ! : An International Exhibition of Sound Sculpture à la galerie Arnolfini de Bristol en 1985 – 1986.
- Écouter par les yeux : Objets et environnements sonores au musée d'Art moderne de Paris en 1980.
- Für Augen und Ohren : Von der Spielhur Zum akustischen Environment : Objekte, Installationen, Performances, à l'Akademie der Kunst de Berlin en 1980.
- Sound : An Exhibition of Sound Sculpture, Instrument Building and Acoustically Tuned Spaces à Los Angeles en 1979.
- Sound sculpture : A collection of Essays by Artists surveying the Techniques, Applications, and Future Directions of Sound Sculpture, à Vancouver en 1975.
- The Machine as seen at the end of the Mechanical Age au Museum of Modern Art de New-York en 1968.
Ces expositions sont les témoins de nombreuses tentatives d'échange, voir d'osmose entre les domaines du visuel et du sonore qui n'ont cessé, au XXème siècle, de se ramifier et de se diversifier.
Le matériau « son » offre de nombreuses possibilités (moteurs, instruments de musique, cordes, électro-aimants, radios, main du spectateur, enregistrement sur bande magnétique, etc.)
Le son réel est utilisé dans la sculpture dès le début du siècle avec les Intonarumori de Russolo et certains artistes s'en servent déjà dans leur travail mais le plus souvent le son est produit accidentellement (souvent, les sculptures cinétiques émettent des sons en se mouvant, c'est le cas des sculptures de Pol Bury par exemple. Chez Tinguely, dans les années 1950, on entend le bruit des moteurs et des roues qui tournent). Le phénomène de sculpture sonore ne prend réellement de l'ampleur qu'à partir des années 1960 aux Etats-Unis et en France, moment où les artistes usent volontairement du son, cherchent des moyens de le produire et de l'incorporer à la sculpture.
Où et comment la sculpture sonore s'est-elle mise en place? Quels ont été les contextes de création? les influences des artistes? les messages dont ces sculptures étaient porteuses? comment le public les a-t-elle reçues? Et quelle influence ont-elles eu postérieurement?
En premier lieu il me paraît nécessaire de présenter les différents travaux réalisés sur le thème des interactions entre « visuel et sonore » et entre « son et arts plastiques » puis entre « son et sculpture ».
I / CORRESPONDANCES ENTRE MUSIQUE ET ARTS PLASTIQUES ET LE TOURNANT VERS L'ABSTRACTION.
a) Époque Romantique et œuvre d'art totale.
C'est à partir de l'époque Romantique que des peintres et musiciens, visant à une sorte de retour à l'unité originelle de la création, ont été amenés à refuser la séparation jugée arbitraire des arts et à s'interroger sur l'analogie des sensations visuelles et sonores.
C'est donc dans cette optique que sont conçues des œuvres polysensorielles dans lesquelles s'exprime une volonté de fusion entre plusieurs pratiques afin de parvenir à l'œuvre d'art intégrale.
C'est en effet avec le Romantisme que le questionnement d'un art par un autre en vient à remettre en cause les certitudes admises (et donc les académismes) et à s'interroger sur les racines communes à toute expression artistique. Wagner développe le concept d'œuvre d'art totale (Gesamtkunstwerke) dans laquelle touts les arts fusionnent dans une œuvre unique.
Pour Baudelaire, « les parfums, les couleurs, les sons se répondent », ainsi qu'il l'a écrit dans son poème « Correspondances ».
La synesthésie des sens est d'abord établie dans le domaine médical au XXème siècle sous le nom « d'audition colorée ». Le père Castel invente au XVIIème siècle un clavier à couleurs pour créer une musique pour les yeux destinée aux sourds.
Les recherches abstraites du début du XXème siècle explorent ainsi les équivalences entre couleur et son, dans un va et vient extraordinairement inventif, privilégiant les dispositifs lumineux, tels ceux de Baranoff-Rossiné ou de Stanton Macdonald-Wright. Depuis Klee, avec ses transpositions du langage musical, jusqu'à Mondrian inspiré par les rythmes du jazz, la polyphonie visuelle alimente les recherches picturales. Cette correspondance entre les arts (musique, théâtre, peinture, architecture, cinéma) jouera un rôle important au sein du Futurisme et du Bauhaus.
Mais comme Jean-Yves Bosseur le souligne, la dimension musicale des œuvres plastiques reste alors toutefois simulée, métaphorique, ce qui ne minimise en rien l'importance de l'art musical aux arts plastiques.
Au chapitre sur les correspondances sensorielles dans son ouvrage Musique et Arts plastiques, Jean-Yves Bosseur montre que la plupart des intuitions sur lesquelles se fonderont les futures intersections entre musique et arts visuels sont nées à la fin du XIXème siècle, moment où la classification académique qui divisait les disciplines artistiques en arts de la vue ou arts de l'espace (architecture, sculpture, peinture), arts de l'ouïe ou arts du temps (musique et arts du langage) et arts du mouvement ou arts de synthèse (danse, théâtre, cinéma), se révèle de plus en plus caduque et incapable de rendre compte des profondes mutations que connaît chaque discipline de pensée.
Il insiste sur le fait que plusieurs sens se trouvent concernés par chacune des catégories précédemment citées et que, par conséquent, toute tentative systématique de classement est inopérante dans les faits.5
À la fin du XIXème siècle, l'intérêt des artistes s'amplifie pour le concept de Gesamtkunstwerk développé par Wagner. On assiste à la conception synthétique, de claviers de couleurs, d'associations multiples de sons et d'images, comme en témoignent les recherches de Baranoff-Rossiné.
L'esthétique de Scriabine est marquée par la quête d'une transcendance à laquelle doit contribuer la communion de tous les arts. C'est vers l'union mystique dans l'Un que celui-ci oriente sa démarche spirituelle. L'œuvre d'art synthétique, qui ferait appel à toutes les sensations, serait la seule capable de témoigner de la sympathie naturelle des choses, du fait que tout est vibration et que dans cette vibration originelle commune à tout phénomène se dissimule la cohésion parfaite.
« Le monde est un système de correspondances à la fois immobile à chaque instant donné et se
transformant inlassablement dans le temps. » Écrit-il dans son journal.6
b) Musique et abstraction picturale.
Les recherches sur la propriété de résonance de la couleur dans la première décennie du XXème siècle sont accompagnées de la naissance de l'abstraction. On assiste à l'étude approfondie des correspondances entre la couleur et le son, dans le but d'aboutir à une connaissance des lois chromatiques qui puissent s'apparenter à la théorie de l'harmonie en musique.
C'est Adolf Hölzel qui, le premier, défriche le terrain en déclarant en 1904 : « De même qu'il existe en musique une théorie du contrepoint et de l'harmonie, je pense qu'on devrait également tendre, en peinture, vers une certaine théorie des contrastes artistiques de toute espèce et de leur équilibre harmonique. »7
D'après Karin Von Maur, ce qui a fasciné les peintres du passé dans la musique, c'est son immatérialité, son indépendance souveraine à l'égard du monde visible et des contraintes de reproduction de ce dernier auxquelles les arts plastiques se sont sentis enchaînés pendant des siècles.8
Florence de Merédieu rappelle que la musique fut traditionnellement conçue par les philosophes (Platon, Goethe, Kant, Hegel) et par les artistes (Klee, Kandinsky, Matisse, etc.) comme le plus immatériel de tous les arts.9
Envisagée comme pôle d'attirance spirituel, la référence musicale fût un des facteurs qui permirent à Kandinsky de progresser vers l'abstraction.
Kandinsky proposa dans son traité « Du spirituel dans l'art », une des premières théories de l'harmonie à l'usage d'une nouvelle peinture qui accordait une valeur absolue à la « résonance intérieure » des couleurs et des formes. Il s'intéressa aux analogies entre le timbre en musique et la tonalité en peinture. Il associe les principaux tons de couleurs avec certains instruments. Pour lui, le jaune sonne comme une trompette ou une fanfare, l'orangé comme un alto ou une puissante voie de contralto, le rouge comme un tuba ou de forts coups de timbales, le violet comme un basson, le bleu comme un violoncelle, une contrebasse ou un orgue, et le vert comme les sons calmes, amples, et de gravité moyenne du violon.10
Et il précise que « La couleur est la touche. L'œil est le marteau. L'âme est le piano aux cordes nombreuses. »11
Hölzel lie sa conception de l'harmonie à la musique classique, et notamment à Bach et à Mozart et Kandinsky avec sa connaissance de Schönberg exploite la dissonance mais les deux artistes caressent le même idéal d'un art absolu, équivalent à la musique.
La musicalité picturale va pour Kandinsky, dans le sens de la spiritualisation qui mène progressivement tous les arts vers un but ultime : l'immatériel.
Mondrian et Malevitch s'intéressent également à la musique dans la peinture. Mondrian se réfère sans cesse dans ses compositions à la base mathématique de la musique.
Les titres de quelques grandes œuvres du début du XXème siècle illustrent bien le rapprochement entre les artistes et la musique à cette époque :
Pastorale, Kandinsky, 1911; Grande fugue, Kandinsky, 1912; Sonatine pour violon et piano, Franz Marc, 1913; Whith Hidden noise, Duchamp, 1916; La musique est comme la peinture, Picabia, vers 1915 – 1920; Grande danse, Schwitters, 1921; Dans le style de Bach, Klee, 1919; Jazz, Man Ray, 1919, Broadway Boogie-Woogie, Mondrian, 1942; ou encore les premiers objets-guitares de Picasso et les dispositions rythmiques de la composition des œuvres cubistes.
En créant un langage pictural autonome, les peintres entendaient se forger des équivalents visuels à cette absence de référence au monde des objets.
Delaunay fut l'un des premiers artistes (avec Cézanne et Seurat) qui étudièrent les rapports entre lumière et couleur, la perception musicale et la perception simultanée.
Quelques peintres américains stimulés par la théorie des contrastes simultanés se réunirent pour former le groupe des Synchromistes et s'engagèrent dans une voie proche de celle de Delaunay.
Stanton Macdonald-Wright et Morgan Russel en furent les premiers initiateurs.
D'après Karin Von Maur, le désir de dématérialiser l'œuvre peinte et de souligner sa dimension temporelle favorisa la prise de conscience des rapports intrinsèques entre les sons et les couleurs, qui renvoyaient à certains principes physiques de la mécanique des vibrations et des ondes.12
Pour Henri Valensi, qui fut, après 1913 le créateur du Musicalisme, la composition d'un tableau s'appuie sur les grandes lois de la composition musicale : rythme, dynamisme, leitmotiv, etc.
Charles Blanc-Gatti utilise le terme de « Chromophonie » pour désigner une méthode visant l'union des vibrations sonores et lumineuses selon un principe de concordance mathématique. Celle-ci est basée sur les relations entre les couleurs et les harmoniques des sons.
Il faut relever que le but des artistes musicalistes n'est aucunement de traduire plastiquement une musique mais bien plutôt d'en relever les échos psychiques dans le domaine visuel comme le souligne Jean-Yves bosseur13. Pour Valensi, en se musicalisant, sans renoncer pour autant à ses outils spécifiques, tout art devrait parvenir à transmettre les vibrations les plus intimes de l'âme humaine.
II / LES AVANT – GARDES ET LE REFUS DE LA CORRESPONDANCE
a) L'art et la vie. Rupture : hasard et bruit.
L'utilisation du son réel dans les arts plastiques est relativement récente et rare.
Il faut attendre les avant gardes du début du XXème siècle, soucieuses d'établir des passerelles entre les arts et adeptes de la correspondance des sens, pour que le son (réel) soit pris en compte au sein des arts plastiques.
L'introduction du son réel s'inscrit dans une tendance générale à remplacer les jeux de l'illusion et de la fiction en peinture et en sculpture par une expérience et un rappel au concret (à l'instar du mouvement réel et de la lumière réelle bien qu'artificielle).
D'une manière générale, on constate que les artistes de la seconde moitié du XXème siècle expriment des intentions fondamentalement différentes de celles qui ont été développées au cours des premières décennies ; il n'est plus tant question de correspondances, d'affinités sensorielles, d'analogies ou de métaphores entre les domaines du sonore et du visuel que d'une interpénétration de plusieurs champs d'activité.
À partir des années 1950, se multiplient les cas ambigus d'interférences qui annoncent l'éclatement dont témoignera une partie de la production artistique des décennies suivantes.
De tels objets auront fréquemment en commun de tendre vers une remise en cause souvent radicale des disciplines existantes et des coupures, jugées arbitraires, qui en résultent. Ce n'est toutefois plus un art total, synthétique qui est visé, mais plutôt une coexistence de phénomènes éventuellement vécus comme disparates, hétérogènes, sans qu'il soit nécessaire de montrer de liens logiques entre eux.14
En fait, les artistes ont déjoué les pièges de la correspondance des sens, des relations entre les arts et de la pluridisciplinarité en développant, souvent à l'aide des techniques et technologies, leur vision de plasticiens.
Le but de ces artistes n'est donc plus la recherche d'une correspondance entre les sens ou bien une équivalence entre sonore et visuel.
Les préoccupations plastiques des artistes agissent en stimulateur de l'activité physique ou mentale du public.
Le concept d'œuvre d'art totale est donc ici hors de propos.
Le futurisme et le dadaïsme représentent les prémisses de telles démarches et font place au bruit et au silence.
Parmi les futuristes, Luigi Russolo décrète que le bruit fait partie du monde sonore et construit des instruments à cet effet : les Intonarumori.
b) Futurisme et Art des bruits.
Le futurisme est à l'origine des avancés du son dans le domaine de l'art. Ce mouvement artistique radical a engendré en plus de ses oeuvres, un projet global de natures différentes. Les intentions créatrices des futuristes impliquent de fréquents entrecroisement, les modes d'expression s'interpellant les uns les autres et brouillant les limites assignées à chaque domaine artistique.
c'est sans exclure la musique, ou plutôt tout ce qui a rapport au sonore, avec l'invention de nouveaux instruments et des hypothèses de travail vocal qui ouvrent sur une extension insoupçonnée du domaine poétique, que les futuristes mènent leur projet.
Pour Jean-Yves Bosseur, Le futurisme, mouvement des bouleversements artistiques a engendré un projet global de nature polymorphe et s'est attaqué violemment aux sacro-saintes valeurs de notre passé culturel. Un tel projet inclut bien sûr la musique ainsi que tout ce qui a rapport au sonore.15
Dans leurs ouvrages, Ferruccio Busoni « Sketch of a New Aesthetic of Music » (1907), et Ballila Pratella « Musica Futurista » (1912) remettent en cause la hiérarchie des genres et l'enseignement musical.
Dans le premier manifeste futuriste de Marinetti publié le 20 février 1908 dans le Figaro, apparaissent les thèmes fondamentaux (que reprendront les manifestes ultérieurs). Il est question d'une révolte contre les traditions et le musée, d'une exaltation du coup de poing, d'une attitude agressive dans laquelle le chef d'œuvre ne peut exister, de la vitesse magnifiée par la société industrielle et ses machines, de l'énergie qui peut aller jusqu'à la guerre ou le geste destructeur des anarchistes.
Les futuristes sont à l'origine de créations importantes telles que lyrisme synthétique, les mots en liberté, le dynamisme plastique, la musique enharmonique, l'art des bruits et la peinture des sons et des odeurs qui influenceront les artistes qui travailleront avec le son.
Les peintres futuristes italiens intègrent dans leurs toiles des composantes multisensorielles, comme les odeurs, les lumières et les sons qui composent le spectacle de l'agitation urbaine. (Carrà : Ce que m'a dit le tram ; Les bruits du café nocturne, 1914). Ils composent leurs tableaux de manière musicale, jouant sur l'effet de pulsation, de rythmes chromatiques ou plastiques. Deux manifestes illustrent leurs recherches sur les correspondances entre les sens : la Chromophonie et la couleur des sons de Prampolini et la Peinture des sons, bruits et odeurs de Carrà.
D'après Carrà, c'est avec le futurisme que la peinture cesse d'être un art silencieux, car, pour lui, il est indiscutable :
- Que le silence est statique et que les sons, bruits et odeurs sont dynamiques.
- Que les sons, bruits et odeurs sont des formes et intensités différentes de vibrations.
- Que chaque succession de sons, bruits et odeurs imprime dans l'esprit une arabesque de formes et de couleurs.
La peinture devra donc être bruyante et transmettre toutes les couleurs de la vitesse, de la joie, « des cafés chantants et des music-halls, toutes le couleurs conçues dans le temps et non dans l'espace » en jouant sur les rythmes.16
Dans la peinture futuriste et à travers les notions de simultanéité et de vitesse, le temps a une dimension musicale.
Carà est à la recherche d'une peinture totale avec une fusion des sens. On retrouve à nouveau la question de la correspondance des sens, d'analogies polysensorielles :
« Au point de vue de la forme : il y a des sons, des bruits et des odeurs concaves ou convexes, triangulaires, ellipsoïdaux, oblongs, etc. Au point de vue de la couleur : il y a des sons, des bruits et des odeurs jaunes, rouges, verts, indigos, bleu ciel et violets. Dans les gares, dans les usines, garages et hangars, dans le monde mécanique et sportif les sons, bruits et odeurs sont presque toujours rouges; dans les restaurants, cafés et salons, ils sont argentés, jaunes et violets. »17
Les futuristes sont aussi à l'origine de remises en cause au sein de la création musicale. Dans son « Manifeste des musiciens futuristes » (1911), Fransesco Balilla – Pratella s'en prend à la « musique bien faite » et au « bon devoir de rhétorique ». Il préconise « l'enharmonisme », qui « prête à notre sensibilité rénovée le maximum possible de sons déterminables et combinables, et nous permet des relations bien plus neuves et plus variées d'accords et de timbres. »18
Quant à la poésie de Marinetti, elle vise elle aussi à englober les éléments sonores comme les onomatopées.
« Ce cercle limité de sons purs doit être brisé et l'infinie variété des bruits doit être conquise. » (Luigi Russolo)
« Pendant neuf ans de lutte, le Futurisme a jeté dans le cirque de l'intelligence ses grandes créations : le lyrisme synthétique, les mots en liberté, le dynamisme plastique, la musique enharmonique, l'art des bruits et la peinture des sons et des odeurs. »19
Le 11 mars 1913, les choses se précisent avec la publication du manifeste « L'art des bruits » (Arte dei rumori) de Luigi Russolo (Portogruaro, Italie, 1885 – Cerro di Laveno / Lago Maggiore, 1947).
Ce manifeste est à l'origine une lettre écrite à son ami compositeur Ballila Pratella. (Illustration 1)
« Le son musical est trop restreint, quant à la variété et à la qualité de ses timbres. On peut réduire les orchestres les plus compliqués à quatre ou cinq catégories d'instruments différents quant au timbre du son : instruments à cordes frottées, à cordes pincées, à vent en métal, à vent en bois, instruments de percussion. La musique piétine dans ce petit cercle en s'efforçant vainement de créer une nouvelle variété de timbres. Il faut rompre à tout prix ce cercle restreint de sons purs et conquérir la variété infinie des sons-bruits. »20
Russolo désire utiliser le bruit à des fins artistiques. Son objectif est de rénover la musique, de rompre avec le passé symbolisé d'après lui par le Classicisme et le Romantisme en utilisant le dynamisme, le quotidien, le mouvement, le grincement des machines plutôt que la tranquillité et la pureté des sons chers aux adeptes du Romantisme.
« L'art des bruits n'est pas limité à une simple reproduction de la matière sonore, il tire sa principale faculté d'émotion du plaisir acoustique que l'artiste obtient en combinant les différents bruits. »
Selon Russolo tous les bruits organisés sont musicaux. Il crée alors des instruments : les Intonarumori (Bruiteurs) que l'on peut diviser en plusieurs familles : Hululeurs, Froufrouteurs, Bourdonneurs, Eclateurs, Glouglouteurs, Sibileurs, Coasseurs, Crépiteurs ou Grondeurs, inclus dans un orchestre.
Intonarumori, (bruiteurs), 1913 / 1933.
Bois et métal
Ululatore (Hululeur), 105 x 80 x 80 cm.
Ronzatore (Ronfleur), 80 x 85 x 89 cm.
Crepitatore (Trépidant), 150 x 65 x 65 cm.
Gracidatore (Coasseur), 40 x 91 x 40 cm.
Stroppiciatore (Broyeur), 69 x 90 x 120 cm.
Frusciatore (Frémisseur), 70 x 105 x 55 cm.
Sibilatore (Siffleur), 55 x 120 x 40 cm.
C'est lors du premier grand concert futuriste, le 21 février 1913 à Rome, au théâtre Costanza, et avec un Intonarumori, que Russolo donne naissance au Bruitisme. Le 29 avril 1914, Russolo dirige au théâtre Dal Verme de Milan son « Gran concerto futurista d' Intonarumori » avec dix-huit instruments. Le scandale s'en répand dans le monde entier.
S'efforçant d'atteindre une dissonance maximale, le Bruitisme combine les sons les plus discordants : rires, hurlements, raclements, sifflements, ronflements, sanglots, râles, etc.
La plupart de ces sons ont une origine corporelle ou proviennent des bruits de la « grande ville », entendue comme source privilégiée de matériaux sonores et concrets. Ainsi, Russolo cherchera des équivalents aux bruits riches en sons harmoniques des dynamos, des moteurs et des centrales électriques.
Russolo effectue avec ses instruments, une tournée de concerts. Le musicologue et musicien Hugues Davies assiste à un concert en 1914 et décrit le bruit des Intonarumori comme des « rots amusants » ou encore « navires de guerre prenant le large en pétant. »
Pierre Scize, journaliste, décrira de manière pittoresque le Concert bruitiste de Russolo qui eut lieu en 1921 au théâtre Hébertot :
« Le hululeur qui grogne, le grondeur qui barrit, le crépiteur qui stridule, le strideur qui miaule, le bourdonneur qui sifflote, le glouglouteur qui hoquette, l'éclateur qui mugit, le sibilleur qui émet de profonds rots, le croasseur qui vrombit, le froufrouteur qui chuinte... »21
Russolo voyagera en Europe avec ses instruments. Il les présente à Paris devant Varèse, Ravel, Milhaud et Stravinsky mais aucun d'entre eux ne s'intéressa aux « Instruments à bruits ».
Mais si ses Intonarumori ne furent pas exploités par les compositeurs et musiciens de l'époque, ils révolutionnèrent cependant les conceptions musicales.
Dans les années vingt, Russolo mettra au point un nouvel instrument, le Rhumorharmonium, précurseur du « piano préparé » dans lequel il réunit 23 bruiteurs.
Pour Jean-Yves Bosseur, Russolo appartient à une génération de découvreurs qui prône une attitude foncièrement expérimentale, au sens où le but recherché n'est en rien un système de normes pouvant se substituer à l'ancien mais à la quête de l'invention permanente, dans l'esprit d'artisanat furieux.22
L'art des bruits va influencer de nombreux artistes (par exemple dans la musique concrète et sa remise en question de la scission de l'art et du quotidien par exemple.)
Ce qui ressort des expérimentations futuristes et ce qui va marquer leurs recherches sont la volonté de libérer la musique de l'harmonie tonale et la remise en cause de la hiérarchie entre les sons de hauteur déterminée et les bruits. C'est ce que Russolo cherche à faire avec l'invention d'instruments aptes à rendre compte de la richesse inépuisable que constitue le monde des sons.
Ce qui va apparaître dans la sculpture sonore et qui est repris à l'Art des bruits est l'attention au son lui-même, dégagé de tout jugement de valeur ainsi qu'une appropriation de l'environnement industriel. Selon Russolo, notre héritage culturel a anémié nos sens en maintenant à l'écart les bruits qui nous entourent. Les artistes plasticiens et musiciens vont très largement reprendre au cours du XXème siècle la théorie futuriste de l'absence de fondement de l'opposition entre son et bruit. (John Cage ou encore Pierre Schaeffer et l'invention de la musique concrète par exemple).
c) Objet Ready-made et Surréalisme.
D'après Franck Popper, certaines sculptures s'inscrivent dans l'histoire de l'objet et de son insertion dans l'art contemporain. Celle-ci commence par l'objet Ready-made et l'objet Surréaliste pour aboutir à un véritable art de l'objet, avant de décliner grâce à une dématérialisation sur le plan des paramètres plastiques (et des nouveaux média) ainsi que sur le plan des idées (art conceptuel).23
Marcel Duchamp introduit le hasard dans l'écriture musicale (Erratum musical) et John Cage confirme cette attitude en accueillant dans le « silence » les bruits ambiants.
À leur suite les artistes Fluxus mettent les disciplines artistiques sur un pied d'égalité. Objets et actes du quotidien deviennent les matériaux de composition musicales.
Le Dadaïsme, illustre également les prémices d'une quête d'interactions entre les disciplines artistiques.
MAN RAY (1980, Philadelphie, U.S.A – 1976, Paris). PERPETUAL MOTION, 1923-1959.
Se compose d'un métronome agrémenté d'une photographie d'oeil découpée et fixée à l'extrémité de la tige pendulaire. Hauteur: 23.5 cm. Version de 1956 d'après l'original « Objet à détruire » de 1923, (collection Françoise Tournié à Paris).
« J'ai toujours eu le désir profond de prendre, un jour, mon marteau pendant que l'oeil fait son tic tac au cours d'une conversation et de démolir complètement le métronome d'un seul coup bien visé. »24
Un groupe d'étudiants, prenant le titre « objet à détruire » au pied de la lettre, l'a fait pour lui lors d'une exposition Dada à Paris, en 1957 à la Galerie de l'institut.
« Qu'est-ce que l'aliénation mentale?
C'est une horloge ou un métronome qui oublie d'aller plus lentement ou de s'arrêter. »
L'incongruité de ce montage conduit à s'interroger sur l'identité de l'objet ainsi obtenu, auquel toute fonction semble être déniée.
Dans son texte « A primer of the new art of two dimentions », Man Ray précise ses intentions esthétiques et son rapport à la musique, expliquant que, pour lui, aux modes d'expression « statiques » que sont la peinture, la sculpture et l'architecture, s'opposent les modes d'expression « dynamiques », musique, danse et littérature. Le premier groupe appelle une appréhension instantanée, tandis que le second implique un déroulement dans le temps.
On retrouve dans tous ses objets et collages une part de non-sens qui empêche une compréhension unique.
Les objets de Man Ray s'imposent avec une sorte d'évidence de l'absurde, comme indifférents aux qualités esthétiques ou aux connotations poétiques que l'on peut leur attribuer.
En ce sens, le statut de l'objet chez Man Ray rejoint par certains aspects celui de Duchamp, avec qui il entretint de longs rapports d'amitié et de complicité intellectuelle.25
MARCEL DUCHAMP (Blainville-Crevon, 1887 – Paris, 1968) À BRUIT SECRET, 1916.
Pelote de ficelle, plaques de cuivres gravées et objet inconnu
Collection Arensberg.
« A bruit secret : tel est le titre de ce ready-made aidé, une pelote de ficelle entre deux plaques de cuivre réunies par quatre longs boulons. A l'intérieur de la pelote de ficelle, Walter Arensberg ajouta secrètement un petit objet qui produit du bruit quand on le secoue. Et à ce jour, je ne sais pas ce dont il s'agit, pas plus que personne d'ailleurs. »26
Un exercice orthographique sans signification particulière est gravé sur les deux faces du Ready-made À bruit secret. Les flèches indiquent que la ligne se poursuit par la ligne correspondante de la face opposée. (Illustrations 10 et 11)
« Sur les plaques de cuivre, j'inscrivis trois courtes phrases dans lesquelles des lettres manquaient ça et là comme une enseigne au néon lorsqu'une lettre n'est pas allumée et rend le mot intelligible. »27
« Il est un point que je veux établir très clairement , c'est que le choix de ces ready-mades ne me fut jamais dicté par quelque délectation esthétique. Ce choix était fondé sur une réaction d'indifférence visuelle, assortie au même moment à une absence totale du bon ou mauvais goût... en fait une anesthésie complète.
Une caractéristique importante : la courte phrase qu'à l'occasion j'inscrivais sur le ready-made.
Cette phrase, au lieu de décrire l'objet comme l'aurait fait un titre, était destiné à emporter l'esprit du spectateur vers d'autres régions plus verbales. Quelquefois j'ajoutais un détail graphique de présentation : j'appelais cela pour satisfaire mon penchant pour les allitérations, « ready-made aidé »(« ready-made aided »). »28
Duchamp pousse la démystification de l'art et de l'artiste jusqu'aux implications les plus tranchées dans ce ready-made : pourquoi les sons ne seraient-ils pas eux aussi des « objets trouvés »? Sa démarche créatrice implique la nécessité d'un renversement des valeurs esthétiques. Il pose l'affirmation d'un « faire » artistique en tant que brèche dans l'univers du possible. D'après Jean-Yves Bosseur, les deux partitions qu'il compose en 1913, Erratum musical pour voix: La mariée mise à nu par ses célibataires même et Erratum musical pour ensemble d'instruments, au moment ou il cesse de peindre sur toile, montrent bien qu'elles s'inscrivent dans un projet plus général, comme véritable procès de l'art où Duchamp s'affranchit totalement de toute contrainte d'ordre esthétique ou idéologique.29
d) Autre influence des sculpteurs travaillant avec le son : Alexander Calder (1898, Philadelphie, Etats-Unis – 1916, New-York).
« Au milieu des « innovations » artistiques survenues après la Grande Guerre, la démarche de Calder était si éloignée des formules qu'il dût inventer un nom nouveau pour ses formes en mouvement. Il les baptisa « mobiles ». Dans leur traitement de la gravité, troublée par de doux mouvements, elles donnent le sentiment qu'elles portent des plaisirs qui leur sont propres et qui n'ont rien à voir avec le « plaisir de se gratter », pour citer Platon dans son Philèbe. Une brise légère, un moteur électrique, ou les deux réunis sous la forme d'un ventilateur électrique, met en mouvement des poids, des contrepoids, des leviers qui dessinent dans l'air leurs arabesques imprévisibles et introduisent un élément de durable surprise. La symphonie est complète quand la couleur et le son entrent en jeu et font appel à tous nos sens pour qu'ils suivent la partition non écrite. Pure joie de vivre. L'art de Calder est la sublimation d'un arbre dans le vent. »30
À Caracas, l'Aula Magna de l'université est ornée d'un immense plafond acoustique de Calder. Ses premières machines (celles du début des années 1930), comportaient un petit moteur qui faisait un bruit de cresselle. Les grands mobiles réalisés plus tard cliquetaient dans le vent mais le son n'était pas voulu et c'est pour la libération du mouvement dans la sculpture qu'il influencera beaucoup d'artistes dont Pol Bury et Jean Tinguely.
D'après Franck Popper, le concept de sculpture s'est élargi au point d'éclater pendant les années 1960 – 1970. On peut trouver des signes de ce développement dans de nombreux objets et environnements sonores de cette époque dans lesquels les artistes peuvent toujours intervenir à propos de l'espace, du temps, de la perception, de la compréhension. Ce sont les exemples de ces enjeux formels (et sonores) qui impliquent le spectateur / auditeur d'une manière nouvelle.31
1BOSSEUR, 1992.
2BOSSEUR, 1998.
3DE MEREDIEU, 1994
4DENIZEAU,1998
5BOSSEUR, 1998. PP. 12-13.
6Alexandre Scriabine, Notes et Reflexions, Paris, Klincksieck, 1979, p. 27. cité in BOSSEUR, 1998. p. 27.
7Adolf Hölzel, Über die künstlerischen Ausdruckmittel und deren Verhältnis zu Natur und Bild, Die Kunst für alle, Munich, 1904. P. 132. Cité in DUPLAIX, 2004. P. 17. (Traduit par Jean Torrent.)
8DUPLAIX, 2004. P. 17.
9DE MEREDIEU, . P. 343.
10KANDINSKY, 1954. P. 162.
11Ibid.
12DUPLAIX, 2004. P. 19.
13BOSSEUR, 1998. P. 45.
14BOSSEUR, 1998. P. 215.
15BOSSEUR, 1998. P.199.
16Bosseur, 1998. p.200.
17Carrà cité in BOSSEUR, 1998. P.200.
18Balilla-Pratella in Bosseur, 1998. p. 203.
19Bosseur, 1998. p.199.
20Extrait de L'art des bruits de Russolo.
21Pierre Scyze cité in DE MEREDIEU, 1994. P. 344.
22BOSSEUR, 1998. P.203.
23René Block, À la recherche de la musique jaune in PAGÉ, POPPER, 1980. P. 9.
24 Man Ray in PAGÉ, POPPER, 1980. P. 102.
25BOSSEUR, 1998. P. 208.
26DUCHAMP, 1975. P. 226.
27Ibid. P. 191.
28Bref exposé de Marcel Duchamp au musée d'art moderne de New-York au cours d'un colloque organisé le 19 octobre 1961 par William C. Seitz, dans le cadre de l'exposition « L'art de l'assemblage » in DUCHAMP, 1975. P. 191.
29BOSSEUR, 1998. P. 211.
30Marcel Duchamp, Études critiques pour le catalogue de la « Société Anonyme », 1949 in DUCHAMP, 1975. P. 196.
31Franck Popper in PAGE, POPPER, 1980. P. 5.
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