dimanche 23 novembre 2014

Contradiction des procédés de l'art, mécanique de création : le hasard



Au cours des siècles, la seule association concevable de l'union du hasard et de la production artistique est l'accident de matière. Une forme imprévue stimule un regard qui y projette une forme. E. H. Gombrich explique en 1960 que :

« Les images qui surgissent par surprise au sein de l'informe, comme dans les nuages sont le produit du hasard, et c'est nous qui sommes, par nature, portés à l'imitation et qui donnons à ces nuages une forme et un sens. »1.

« Ce que nous découvrons dans les formes du ciel « dépend de notre aptitude à voir en elles des objets ou des images que notre mémoire a enregistrées. »2.

Ce phénomène de projection est, bien sûr, à l’œuvre face à une machine de Jean Tinguely. L'imagination du spectateur prête des images à des formes, prête des attitudes gestuelles à des déplacements ou à des mouvements, prête une intonation à une sonorité.

La contradiction, ici, est celle des valeurs traditionnelles, celle-ci apparaît dans la provocation inhérente au fait que Tinguely travaille ouvertement en collaboration avec le hasard, alors que cela est, encore dans le contexte dans lequel il œuvre, taxé d'insignifiance. Le présupposé étant « qu'un artiste n'a pas le droit de laisser le hasard prendre sa place, parce qu'il n'est pas d'art possible sans une intention humaine, sans un père qui s'en porte garant, même s'il (surtout s'il) se dit inspiré par des forces qui le dépassent. ».3

Tinguely n'a pas inventé la collaboration entre l'artiste et le hasard. Au début du XXe siècle, Marcel Duchamp (Trois stoppages-étalon, de 1913) et Hans Arp (Selon les lois du hasard, 1916) inaugurent la revendication, pleinement assumée, de l’œuvre aléatoire en lui accordant une place de choix dans le processus de création. Mais loin d'être habituel, l'usage de ce dernier ne se généralise qu'après la seconde guerre mondiale. S'éloignant de l'accident impromptu, Marcel Duchamp établit un protocole précis et scientifique :

« Un fil de un mètre tendu à un mètre de hauteur, est lâché au-dessus d'un plan horizontal. L'opération est accomplie trois fois à chaque fois, les fils sont collés exactement tels qu'ils ont touché le support, sans que leurs méandres soient modifiés. Le tout est soigneusement conservé dans un coffret comme de nouveaux étalons de mesure qui, s'ils pervertissent la rectitude traditionnellement de mise, n'en restent pas moins de fidèles unités du mètre. »4.

La même année, Duchamp conçoit Erratum musical dont la partition est rédigée avec des notes tirées au sort dans un chapeau. Pour ses collages Selon les lois du hasard, Arp laisse tomber des morceaux de papier déchirés sur une feuille, puis les colle tels qu'ils se posent. Par la suite, le Surréalisme revendique l'emploi du hasard, principalement autour de la notion de hasard objectif d'une part et, d'autre part, celle d'automatisme, intimement liée à celle de l'inconscient. Même si le « hasard » peut revêtir des sens très différents les uns des autres (déterminations inconnues d'un effet, zones d'ombre concernant l'explication des événements, ce qui se soustrait à l'explication, à la prévision, au contrôle), le hasard (« azahr » en arabe, qui signifie « jeu de dés ») influe forcément, pour une part, sur la création et fait inévitablement partie de la vie. L'art ne peut pas échapper aux aléas. Plusieurs théoriciens ont travaillé sur les enjeux et conséquences liées au hasard dans l'art : Gombrich comme nous venons de le voir pour la projection, Henri Focillon pour l'irruption de l'inattendu (Éloge de la main, (1934)) ou encore Umberto Eco avec sa notion d'Oeuvre ouverte (1962) et la multiplicité des interprétations par exemple.

En effet, Henri Focillon, dès 1943, vantait les mérites de « l'irruption de l'inattendu »5 en s'appuyant sur l'histoire de Protogène. D'après lui, la forme incontrôlée doit être considérée comme un stimulant pour l'imagination. Elle n'est pas un échec, au contraire, celle-ci est l'occasion, pour l'artiste, de s'ouvrir aux évocations qu'elle entraîne. « À mesure que l'accident définit sa forme dans les hasards de la matière, à mesure que la main exploite ce désastre, l'esprit s'éveille à son tour. »6. Et en 1962, Umberto Eco se penche sur l'indétermination de la vision et la multitude d'interprétations possibles d'une même œuvre. L’imprécision d'une forme ne peut que suggérer ; ce qui caractérise « l’œuvre ouverte » est qu'elle recherche cette imprécision pour elle-même ; il affirme « Pour réaliser l’ambigüité comme valeur, les artistes contemporains ont souvent recours à l'informel, au désordre, au hasard, à l'indétermination des résultats »7.

L'idée d'ouverture de l’œuvre est basée sur une ambigüité foncière qui fait sortir de la fixité de la perception. La machine tinguelienne est un stimulant pour l'imagination. Le hasard, chez Tinguely, est explicitement aménagé au sein du processus de création. Il se niche dans les engins motorisés, principalement, d'abord par le jeu laissé dans les engrenages, lequel produit des mouvements, des sons, et prend l'apparence, sinon de happenings, au moins de spectacles. On le retrouve, également, dans le procédé d'objectivation qu'il rend possible lorsque l'artiste prélève des objets dans une décharge par exemple ; on le retrouve aussi dans l'improvisation et la participation du spectateur. Bien que Tinguely lui accorde une place importante, le hasard n'est pas chez lui le seul élément de création ; c'est ainsi que d'une part, les objets trouvés ne sont pas pris / choisis au hasard et, d'autre part ne sont pas assemblés au hasard non plus. L'artiste fait souvent des dessins préparatoires qui indiquent les grandes lignes de ce qui sera réalisé, qui lui donnent une idée du résultat. Mais l’œuvre tinguelienne affiche, non sans provocation, ce qu'elle doit à l'incontrôlé, dans la manière dont elle est faite, la détermination de ce qu'elle produit et la manière dont elle est perçue.

« Je travaille beaucoup avec des choses que je n'ai pas digérées, je ne sais pas toujours ce que je fais, je me laisse aller. Je perds le contrôle et quand je place une roue orange à côté d'une plaque rouillée ça fonctionne avec les racines et l’orange qui vient là. Tout ça c'est un ensemble – c'est une réalité que je fais fonctionner. »8.

Le hasard fait phénomène dans les années 19609 et l'aléa est mis en avant, de façon explicite, à Paris comme à New York. La plupart de ces œuvres revendiquant un caractère aléatoire furent crées dans un laps de temps très court, principalement entre 1958 et 196210, c'est-à-dire lors d'une période charnière entre l'apparition du Nouveau Réalisme, des happenings new-yorkais et de Fluxus. Les facettes du hasard sont d'autant plus variées qu'il n'est circonscrit ni à un mouvement, ni à une discipline. Au sein même de l’œuvre tinguelienne, celui-ci recouvre également de nombreux aspects.

La notion d'automatisme, dans l'art, trouve ses origines dans le Surréalisme qu'André Breton définit en 1924 comme un « automatisme psychique pur »11. L'automatisme surréaliste repose sur « l'absence de tout contrôle exercé par la raison »12, que ce soit pour créer une image ou un texte. C'est le déconditionnement de l'artiste au moment de la création qui importe. Les artistes qui se livrent à l'automatisme, se permettent, selon les termes de Roger Caillois, « de refuser toute intervention réfléchie ou dirigée, de renoncer de parti pris aux avantages que procurent l'ingéniosité, la méthode, la persévérance, la maîtrise13.

Au début des années 1960, la peinture gestuelle apparaît comme un procédé au sein duquel la vitesse d’exécution s'avère déterminante pour que l'esprit ne soit pas rattrapé par la raison et que la réflexion face place à l'improvisation. Cette peinture est donc appréhendée via l'idée d'une lucidité altérée et d'une exécution rapide. Mais la machine-sculpture est-elle une surprise pour son créateur ? Est-ce que le processus de création de Tinguely, pour les sculptures, est un automatisme ?

À priori, seule les mécanismes sont automatiques. Tinguely réalise le plus souvent des schémas préparatoires et, lorsque ce n'est pas le cas, même s'il dit ne pas savoir pourquoi il fait les choses, la collecte et l'assemblage d'objets demande un temps suffisamment long pour qu'il ne s'agisse pas d'une action non contrôlée. Tant que sa sculpture est considérée comme objet fixe, l'artiste sait comment il la réalise, mais une fois qu'elle est mise en mouvement, il ne contrôle plus ce qui se passe.

Ce qui dérange alors est le fait que les dessins, produits par ces petites machines d'apparence bricolée et instable, sont différents à chaque fois qu'une nouvelle feuille de papier sort. Cet aspect aléatoire établit une parenté avec la peinture et le doute s'installe à l'idée qu'une machine puisse avoir une personnalité, ce qui entraîne, non sans ironie, la question de la nature automatique d'un Pollock ou d'un Mathieu. L'automatisme est révélé dans ce cas par l'accident.

L'emploi du hasard dans le processus de création (utilisations d'objets manufacturés, rebuts, trouvés dans des décharges, jeu dans les engrenages) est garant d'une certaine objectivité. Comme la machine est en marche, les accidents ne sont pas les effets de l'état psychique de Jean Tinguely. La subjectivité de l'artiste ne prend place qu'avant le moment où la machine est mise en fonctionnement. Le travail d'artiste consiste alors, essentiellement, à mettre en œuvre les conditions d'apparition des mouvements, des traces picturales et/ou sonores. Chez Tinguely, il n'y a pas d'abandon de la gestuelle à proprement parlé, d'abord parce qu'il construit la sculpture et, ensuite, parce que les machines font des mouvements et non des gestes. Ces réalisations ne peuvent pas être expressionnistes car ce sont des machines, dépourvues donc de psychisme. Les premiers Moulins à Prière de 1954 font découvrir à Tinguely un mécanisme dont le but n'est pas la précision mais l'anti-précision, c'est la mécanique du hasard. Duchamp qualifia certaines de ses propres œuvres de « hasard en conserve », Tinguely, lui, étudie le « hasard en action ».

Les machines de Tinguely sont plus des anti-machines que des machines. En effet comme le précise Pontus Hulten14, ce que l'on recherche d'ordinaire dans une machine c'est, d'une part la régularité et, d'autre part, la précision. Ce que cherche Tinguely, c'est le désordre mécanique. L'artiste crée des machines qui sont des systèmes dynamiques, alliant récurrence et présence de la sensibilité, aux conditions initiales. Cette sensibilité explique le fait que, pour un système chaotique, une modification infime des conditions initiales peut entraîner des résultats imprévisibles sur le long terme. Ces deux propriétés entraînent un comportement extrêmement désordonné que l'on peut qualifier de « chaotique ». Les systèmes chaotiques s'opposent notamment aux systèmes intégrables de la mécanique classique, qui furent longtemps les symboles d'une régularité toute puissante en physique théorique. Les créations tingueliennes ne sont pas précises, mécaniquement parlant, même si son art repose sur la répétition et le mouvement perpétuel de la roue, il n'y a, comme nous l'avons vu, ni commencement ni fin, ni passé, ni futur. Le spectateur assiste à une transformation perpétuelle. Pontus Hulten a relevé, fort justement, que l'art de Tinguely apparaissait comme « la matérialisation exemplaire du relativisme »15 ; à propos des Méta-Malevitch le critique dira :

« On peut calculer la périodicité des reliefs. Il est prouvé, par exemple, qu'en fonctionnant sans répit, l'un d'entre eux répétera la même constellation au bout d'un an environ. Mais les embrayages se faussent ; peut-être les formes reprendront-elles leur position initiale au bout de deux mois, peut-être dans plusieurs siècles. C'est d'un relativisme exemplaire. »16.

Même si les travaux de Tinguely expriment l'usage délibéré du hasard, ils diffèrent de ceux de Marcel Duchamp, par exemple (comme le Hasard en conserve), car ses créations sont en mouvement. Nous pouvons même dire que ses créations dépendent de ce hasard, car celui-ci participe pleinement de ses créations. Hulten voit dans cette part de liberté, une liberté qui dépasse celle des êtres humains :

«  […] Ses travaux sont de la chance en action. Ils dépendent de hasards merveilleux. Ils vivent dans une liberté que l'on peut envier. Ils se tiennent au-delà du cadre des lois et des systèmes. Ils incarnent dans sa pleine beauté, l'anarchie intégrale. C'est là un art totalement révolutionnaire, plus libre que nous ne pourrons jamais espérer l'être nous-même. Il n'est pas interdit de le prendre pour un fragment d'existence pure qui aurait réussi, par-delà la vérité et le mensonge, à déserter le royaume du bien et du mal. »17.

Dès 1954, le mouvement des œuvres de Tinguely est régi par le hasard. Intimement associé à la mobilité de ses constructions, il est un élément fondamental de son travail. L'artiste suisse a exploité les possibilités d'un principe mécanique favorisant l'irrégularité, les variabilités du mouvement et de ses combinaisons.

Comme le relève Pierre Saurisse, Tinguely est une figure privilégiée pour comprendre le renouvellement du statut de hasard à la fin des années 1950. Ses œuvres regroupées en plusieurs séries, bien que dérivant pour la plupart d'un même principe mécanique, traduisent à la fois une réaction à l'encontre d'un académisme du hasard, et indiquent une autre voie où le ludique l'emporte sur le spectaculaire18.

La sculpture tinguelienne, à l'image d'un organisme vivant, est mobile, a une durée et se transforme ; elle est une forme en devenir, capable de surprises et d'imprévus.

Le mouvement des œuvres de Tinguely est fondamentalement associé au hasard, à l'accident, à l'aléa, à l'incertitude de ce qui advient : hasard dans le processus de création, hasard que ces réalisations produisent en tant que dispositif, hasard lié à la manipulation qu'en fera le spectateur ; de plus, dans le cadre d'une manifestation organisée dans le but de placer le spectateur face à ce qui détermine le hasard, l'artiste favorise l'apparition de ce dernier. Du fonctionnement aléatoire de ses machines, Tinguely disait :

    « Je fais éclater les rapports de précision […] j'introduis des hasards dans le machinisme exact. »19.

La situation est, ici, bien différente de celle qui caractérise les « vraies machines » où c'est la régularité qui domine. Ce rôle du hasard avait déjà été signalé par Pontus Hulten, dans son texte de présentation de l'exposition Peintures cinétiques (Paris, 1957), où il parlait du « désordre mécanique », de « hasard en fonction », « d'anarchie intégrale, dans toute sa beauté » et des engrenages de ses peintures (qui) n'ont pas d'autre précision que celle du hasard.20

La démarche tinguelienne semble être entendue comme une entreprise systématique de « déconstruction » de la machine, au service de la revendication de l'accident comme affirmation d'une liberté qui s'oppose à un monde toujours plus organisé. En effet, si l'artiste affirme la prévalence de l'action sur l'objet, c'est à plusieurs niveaux : lors de la phase de réalisation des sculptures d'abord, puis ensuite, dans le fait qu'une fois mises en marche et sur la base des différentes interprétations qu'elles provoquent chez les spectateurs, ces œuvres créent des situations multiples en engageant la participation active de ceux qui sont en face. La méta-machine tinguelienne voit sa forme modifiée, d'une exécution à l'autre et à l'intérieur d'une structure globale. Tinguely ouvre l'exécution à l'imprévu, que ce soit le sien, celui de sa machine ou celui du spectateur. Mais l'indétermination n'est pas synonyme d'improvisation totale. L'indétermination est la condition d'une certaine liberté créatrice. Elle laisse de la place aux opérations de hasard : celles qui interviennent dans la composition de l’œuvre, dans son fonctionnement d'une part, mais, également, à celles qui trouvent place dans l'interprétation faite par le spectateur, car cette dernière est imprévisible dans son contenu même, son rythme, sa durée, etc. Le hasard, par son caractère totalement incontrôlable, apparaît, aussi et surtout, comme un rempart contre la pression du pouvoir, quel qu'il soit.

Les machines de Tinguely se dépensent sans compter, produisent des mouvements chaotiques. Celles-ci peuvent être de redoutables instruments d'analyse du langage plastique, poétique, philosophique, tout en étant des prototypes donnant à voir le hasard en action dans tout dispositif créatif : lorsque ce sont des machines à peindre, elles restituent analytiquement les procédés de la peinture, selon le schéma classique de la « déconstruction ». Quand elles sont des Méta-Harmonie, elles font de même avec la musique, quand elles sont des Baloubas, elles le font avec la danse et quand elles s'adressent aux Philosophes, elles éclairent le processus de notre rapport à la pensé, et sa construction. John Cage voyait, dans l'emploi du hasard, le partage des responsabilités. Boulez, quant à lui, y percevait un travail de composition aux responsabilités qui n'élimine, ni la rigueur, ni le choix car, justement, le choix réside justement dans la nature des questions posées par l'artiste. La question de la méthode est très importante lorsqu'il s'agit d'avoir recours au hasard, dans la création artistique. Pour la composition de musique aléatoire, Pierre Boulez admet qu'« il est logique de rechercher une forme qui ne se fixe pas, une forme évoluante qui se refusera, rebelle, à sa propre répétition ; en bref, une virtualité. »21. Mais Boulez relève la contradiction d'une telle issue qu'il considère être une impasse à la composition de musique aléatoire. Il lui apparaît nécessaire de trouver des moyens de maîtriser le hasard, de délimiter le périmètre dans lequel son action pourra librement avoir lieu. C'est pourquoi le compositeur autorise à l'interprète une certaine liberté concernant la lecture de la partition, sans, non plus, lui permettre l'improvisation : « cette liberté a besoin d'être dirigée, d'être projetée car l'imagination « instantanée » est plus susceptible de défaillances que d'illuminations22. Comme Boulez, Tinguely reste maître du jeu parce qu'il conditionne le cadre dans lequel pourra s'exprimer le hasard. Il décide des limites et des contraintes auxquelles devra se plier l’exécution. Le hasard est donc dirigé. Il y a du jeu dans les engrenages, mais justement il y a des engrenages, et une structure qui les reçoit. Dans cette mesure, la machine est limitée et limitante. C'est pour cela qu'on ne pourra pas faire sortir d'une Méta-Harmonie un son d'oiseau, ni faire accomplir une rotation au piano. Le hasard est modéré. La méta-machine tinguelienne peut faire varier infiniment les combinaisons, mais à l'intérieur d'une structure déterminée. L'apport majeur de Jean Tinguely est ici lié au fait que l'artiste favorise la prolifération anarchique du hasard. C'est ce qui permet de dire que la machine est « libre », elle semble pouvoir improviser et opérer des choix. Le hasard peut s'exprimer au sein des micro-structures de l’œuvre, car chacune des variations, en s'accumulant aux autres, crée un nouveau résultat à chaque instant, car le système est constitué de micro-systèmes. L'ensemble est formellement bien orienté par Tinguely qui conditionne les possibilités de résultats. Même s'il est évident que son comportement est imprévisible, un Balouba ne va pas s'envoler, toutefois, il n'est imprévisible que dans une certaine mesure, c'est-à-dire dans la mesure ou à l'actualisation de l'imprévisible répond la potentialisation du prévisible.

Le caractère phénoménal de l’œuvre apparaît être sa condition d’existence. Elle est en action. Mais le phénomène Tinguely se mesure aussi à la réception des performances de ses machines par le public.

1E. H. Gombrich, L'Art et l'illusion : Psychologie de la représentation picturale, trad. Guy Durand, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque des sciences humaines », 1987, p.234 (1960).

2Ibid., p. 235.

3Jean-Claude Lebensztejn, L'Art de la tache : Introduction à la nouvelle méthode d'Alexander Cozens, Montélimar, Editions du Limon, 1990, p.132.

4Marcel Duchamp, Duchamp du signe, écrits réunis et présentés par Michel Sanouillet, Paris, Flammarion, 1976, p.36.

5Henri Focillon, Vie des formes. Éloge de la main, Paris, Quadrige / Presses universitaires de France, 1981, p.121 (1943).

6Ibid., pp.123-124.

7Umberto Eco, L'Oeuvre ouverte, trad. Chantal Roux de Bézieux avec le concours d'André Boucourechliev, Paris, Éditions du Seuil, 1965, p.9 (1962).

8Tinguely, réalisé par Jean-Denis Bonan, bibliothèque publique d'information du centre Georges Pompidou, 1988.

9Voir à ce propos : Pierre Saurisse, La mécanique de l'imprévisible, art et hasard autour de 1960, L'Harmattan, Paris, 2007.

10Ibid., p.21.

11André Breton, « Manifeste du Surréalisme » (1924), in Manifestes du Surréalisme, Paris, Pauvert, 1979, p.35.

12Idem.

13Roger Caillois, Esthétique généralisée, Paris, Gallimard, 1962, p.15.

14Pontus Hulten in « Le Mouvement », Ed. Denise René « Tinguely » cité in Robots Sculptures – Les machines sentimentales, catalogue de l'exposition du Centre national de Recherche, de Création et d'Animation de Villeneuve-lez-Avignon à La Chartreuse, juin 1986 – mars 1987, p.90.

15Ibid.

16Pontus Hulten, « La liberté substitutive ou le mouvement en art et la « méta-mécanique » », dans le catalogue de l'exposition Jean Tinguely, Paris, Ed. du Centre Georges Pompidou, Musée national d'art moderne, 1988, p. 34 (Kasark, n°2, octobre 1955).

17Pontus Hulten in « Le Mouvement », Ed. Denise René « Tinguely » cité in Robots Sculptures – Les machines sentimentales, catalogue de l'exposition du Centre national de Recherche, de Création et d'Animation de Villeneuve-lez-Avignon à La Chartreuse, juin 1986 – mars 1987, p.90.

18Pierre Saurisse, Les 6 faces du dé : Le jeu des hasards dans l'art autour 1960, thèse de doctorat en Histoire de l'art contemporain, soutenue à l'Université de Rennes 2, sous la direction de Jean-Marc Poinsot, 2002, p.56.

19« J'introduis des hasards dans le machinisme exact », interview accordée à l'occasion de l'exposition Jean Tinguely, Fribourg – Moscou – Fribourg, figurant dans un opuscule pédagogique édité à cette occasion par le musée d'art et d'histoire de Fribourg, 1991.

20K. G. Pontus Hulten, Tinguely, catalogue de l'exposition qui s'est tenue du 8 décembre 1988 au 27 mars 1988 au Centre Georges Pompidou, musée national d'art moderne, Paris, Ed. du centre Georges Pompidou, 1988, p.68.

21Pierre Boulez, « Aléa », dans Relevés d'apprenti, textes réunis et présentés par Paul Thévenin, Paris, Éditions du Seuil, coll. « Tel quel », 1966, p.45 (Nouvelle Revue française, novembre 1957).


22Ibid., p.48.

Jacinto Lageira, Regard oblique : essais sur la perception


C’est une véritable respiration que nous propose Jacinto Lageira dans son ouvrage Regard oblique : essais sur la perception. Dans un premier temps, l’auteur convoque, rassemble, condense des références théoriques sur le sujet de la perception (Maurice Merleau-Ponty, Gaston Bachelard, mais aussi Robert Morris, entre autres). L’esthéticien dresse un panorama du sujet et, dans les essais qui viennent ensuite en enrichir la connaissance, nous invite à souffler, à élargir le regard en l’orientant vers une variété de pratiques et d’artistes sciemment sélectionnés (Marcel Duchamp, Giulio Paolini, Pep Agut, Thierry Kuntzel, Michael Snow, Peter Campus, Claire Savoie, James Coleman, Angela Detanico et Rafael Lain, James Turrell, Anthony McCall, João Fiadeiro et Julião Sarmento). Il serait peut-être plus juste de dire qu’à la lumière du premier essai (« Ouverture : dédoublement de la perception », p. 7-54), l’auteur nous invite à éprouver l’expérience de l’art, pour ensuite revenir au texte et relire l’ouvrage en boucle. Le « regard oblique » est actif à plusieurs niveaux : il s’agit de celui du lecteur tout d’abord, celui de l’auteur qui oriente, puis celui que Marcel Duchamp encourage dans sa dernière œuvre Etant Donnés (titre qui aurait pu être attribué à cet ouvrage) et dont Jacinto Lageira résout habilement certaines énigmes. « Regard oblique », encore, de l’Hortus Closus de Giulio Paolini, que l’on regarde regarder. Le jeu du regard se prolonge ainsi tout au long du parcours et même après. L’auteur explicite les processus dynamiques de la pensée, tout en nous faisant prendre conscience que le texte est figé, lui. C’est par ailleurs sa poésie, ses multiples rapports au corps, aux jeux de mots et aux traits d’humour subtils qui font de ce livre une merveille. La réussite est telle qu’à certains moments, le lecteur prend conscience que le regard qui parcourt les lignes ne lit pas, il danse. Et il est bon de se rendre disponible aux sensations que provoquent le papier sous les doigts, à l’incidence de la lumière sur les pages, à la plénitude en quelque sorte du présent. Jacinto Lageira invoque de nombreux détails, renvoie à ce que nous avons de très intime, sans jamais rendre cela anecdotique. L’esthéticien analyse, précise, ajuste, toujours avec une grande subtilité. Ici, l’exhaustivité est qualitative. La générosité de l’auteur se lit à la fois dans le volume et la qualité du travail de synthèse, de recherche et d’analyse qu’il a produit, ainsi que dans sa capacité à expliquer clairement ce qui relève de la complexité –que ce soit à propos d’artistes reconnus (des arts plastiques ou du champ chorégraphique) ou de représentants de la jeune création sur laquelle il existe encore très peu de textes théoriques. Dépassant la forme habituelle d’un livre d’érudition, l’auteur allie la rigueur scientifique à la profondeur, la sensibilité et l’humour. Les chemins empruntés orientent le lecteur vers une évidence que l’on aimerait vivre plus souvent dans des lectures dédiées à l’esthétique et à l’art contemporain.

dimanche 2 mars 2014

Psychologie de la machine tinguelienne




Nous pouvons définir la psychologie de l'art de la machine tinguelienne comme désignant le domaine des rapports subjectifs créés par le jeu dans l'esprit de l’artiste et de ceux qui assistent aux spectacles de ces créations. Mais peut-on parler de la psychologie des machines qui l'exercent, c'est-à-dire de la psychologie des machines ? Parce que celles-ci sont mises en scène, voire personnifiées. En ce qui concerne les spectateurs par exemple, comment établir avec certitude des « lois » vérifiables pour définir les mécanismes psychiques qui leur permettent d'accéder à l'illusion requise ? Le théâtre des sculptures-machines tingueliennes existe, et le fait même de son existence, en tant que phénomène collectif, confirme que les mécanismes psychiques sont réels. Mais de quel ordre sont-ils ? En quoi diffèrent-ils de ceux qui sont à l'œuvre chez le public du théâtre humain ?
En réfléchissant à un « paradoxe sur le spectateur », André-Charles Gervais estime à propos des spectateurs de spectacles de marionnettes et de théâtre par exemple, qu'il s'agit d'une différence dans l'essence de l'attention. Pour lui, le « pouvoir d'illusionnement » qu'exerce n'importe quelle forme de l'art théâtral est tout d'abord un axiome de l'esprit humain :
« Notre fonction de spectateur nous fait pénétrer d'emblée dans l'univers des personnes qui s'agitent devant nous et cela est vraiment stupéfiant lorsqu'on y réfléchit. L'aisance avec laquelle nous entrons dans le monde de la convention est telle que la plupart des amateurs de théâtre n'ont jamais chercher à l'analyser et ne s'en sont même jamais aperçus. Tout ce qui nous est présenté est faux (et doit l'être). »1.
Gervais pense donc que dans le théâtre, l'illusion ne peut opérer que sur la base de l’invraisemblance. Il paraît évident que nous savons que l'acteur qui joue un personnage n'est pas le personnage en réalité mais l'acteur qui joue le personnage. Et davantage, nous savons que la machine à laquelle on fait jouer Bergson n'est pas Bergson (ni Rousseau d'ailleurs). Et d'après Bensky, notre plaisir se compose de cette complexité initiale qui soumet le vrai au faux pour que le faux puisse exprimer la signification supérieure du vrai2. Dans la machine de Tinguely, comme chez la marionnette, cette invraisemblance, et notre effort pour la transformer en vraisemblance (au sens d'une conformité ou de la fidélité d'une idée ou d'un jugement avec son objet), acquièrent une intensité tout autre :
« Lorsque j'assiste à un spectacle de marionnettes, j'accepte un nombre d'invraisemblances encore plus grand. Les personnages ne sont pas en grandeur nature, leur voix disproportionnée, leur marche irréelle, leur visage figé. Tout repose sur l'illusion et le travail de mon esprit. De temps à autre, la poupée m'offre un tremplin sur lequel mon imagination peut prendre son élan, une formule à partir de laquelle il m'est loisible de créer. Sur l'esquisse qui m'est donnée je dirige ma pensée et mon rêve pour inventer le personnage. »3
La mise en mouvement de la sculpture-machine tinguelienne renvoie le spectateur à sa responsabilité créatrice en ce sens qu'elle amplifie l'intensité intellectuelle nécessaire à sa réception. Passant par les filtres et les références de son expérience, de sa culture, de ses perceptions, de ses recherches introspectives et de l'irréalité extérieure qui lui est proposée, le spectateur éprouve le plaisir offert par la souplesse du fonctionnement de son esprit et de son imagination.
Lorsqu'il entre dans le jeu de la sculpture-machine, le spectateur se convainc que les mouvements de cette forme inorganique, cet assemblage d'objets, portent en eux une signification réelle. La puissance subjective du mouvement participe grandement à ce phénomène. Le spectateur fait alors abstraction de sa notion objective de réalité4. L'illusion s'incarne d'autant plus que l'imaginaire du spectateur peut se projeter sur un schéma esthétique formel.
L'esprit du spectateur enregistre les impressions esthétiques produites par la sculpture animée et, alternativement, son esprit lucide reprend possession de sa vision objective. Cette intermittence dans l'attention du spectateur permet donc à l'esprit de se dédoubler lui-même et produit une tension intérieure qui rompt l'équilibre du « saisissement » intellectuel.
L'esprit est à la fois emporté par la scène évocatrice et créatrice et assiste en toute objectivité aux évolutions d'un agencement d'objets et de ferrailles mis en scène et en mouvement. Un spectateur ayant une approche objective constante ne pourrait pas accéder à la dimension manifestement esthétique de la scène, ni ne saisirait quelque humour, ironie ou sarcasme quel qu'il soit (il faudrait comprendre le décalage en s'éloignant de cette représentation). La sculpture ne serait qu'un amas de fragments d'objets. Sans imagination de la part du spectateur, sans appropriation, le personnage « mimé » par la machine serait irréel, inexpressif voire inexistant.
Dans un va-et-vient le spectateur, en collaboration avec la machine, matière sans esprit, participe donc à la création véritable d'un personnage, puis détruit son illusion. Il permet à l'objet de s'animer, le fait entrer dans une métamorphose libératrice. Il prend conscience en quelque sorte de l'ambivalence profonde de son attitude face à cette sculpture animée réflexive qui lui permet de saisir son illusion dans sa fragilité même. La participation « active » du spectateur (dans les cas où il lui est possible d'animer lui-même la machine) accentue la conscience de vivre du spectateur, sa volonté projective, et le fait accéder à un jeu avec lui-même. Cette activité intellectuelle et sensible a donc de multiples facettes.
L'attitude du spectateur face à la machine-sculpture animée semble ambigüe et complexe. Dans un premier mouvement, la sculpture-machine en marche par la symbolique des images et des gestes provoque une fascination de celui qui assiste au spectacle. Dans un second temps, l'activité intellectuelle du spectateur est créatrice. Dans un troisième temps, le spectateur se voit vivre un dédoublement multiforme de sa personnalité. La machine-sculpture tinguelienne possède donc à la fois une puissance fascinatrice, évocatrice, suggestive et une faculté dédoublante. La machine-sculpture tinguelienne doit, pour manifester un personnage, une parodie, une satire, concentrer les expressions de celui-ci. Pour sa part, le spectateur, lui, doit fournir un effort très intense pour projeter sur la sculpture en action son univers subjectif, son interprétation de ces mouvements, alors devenus signifiants. C'est en ce sens que l'on peut comprendre que la sculpture-machine tinguelienne est toute expression. Chaque « sentiment » est poussé en intensité et chaque situation mise en relief par l'exagération des gestes. La fascination provient d'une impression d'intensité provoquée par le jeu des interprétations. C'est-à-dire que le spectateur sait que ce qu'il voit n'est pas « réellement » un être vivant, un personnage, mais le fait qu'il comprenne une scène, une action, un sens, montre bien que l'illusion est perçue. Cette illusion stimule l'imaginaire et fait prendre conscience de l'action de celui-ci. Le processus de l'imagination est rendu intelligible. Un tel processus permet à l'artiste d'associer caricature, subversion, transgression et questionnement métaphysique sans pour autant tomber dans la simple image référente. Le référé n'est pas défini ni cerné mais vécu de manière à la fois individuelle et universelle. C'est-à-dire que l'on concède aisément des qualités expressives à un Balouba par exemple, mais l'origine de cette expression n'est pas univoque. Cette dernière semble trop éloignée physiquement d'un être humain, avec une gestualité paroxystique complètement exagérée et irréalisable pour un homme, mais cette expression apparaît néanmoins suffisamment signifiante pour donner lieu à une compréhension de la scène comme étant une danse africaine (un grelot et une plume sont signifiants). Il y a pourtant une osmose irréductible entre le personnage et sa forme « incarnée ». Le décalage entre la réalité et le spectacle ne peut être l'expression de la machine ni de Tinguely (rappelons sa volonté de laisser du jeu dans les engrenages pour rendre apparent le hasard agissant) mais il y a pourtant bien un caractère expressif dans cette scène. Il naît dans un jeu entre les projections de l'imagination et de la subjectivité du spectateur et le décalage par rapport aux conventions de représentation habituelles de la sculpture ou de l'installation artistique, voire des matériaux employés et des sons émis. Le spectateur se croit face à un spectacle mais se rend finalement compte qu'il fait partie du spectacle qu celui-ci était venu voir. Le spectateur ne fait que s'extérioriser en somme sur la sculpture animée qui n'existe finalement en tant que telle qu'au moment où elle est imaginée comme imitant un danseur africain. Le travail de Tinguely est anti-subjectif et ne mobilise pas sa personnalité propre dans la mesure du possible, car même si c'est l'artiste qui choisit et assemble les matériaux, ceux-ci sont l'extrait, l'échantillon de la société qui les a créé. Ils sont collectés dans les décharges, constituent en quelque sorte l'essence de la société de consommation, de l'environnement. Ce n'est pas Tinguely qui anime les sculptures et leurs mouvements ne sont pas l'expression de son activité subjective comme ce serait le cas pour les marionnettes. Sa sculpture n'est jamais un instrument contrôlable d'interprétation dramatique. Elle tend toujours à acquérir un certain degré d'autonomie. Et comme nous le savons, Tinguely ne sait définir réellement son personnage avant de l'avoir fabriqué (cf. la galerie des Philosophes dont les noms sont interchangeables). Il en résulte que l'être de ses personnages – bien qu'il ne provienne que d'un néant insaisissable – s'impose physiquement à son créateur autant que celui-ci lui impose sa forme et son existence en le fabriquant. Tinguely n'est pas le démiurge de son univers puisqu'il ne contrôle pas les formes qui le compose, que les formes manifestent leurs exigences dans l'esprit des spectateurs. Les sculptures-machines-personnages tingueliens définissent leur être grâce, et à la fois en dépit de leur créateur. Il se dégage de ce phénomène une prise de conscience particulièrement aigüe de l'objet dans son « devenir » esthétique.
Quand les sculptures sont en marche, on assiste à un phénomène contradictoire : Tinguely ne projette pas sa « substance » intérieure sur l'objet, il ne la projette pas continuellement. Il ne métamorphose pas cet univers en se métamorphosant lui-même dans un acte d'animation mais délègue l'animation des sculptures-machines à elles-mêmes, proposant au spectateur-acteur de vivre une expérience et dotant, en quelque sorte, les machines, d'une vie qui leur est propre. Non seulement l'objet dénonce un processus perpétuel de « devenir » mais aussi le spectateur-manipulateur devient autre en faisant interpréter par la machine-sculpture des sentiments personnels et qui se transforment automatiquement dans le jeu en sentiment symboliques. Le Cyclograveur par exemple transforme le spectateur-manipulateur en « objet », en un sens, quand il le rend nécessaire au fonctionnement de son expression. L'homme se retrouve au service de la machine. Double mouvement de compréhension du spectateur qui à la fois s'exprime en faisant exprimer, qui s'interroge en interrogeant cette machine réflexive.
Le manipulateur n'est jamais passif à l'égard d'une sculpture-machine, en raison de « l'irréalité » essentielle de celle-ci. La sculpture-machine, du fait même qu'elle permet à son spectateur de libérer ses sources spirituelles profondément enfouies, acquiert à ses yeux une valeur subjective supérieure à celle qu'il accorde à sa propre réalité physique. Autrement dit, il préfère sacrifier sa conscience logique du réel – c'est-à-dire, de son corps – aux exigences irrationnelles de son « moi » créateur.
L'objet, la sculpture, ne se refuse pas à obéir à son créateur puisqu'il souhaite que celle-ci ne lui obéisse pas. Elle affirme en ce sens une « volonté » autonome somme toute relative. Est-ce obéir que de désobéir si c'est ce qui est demandé ? L'introduction volontaire de hasard insiste sur le fait qu'on ne sait pas qui « décide » de ce qu'il se passe dans ce spectacle. En insistant sur sa volonté que les choses lui échappent, Tinguely souligne qu'elles nous échappent de toute façon. La parodie accentue particulièrement ce point que, la sculpture-machine arrêtée, le néant inhérent à sa qualité d'objet n'en est que plus évident.
La sculpture-machine doit s'animer, elle devient comédienne de théâtre et on doit lui prêter un comportement, subjectif qui plus est. Elle n'a pas besoin d'être passive vis-à-vis de ce qu'elle ressent, comme un être humain devrait le faire pour jouer la comédie ou pour imiter une autre personnalité. En cela la machine tinguelienne est la comédienne idéale. La sculpture-machine tinguelienne est une virtualité expressive, n'ayant aucune « ipséité » (par ce terme nous entendons la notion « d'inhérence » ou encore de « qualité intrinsèque ») autre que formelle. Elle est un objet prenant l'apparence d'un être par la vertu créatrice d'un jeu.
Il est important de relever la fascination qu'exerce la sculpture-machine sur l'esprit du spectateur qui connait alors une transformation radicale de sa perception. Sous l'influence d'une machine-sculpture, que le spectateur (acteur) a contribué activement à créer (par ses projections et son imagination), l'esprit voit se matérialiser devant lui une illusion qu'il considère momentanément comme vraie. À partir des roues, matériaux de récupération, morceaux de ferrailles mis en mouvement nous voyons des attitudes, des gestes, une personnalité. C'est que la sculpture-machine, bien qu'abstraite, permet à l'imaginaire de prendre forme et de se manifester au-dehors.
L'ambivalence irréductible du spectacle de la méta-machine tinguelienne, nous l'avons vu, tient au fait que celle-ci est la manifestation sous forme de projection de la vision onirique du spectateur. L'apparence que prendra la sculpture dépend du spectateur, de sa conception du possible de sa part d'irréalité. Et en même temps, cette sculpture possède une réalité matérielle, elle est palpable, tangible. Elle possède plusieurs réalités : une réalité physique et une réalité de l'imagination sans laquelle il n'y aurait pas de personnification possible mais juste un amas de ferrailles grinçantes en mouvement.
Face à ses propres incertitudes l'esprit oscille entre sa notion objective des éventualités et la puissance libératrice de son imaginaire. Dans un mouvement de va-et-vient, et à mesure qu'il étend sa perception du connu, l'esprit doute de sa propre réalité. Il s'agit d'un processus réflexif puisque les fantasmes sont matérialisés dans une forme et dans le temps. Et en même temps ces fantasmes connaissent une révélation sur leur signification, sur l'esprit, sur eux-même. C'est l'esprit du spectateur, s'ouvre à ce qu'il voit en se fixant sur une forme « réelle ». Et l'échec relatif de cette sortie, par intermittence, lui fait prendre conscience de son propre désir d'irréalité, puisqu'il renvoie une image inconnue de lui-même. Il ne s'agit pas tant de subjectivité, comme l'écrit Adorno, car « le spectateur ne doit pas projeter sur l’œuvre ce qui se passe en lui comme pour s’y voir valorisé, confirmé, satisfait. Il doit au contraire sortir de soi pour s’ouvrir à l’œuvre, se faire semblable à elle et l’accomplir à partir de lui. »5. Comme je ne vois pas l’espace mais je vois dans l’espace, je ne vois pas l’aura d’une œuvre mais je vois dans son aura les éléments comme éléments constitutifs d’une œuvre d’art (et pas comme une juxtaposition dénuée de sens).
Les mouvements deviennent « gestes » presque instantanément. Le spectateur leur prête des significations pour mieux les saisir. À nouveau l'esprit fixe son attention sur la réalité matérielle de l'objet, le voyant comme une machine anonyme. L’émotion que produit l'œuvre d'art constitue alors, pour certains, le moyen d'accéder à l'inconnu de ce qui raisonne, de ce qui tombe sous le sens, d'entrer dans le domaine du rêve, de la féérie, du fantastique. Nous sommes dans le monde au-delà des mots, de ce que suggère leur musique. Ce qui dépasse les formes, les couleurs et qui est le fait leur harmonie. Le système en action nous révèle, davantage que la représentation, le chant des lignes de la sculpture et nous montre ce qui éclaire certaines profondeurs de l'âme. L'art de Tinguely est révolte ici aussi. Mais révolte contre l'emprise de la raison et des principes psychologiques. L'artiste impose une certaine abstraction formelle à ses réalisations pour éviter la fixité et l'exclusivité d'une interprétation ou d'une forme. Cela correspond à un désir d'absolu, un désir de pénétrer dans l'inexprimable tout en évitant d'imposer sa propre vision. L'abstraction est également une recherche d'origine formelle. La machine-sculpture exprimerait un inexprimable ? Il semblerait à priori que ce soit un non-sens. C'est en cela, aussi que l'art de Tinguely apparaît comme paradoxal, contradictoire. La machine-sculpture ne peut pas « exprimer » puisque c'est une machine. Le non-sens apparaît ici dans la mise en échec de la logique : la machine n'exprime pas un inexprimable. Par contre Jean Tinguely (avec la complicité du spectateur) lui « fait interpréter » des sentiments qui, par rapport à ceux que nous manifestons habituellement, relèvent du « jamais exprimé » ou du « non-exprimé ». La vision logique du réel est alors énergiquement repoussée (sans pour autant que l'activité de la raison soit intégralement abandonnée), pour que l'imaginaire puisse s'accrocher afin d'exercer ses pouvoirs révélateurs.
La machine-sculpture tinguelienne est un moyen d'expression dont les manifestations sont quasi-imprévisibles à cause d'une part de sa plasticité et d'autre part, du jeu laissé volontairement dans ses rouages. Bien évidemment, la dynamique de cette plasticité est associée aux impressions, aux évocations que font naître, chez le spectateur, les morceaux de  ferrailles, les objets de natures hétéroclites usés, etc. Cet ensemble conditionne le « devenir » expressif de la sculpture-machine et peut, de ce fait, amener l'esprit à concevoir un « devenir » connu en spéculant à partir de sa propre expérience.
Le spectateur qui regarde croit percevoir dans la sculpture animée une métamorphose progressive du réel. C'est le jeu entre son imagination et les formes en mouvement qui dévoile les aspects inconnus et inexprimables selon des voies d'expression plus habituelles.
En ce qui concerne la recherche de l'abstraction, il n'est en réalité pas paradoxal qu'un univers formel même s'il est schématique, soit propice à l'appel des idées abstraites. Puisque la nature protéiforme des « expressions » de la sculpture-machines provoque une prise de conscience très fine de la fragilité des formes et des significations qu'elle représente. Car celles-ci sont figurées dans le temps, saisies lorsqu'elles sont dessaisies.
Dans l'esprit du spectateur, l'attention est divisée entre la connaissance qu'il a du « néant essentiel » de l'objet qui est un assemblage d'objets de récupération et de ferrailles ; et d'autre part celle de la liberté d'investissement expressif que la machine lui offre dans un espace onirique. Ce duo – impression de néant / fixation intense – dans un mouvement incessant, finit par abolir la stabilité des formes en faisant ressortir leurs fluctuations. À la manière de l'œil qui, ne parvenant pas à faire la mise au point sur un contraste optique, se déplacerait incessamment – donnant au cerveau l'impression que c'est ce qui est observé qui bouge-, la forme, le geste, l'attitude, – virtuels -, une fois surgis de leur inexistence primitive, semblent prêts à chaque moment à y retourner en devenant autres.
Par conséquent, l'esprit finit par percevoir le mouvement intérieur des formes les unes par rapport aux autres, les mouvements les uns par rapport aux autres. L'esprit perçoit leur réorganisation permanente par-delà les formes elles-mêmes et leur valeur significative. Le spectateur ressent le sentiment contradictoire d'un « informel multiforme » qui est essentiellement cinétique. Les machines-sculptures de Jean Tinguely, en proposant un domaine abstrait à partir d'un univers formel rejoignent, en ce sens, sur le plan philosophique, le plan de « l'inconnu ».
Même si Jean Tinguely a une part de responsabilité au niveau de la création matérielle des sculptures (par les choix des matériaux, des couleurs, des formes qu'il opère et les assemblages qu'il fait), ni l'artiste, ni le spectateur ne contrôlent physiquement les formes virtuelles des machines en mouvement. On ne peut donc pas parler d'une formulation de l'expression d'un Jean Tinguely. Comme nous l'avons vu, l'artiste n'anime pas lui-même la machine (qui est motorisée), il laisse le hasard agir pour une bonne part. Le sculpteur ne crée pas un être pour plonger en lui-même.
Les machines-sculptures produisent l'espace en s'y déployant. Elles sont un espace et ont un espace. L'espace est lui-même une image sonore des objets qui le peuplent, de leurs déplacements, de leurs entrechocs. L'ambiance sonore est très évocatrice, elle laisse beaucoup de place à l'imaginaire. Notre perception du réel et de l’imaginaire n'est pas celle de deux entités en opposition s’excluant l’une l’autre. L’imaginaire fait partie intégrante de l’entité du réel. Ils participent tous deux et en même temps aux multiples instants créateurs de notre vie quotidienne. En ce sens, l’imaginaire apparaît comme un laboratoire des formes possibles et entretient avec le réel une relation mouvante. Il est un processus dynamique et créatif qui relève de la pratique, il est une autre expérience du réel.
Même si Tinguely a créé la machine-sculpture, matériellement et pensé les grandes lignes de ses mouvements potentiels, ce qu'elle produit ne relève pas uniquement de ses choix. Et pourtant celle-ci vit dans l'espace de telle manière qu'un public rassemblé en confirme l'existence. Et sa réalité est différente de celle du spectateur. Elle exerce une certaine fascination sur lui parce qu'elle n'est pas humaine et pourtant il semblerait qu'elle ait des activités, des réactions humaines. Tinguely nous offre l'exemple du créateur formant la machine à son image, une machine-sculpture investie d'une valeur symbolique de « microcosme », par rapport à un « macrocosme ». Cette tendance s'apparente à la pensée symbolique au sens où celle-ci se référerait à un ordre prétendu supérieur de la réalité pour se définir soi.
1André Charles Gervais, Marionnettes et marionnettistes de France : Tableau général de l'activité des manipulateurs de poupées, précédé de propos sur la marionnette et d'une grammaire élémentaire de manipulation, et suivi d'une bibliographie des marionnettes, imprimés de langue française et documents annexés, Bordas, Paris, 1947.
2R-D. Bensky, Recherches sur les structures et la symbolique de la marionnette, Ed. Nizet, 1971. p. 63.
3André Charles Gervais, Marionnettes et marionnetistes de France, op. cit.
4« La réalité » est entendue ici comme désignant l’ensemble des phénomènes considérés comme existant effectivement par un sujet conscient. Ce concept désigne donc ici ce qui est perçu comme concret, par opposition à ce qui est imaginé, rêvé ou fictif.
5T. W. Adorno, Théorie esthétique (1970), trad. M. Jimenez, Paris, Klincksieck, 1974.