jeudi 23 juin 2011

Entretien entre Guattari et Kowalski

Publié dans Chimère

Félix Guattari : On a généralement considéré ton travail
comme traitant, pour l’essentiel, une matière scientifique. Or,
pour moi, ce n’est pas apparu complètement évident. C’est
plus une ouverture cosmique qui me semble caractéristique
de ton travail, les éléments scientifiques étant relativement
accessoires comme moyens d’expression.
Piotr Kowalski : Oui, mais il ne m’est pas simple d’arriver
au centre de mes préoccupations. On pourrait peut-être par-
ler, en guise d’introduction, du fait que la science et la tech-
nique m’ont toujours semblé, sinon être elles-mêmes
l’inconscient collectif, être le chemin privilégié qui y mène,
car c’est là que la société en tant qu’organisme est la plus vul-
nérable et qu’elle a formé le moins de défenses.
C’est comme si depuis Galileo l’effort laïque de siècles de
pensée pour se débarrasser des mythes religieux en avait forgé
d’autres, scientifiques, qui s’étaient substitués aux anciennes
mythologies pour former par sédimentation notre nouvel
inconscient. Ce qui est au centre de mon travail peut-être
– mais on ne connaît jamais très bien soi-même ce qu’on
fait –, c’est d’avoir porté un regard critique sur ce qu’est la
science, et ce qu’est la connaissance aujourd’hui.
F. G. : Oui, mais cela implique qu’on n’ait pas une concep-
tion réductionniste, mécaniste de la science et également une
conception réductionniste du cosmos. Les éléments technico-
scientifiques hantent la subjectivité, et font plus que la hanter
d’ailleurs, puisque pour une grande part ils la produisent
directement, comme la subjectivité assistée par ordinateur. Il
n’y a pas qu’une transmission d’information, il n’y a pas que
des réseaux de messages, il y a aussi une modélisation de la
sensibilité, on pourrait dire une sorte de pétrissage de l’ima-
ginaire qui s’opère par les nouveaux moyens technico-scien-
tifiques, en particulier informatiques, télématiques, etc. On
n’a donc pas un rapport simple entre le cosmos et la subjec-
tivité, mais un cosmos complètement travaillé, élaboré, réin-
venté, si l’on peut dire. Symétriquement, la subjectivité se
trouve en position différente par rapport au cosmos. Il y avait
eu la révolution copernicienne qui a décentré le sujet dans le
monde.
P. K. : Et la révolution psychanalytique et de darwinisme.
F. G. : D’une certaine façon il y a eu décentrement de la sub-
jectivité. Et, aujourd’hui, il me semble intéressant de revenir,
je dirais à une conception animiste de la subjectivité, de
repenser l’Objet, l’Autre, comme pouvant être porteur de
dimensions de subjectivation partielle ; le cas échéant à tra-
vers des phénomènes névrotiques, des rituels religieux, ou des
phénomènes esthétiques, par exemple.
Je ne préconise pas pour autant un retour pur et simple à un
irrationalisme. Mais il me semble essentiel de comprendre
comment la subjectivité peut participer à des invariants
d’échelle, c’est-à-dire comment elle peut à la fois être singu-
lière, singularisée sur un individu, sur un groupe d’individus,
mais aussi être supportée par des agencements d’espace, des
agencements architecturaux, plastiques, ou tout autre agen-
cement cosmique.
Comment donc est-ce que la subjectivité se trouve à la fois
du côté du sujet et du côté de l’objet. Il en a toujours été ainsi,
bien entendu. Mais les conditions sont différentes du fait du
développement prodigieux, exponentiel, des dimensions tech-
nico-scientifiques de l’environnement du cosmos.
P. K. : Je pense que le réveil de la conscience de cette situa-
tion avait déjà commencé au temps de Jarry, ou par Jarry,
puisqu’il a dit le premier que la machine était un exo-sque-
lette de l’homme : il a pensé que toute la projection machi-
nique – et son époque était juste le début de notre ère des
machines – était une fabrication et une extension du corps ;
personne d’autre n’a songé à cette liaison intime, organique,
entre la machine et l’homme. Ce réveil de la critique, du
regard critique vers la machine, vers la technologie, me
semble très important, d’autant plus que c’était à l’aube de la
science moderne, à l’ère de sa gloire qui n’a fait que s’ampli-
fier par la suite. Mais je crois que le regard critique, les essais
de Duchamp mis à part, ne s’est pas tellement amplifié du
côté des artistes.
F. G. : Il conviendrait de dissocier cette dimension machi-
nique que tu relèves chez Alfred Jarry et Marcel Duchamp de
toutes les contraintes mécaniques qui parasitent notre société.
En fait, il y a un aspect vivant, un aspect énonciatif qui existe
dans la machine. La machine n’est pas simplement la totalité
des pièces, des éléments qui la composent, elle est porteuse
d’un facteur d’auto-organisation, de feed-back et d’autoréfé-
rence même à l’état mécanique. Il y a des machines ou des
systèmes autoréférés qu’on retrouve au niveau social, écono-
mique, ou au niveau de la biosphère. Et l’énonciation d’un
individu qui parle à son voisin, à sa concierge, n’est qu’au
« terminal » de l’agencement complexe de tous ces systèmes
machiniques dont elle constitue un entrecroisement.
On voit bien, par exemple lorsqu’un ministre de la Défense
nationale parle à la télévision, qu’à travers lui s’expriment
toutes sortes de groupes, de sphères d’intérêts, d’appareils
militaro-industriels, d’ensembles politiques, d’ensembles
géostratégiques. Il n’est qu’une sorte de marionnette, de
porte-parole qui dispose d’extrêmement peu de marge d’ini-
tiative dans son énonciation. Et il suffirait qu’il dise un mot
de travers pour qu’aussitôt ça crée des malentendus.
Il en va de même avec l’énonciation artistique. L’artiste est
au « terminal » de composantes dont la plupart échappent
complètement à sa conscience. Composantes intraperson-
nelles, inconscientes, relatives à son histoire individuelle, à
son histoire infantile, mais aussi composantes relatives à la
culture, aux artistes qui l’ont influencé, au monde au sein
duquel il vit.
Pour en revenir à ton cas particulier, il faut relever que tu
étais, d’une certaine façon, dans des conditions où tu n’a pas
été protégé ; tu ne t’es pas refermé sur toi-même, tu ne t’es
pas constitué une carapace artistique qui t’interdirait d’avoir
accès aux aspects technico-scientifiques et aux dimensions
nouvelles de l’espace urbain, de l’espace architectural, et à la
déterritorialisation des espaces sociaux.
P. K. : Ceci se lie pour moi à d’autres choses : comment un
artiste peut aujourd’hui revendiquer une liberté, ou prétendre
à une certaine liberté d’action, de pensée, vu qu’il est, comme
tu le dis, au « terminal » d’une chaîne, et comment ce « ter-
minal » peut prétendre, encore aujourd’hui, à une expression
individuelle. Elle me paraît toujours possible, je ne suis pas
pessimiste. Je pense que cette possibilité existe, mais une pos-
sibilité subversive. On peut prétendre à une certaine expres-
sion individuelle aujourd’hui, en faisant un genre de guérilla,
en agissant sur l’inconscient collectif, en s’installant juste-
ment là où les flux passent d’une façon invisible pour la plu-
part des gens, donc en s’installant dans la techno-science.
Si un artiste agit autrement, il est tout de suite happé par
l’appareil politique ou social qui le manipulera, puisqu’on se
méfie des expressions artistiques médiatisées, alors que de la
technique et de la science on ne se méfie pas, ou peu. Il m’a
toujours semblé qu’à travers la science et la technique l’art
peut prétendre à une certaine liberté d’action.
Evidemment cette question se relie à l’espace de vie, à
l’espace public. Comment peut-on agir dans cet espace objec-
tif, dans cet espace que nous projetons hors de nous, que nous
fabriquons, notre exo-carapace ? Comment construit-on ce
monde machinique ? Comment un artiste peut-il aujourd’hui
intervenir dans la ville, comme peut-il le faire si les références
sont abolies ?
Car il n’y a plus de références historiques urbaines mythiques.
Elles ne nous reviennent que par les postmodernes. C’est du
révisionnisme historique, ça n’a aucun intérêt, et ça passera
comme passe toute mode.
Alors comment agir sans évoquer l’histoire, qui est autre
aujourd’hui ? Comment se lier aux villes ? Comment créer
dans ces villes ex nihilo qui s’appellent « villes nouvelles » ?
Comment peut-on agir, et à quoi accrocher cet espace, à quel
type de pensée ? Comment le faire pour qu’il devienne espace
public, donc espace qui, à mon avis, doit avoir, doit contenir
quelque part un mythe, parce que sans mythe il n’y a pas
d’espace publie, il n’y a pas de lieu, il n’y a pas de ville.
F. G. : Tu es constamment amené à appréhender des seuils
existentiels ; c’est-à-dire le moment où l’agencement plas-
tique auquel tu travailles prend une consistance suffisante
pour être en position énonciatrice. C’est moins le contenu
significationnel du mythe dont tu parles qui importe, que le
fait qu’il devienne énonciateur.
Mais énonciateur de quoi ?
Enonciateur d’une singularité, énonciateur de la possibilité
d’une singularité. Devant l’agencement spatial que tu éla-
bores, je pense à celui de La Défense, quelque chose
s’accroche dans la mémoire, quelque chose fait événement,
entre en connexion avec des éléments d’une singularité très
personnelle te concernant.
Et c’est important, parce que l’on vit dans un monde où il
existe une standardisation générale de tous les objets manu-
facturés, de toutes les idées, de toutes les images, de toutes
les pensées, et même de toutes les mémoires.
Par conséquent, la guérilla dont tu parles tend à réintroduire
des facteurs de finitude, des facteurs de singularité qui
essaient de restituer des coordonnées existentielles essen-
tielles, où des échéances comme celle de la mort, de la nais-
sance, du désir, de la douleur, de la vieillesse, reprennent sens.
Ainsi se trouve remis en cause cette espèce de mythe engluant
d’une pseudo-éternité qui nous est distillée à travers les mass-
médias, une pseudo-éternité d’infantilisme généralisé qui
génère le sentiment que tout est téléguidé de l’extérieur :
déresponsabilisation, affaissement éthique de la subjectivité.
Le travail de l’artiste est donc là pour créer des coupures et
poser des catalyseurs qui vont donner des occasions de repro-
blématiser l’existence.
P. K. : Oui, mais d’une façon, je dirais sophistiquée. Il ne suf-
firait pas, par exemple, de revenir aux matières brutes pour
ramener l’homme à se sentir partie existante de la nature. Ce
n’est pas ça. Ça le calmerait plutôt. Ça rentrerait dans la fausse
écologie. Il ne suffit pas de lui créer un paysage romantique,
néoromantique, d’apporter un bout de nature, ou un peu de
sauvagerie à l’intérieur de la ville, pour lui rappeler sa nature.
Il faut à mon avis se servir de moyens plus sophistiqués. Il y
aurait là comme une contradiction. Cet univers qui est le nôtre
est fabriqué par la machine, et je travaille à travers la machine,
à travers l’industrie ; je n’apporte pas la nature brute, j’apporte
celle qui est travaillée. Il ne s’agit pas de matière, il s’agit
d’espace. Il ne s’agit pas de ce qu’on voit, mais de comment
on perçoit cet espace, de comment on s’y comporte, comment
on s’y meut. Donc de nouveau comment cet espace
s’accroche à notre inconscient et comment il nous fait nous
mouvoir malgré nous. Comment il modifie la lumière à notre
insu. Comment on perçoit physiquement, comment on
s’oriente dans et parmi des objets aussi anciens que la pers-
pective ou que la symétrie. Comment ces choses considérées
comme évidentes, pensées comme étant partie naturelle de
notre perception, ces choses qui appartiennent à l’agencement
de l’espace d’un côté, comment elles constituent de l’autre
des objets-concepts encore vivants.
A La Défense, par exemple, je me suis servi de deux de ces
outils : d’une part de la géométrie d’espace et des objets, de
celle inventée par les Grecs, et qui est toujours vivante pour
nous ; donc d’une tradition à reprendre, d’un accrochage à
cette géométrisation d’espace qui est encore opérante
aujourd’hui à travers la perspective, et à travers la symétrie.
D’autre part de la tradition arabe qui est celle du nombre, de
la permutation, et qui nous a menés jusqu’à l’ordinateur,
jusqu’à la numérisation de notre monde et de nos outils.
En d’autres termes, comment se servir des moyens « histo-
riques », entre guillemets, et comment parler au corps sans
raconter des histoires. En le faisant vivre, en lui faisant
« faire », comme dans le yoga ou le zen.
F. G. : Il me semble que c’est central, cette idée de ne pas
raconter des histoires, mais de créer des dispositifs où l’his-
toire puisse se faire.
P. K. : C’est ça, l’histoire des villes.
F. G. : C’est exactement ça. Je relève, dans ce que tu dis, que
le concept de matière brute est un mythe, un mythe moder-
niste. On le retrouve dans la Charte d’Athènes de Le
Corbusier, à propos des espaces verts, comme s’il y avait une
idée platonicienne d’espace vert qui doive être préservée ; ce
que tu appelles la fausse écologie.
En fait il n’y a jamais eu de matière brute, bien entendu. Au
néolithique la pierre était taillée, on extrayait des minéraux,
des métaux à l’âge du bronze... Il n’y a jamais eu qu’une
matière ouvragée ; les paysages ont été constamment rema-
niés, il n’y a aucun paysage naturel. Vu de loin peut-être, vu
à travers des lunettes mythiques. Si tu regardes la mer, immé-
diatement se plaquent sur ton regard des références, Paul
Valéry, Victor Hugo. Toute une pollution significationnelle
envahit chaque objet, qu’il s’agisse d’objets « naturels » ou
d’objets affectifs. La moindre expression des sentiments est
surcodée par le cinéma, par la littérature...
Mais dans nos sociétés conservatrices, on ne veut pas le
savoir. On veut faire comme s’il y avait toujours une nature,
comme s’il y avait un équilibre entre la nature, la technique
et la culture. Toi, au contraire, tu pousses à la consommation,
si l’on peut dire. Tu renforces ce jeu de bascule qui fait qu’au
lieu de matière brute on a une matière ouvrée. Pas ouvrée à la
façon du XVIe siècle, mais du XXe siècle. Ce qui devient
matière d’expression, ce sont des équations, de nouveaux
matériaux, des agencements sophistiqués à partir desquels tu
donnes l’occasion à la subjectivité de sortir de ces mythes
naturalistes, et de se réaffirmer dans d’autres coordonnées.
C’est ce qui te conduit à remettre en question la perspective,
la symétrie, etc. Le passé historique lui-même se trouve de ce
fait réécrit. Ce n’est pas une politique postmoderniste de cita-
tions ; tu utilises la géométrie grecque ou l’algèbre arabe
comme des matériaux de référence mentale au même titre que
les matériaux technico-scientifiques contemporains.
Cette coprésence de dimensions du passé et de dimensions du
présent le plus à la pointe technico-scientifique est importante,
parce qu’elle traduit le fait que la subjectivité que tu
engendres, dans ma terminologie la subjectivité partielle, une
composante de la subjectivité partielle que tu engendres, tra-
vaille autant avec des dimensions objectives déterritorialisées.
L’œuvre ne s’inscrit pas nécessairement dans l’espace visible,
mais elle s’inscrit aussi dans l’espace virtuel, dans l’espace
algorithmique de la science ; elle incorpore des références
imaginaires comme celles du monde grec et du monde arabe,
c’est-à-dire des dimensions relevant de la subjectivité collec-
tive. E y a donc articulation d’un dehors menaçant que les
technico-scientifiques ont tendance à ne pas vouloir voir et
d’un monde de redondances ordinaires, celles qu’on trouve
dans l’histoire de l’art, ou dans des références historiques qui
habitent la psyché ordinaire.
P. K. : Comment peut-on s’inscrire aujourd’hui dans les
villes ? Tu vois, c’est ce qui me hante, comment faire une ins-
cription dans un espace urbain aujourd’hui. Comment peut-
on imaginer ce qui va se passer dans une ville ? Comment
peut-on faire un espace, un espace qui vit, qui, ainsi que tout
vrai espace urbain, est comme un théâtre ? Comment agir
aujourd’hui pour le produire ? A quoi se référencer ? Est-ce
que ça doit être un espace qui s’autoréférence, qui a ses réfé-
rences intégrées, et qu’on peut donc décrypter ? Je ne parle
pas d’un système autonome, qui n’existe pas, on le sait depuis
Gôdel, mais d’un système cohérent avec ses hypothèses et
règles intégrées. Ou doit-il être un objet qui a des références
à l’extérieur de lui-même, à travers du techné par exemple ?
F. G. : Peut-être les deux. C’est là que je parle de seuils exis-
tentiels, lorsque les deux dimensions que tu décris s’articu-
lent l’une l’autre. On a d’un côté l’autoréférence qui donne la
consistance d’un lieu, qui génère le sentiment d’être quelque
part plutôt que d’être nulle part, plutôt que d’être dans la séria-
lité absolue. Celle par exemple du touriste qui se trouve dans
les mêmes pullmans, dans les mêmes cabines d’avion, dans
les paysages qu’il a déjà vus trente-six fois dans les catalogues
ou à la télévision. C’est alors l’impossibilité de sortir de soi-
même, puisqu’on peut faire le tour de la planète sans se déga-
ger des mêmes redondances visuelles et significationnelles.
Donc quand on entre dans un lieu singulier qui donne l’occa-
sion de mémoriser un événement, de se sentir exister sur le
mode de l’irréversibilité, cela implique qu’un facteur de reter-
ritorialisation de l’espace fonctionne selon une certaine auto-
nomie, une autopoïèse au sens de Francisco Varela (1), qui
œuvre pour un espace, pour elle-même, qui a d’une certaine
façon ses principes d’autoconsistance. Ne pas se tromper de
subjectivité, comprendre que la subjectivité inconsciente
d’aujourd’hui n’est plus liée à l’ethnie, à la nation, à la
famille ; elle n’a plus les mêmes modes de reterritorialisation,
elle est devenue planétaire. Il en va de même avec la musique,
l’information médiatique, etc.
Ne pas se tromper de subjectivité implique de faire entrer en
scène des dimensions cosmiques. Pas le « ciel étoilé » de
Pascal, mais l’univers du big bang, si le big bang a encore un
sens, ce qui n’est pas sûr, aux dernières nouvelles, tous ces
éléments qui fascinent en particulier tellement les enfants,
c’est-à-dire des subjectivités qui ne sont pas encore prison-
nières de la drogue des urgences de la vie quotidienne, des
enjeux de promotion. Les enfants sont, en effet, complètement
passionnés par ce monde du cosmos et par ce monde.tech-
nico-scientifique.
P. K. : Le mien est venu jouer à mon ordinateur comme on
joue du piano dès l’âge de trois ans, sans problème.
F. G. : C’est un phénomène qui pourrait être général, mais
qui malheureusement ne l’est pas car tous les enfants ne
vivent pas dans un contexte qui leur permet de trouver une
expression comme celle-là.
P. K. : Ils le prennent de l’air. C’est dans l’air comme on dit,
donc c’est quelque part. C’est l’inconscient collectif qui le véhi-
cule partout, puisque les enfants ne le prennent pas, comme ça,
de nulle part. Ça doit être visible pour les gosses, car ce ne sont
pas encore des mutants, quoique je le pense parfois.
F. G. : Il y a un psychanalyste et éthologue américain qui se
nomme Daniel Stern, dont un ouvrage vient d’être traduit en
français sous le titre de Monde interpersonnel du nourrisson
dans la collection « Fil rouge » aux Presses universitaires, qui
montre qu’avant l’âge de deux ans le nourrisson n’est pas du
tout comme un être indifférencié, symbiotique, complètement
dépendant de l’autre et incapable de jugement et de connais-
sance ; il fonctionne au contraire avec une vitalité incroyable
pour absorber tout ce qui se passe autour de lui. C’est un livre
tout à fait passionnant, et je pense que l’enfant, avant même
qu’il ait accès au langage, déchiffre avec avidité le monde
environnant qui est celui de la télé, des moyens de transport,
du téléphone, etc. Une modélisation de la subjectivité au
niveau le plus inconscient s’opère dans ce contexte.
P. K : Il comprend comment ça marche. Il est façonné par ça.
F. G. : Oui. A un point inimaginable. Par exemple Daniel
Stem explique que quand on présente à un nourrisson l’image
de sa mère en vidéo en train de parler, si on décale de
quelques dixièmes de seconde la parole par rapport à l’image,
il est troublé, il le perçoit, alors qu’il te faudra à toi une demi-
seconde ou une seconde de décalage. Le langage fait écran,
les significations langagières sociales font perdre cette viva-
cité de la perception du monde que peut avoir le nourrisson
qui se prolongera dans la vision poétique ou dans les accidents
psychotiques, dans les expériences oniriques.
P. K. : Dans l’art.
F. G. : Oui, il y a une intensité de la vision, une reprise de
vitalité du rapport au monde. L’image qui me revient toujours
est celle du narrateur chez Proust, lorsqu’il s’arrête sur un
pavé, dans Le temps retrouvé, tandis qu’il laisse s’éloigner les
gens qui sont avec lui, parce qu’il veut « attraper » quelque
chose de ce « soi émergent », comme dit Daniel Stem, de cette
intensité qu’on peut dire absolue de subjectivation qui naît en
lui, avec le surgissement de toutes sortes de références à
Venise et à une grappe de significations qui s’agglomèrent
autour de ce pavé sur lequel son pied bascule très légèrement,
trébuche.
Ce n’est pas une métaphore qui est en jeu, c’est un incons-
cient qui est directement constitutif du réel. Le simple fait que
la perception soit concentrée sur l’objet télévisuel n’est pas
quelque chose qui va de soi. Dans des sociétés archaïques,
l’expérience a été faite de présenter des images sur des
magnétoscopes. Les gens les regardent vaguement, puis ils
tournent autour de l’appareil ; ils n’en ont rien à faire, elles
ne les captent pas. Tandis que le fait de se concentrer sur une
image depuis l’enfance, c’est une sorte de fonction machi-
nique hypnotique qui se développe au niveau de l’inconscient.
Pour l’enfant qui travaille avec l’ordinateur, c’est toute une
logique, et plus qu’une logique, une sensibilité qui se trouve
investie sur des objets incorporels. Il existe aussi des déca-
lages de générations considérables. Par exemple mon grand-
père était affolé par la sonnerie du téléphone.
P. K. : Ma grand-mère pensait que si l’on retirait la prise de
courant de son socle, l’électricité s’évaderait du mur. Oui,
mais quel art est à faire, mis à part celui qui se fait directe-
ment sur des ordinateurs, ou à travers la vidéo, un art qui est
donc déjà directement médiatisé.
F. G. : Nam Jun Paik, par exemple.
P. K. : Mais comment faire pour s’inscrire dans la ville si l’on
se sert des matériaux archaïques, des matériaux de tous les
jours. Et les matériaux des villes, ce sont des matériaux
archaïques.
F. G. : Il me semble qu’il est nécessaire d’avoir une notion
élargie du concept de matériau. Mais c’est ce qu’a déjà induit
Marcel Duchamp. Le matériau peut être classique : de la pein-
ture, un cadre, une toile, mais il peut également concerner un
certain nombre d’objets tels que des télévisions, pour Nam
Jun Paik, ou des matériaux de récupération, pour Tinguely,
etc. Mais cela peut être aussi des matériaux psychiques.
Seulement la situation devient ici très dangereuse, périlleuse,
car on peut sombrer dans une espèce d’inanité de l’objet
esthétique. Je pense ici à certains vestiges du conceptualisme.
Tu poses avec insistance la question du « que faire ? », du
« comment faire ? » Il faut se forger un langage ; cela ne vise
pas l’œuvre en tant que telle dans son rapport environnemen-
tal, dans son rapport au marché de l’art, à la galerie, au musée
qui va l’exposer, ou à la place publique qui va l’accueillir,
mais l’œuvre qui va s’inscrire dans le phylum évolutif de la
production d’un artiste, cette production s’inscrivant elle-
même dans le phylum évolutif de l’histoire de l’art, dans
toutes les dimensions antérieures et contemporaines ; une
écriture qui trouve sa consistance, sa signature, qui donne sa
présence à un nom propre.
On voit bien à travers les moyens d’expression très divers,
très hétérogènes qui te sont propres, que ce que tu fais est tou-
jours du Kowalski. Parce que la ritournelle que tu articules,
relève d’une même obsession qui consiste à briser les cadres
perceptifs ordinaires, cadres mass-médiatisés de la subjecti-
vité en réalité standardisée. C’est quelque chose qui te situe,
à mon avis, parmi les plus novateurs de notre époque. Il
faudra sans doute beaucoup de temps pour que tu sois reconnu
comme tel, mais ce qui sera surtout nécessaire, c’est qu’il y
ait des relais, et que cette rupture soit reprise, réaffirmée,
qu’elle se développe selon un certain phylum évolutif de la
production de subjectivité.
P. K. : La production de la subjectivité est différente selon les
époques. Si on regarde les gravures du XVIIe ou du XVIIIe
siècle représentant des villes ou des villages, on y voit des
paysages ou des villes où l’espace est complètement différent
du nôtre. Il y a là des espaces très grands, très vides ; l’homme
y est tout petit, il y a très peu de gens dans un espace urbain
très vaste.
F. G. : Alors qu’à l’époque de Jérôme Bosch, au contraire,
on trouve des gros plans.
P. K. : Oui, tout y est condensé.
Donc, d’une certaine façon, chaque époque a produit son
image du monde, l’image de l’espace qu’elle était en train de
fabriquer, et qui lui était spécifique comme un nom propre.
On reconnaît tout de suite les gravures du XVIIIe représentant
les villes par ce genre d’espace presque abstrait.
F. G. : D’espace géométrisé.
P. K. : Abstrait. Il ne se passe rien.
F. G. : Oui, et quand on pense à la peinture romaine, à celle
de Pompeï par exemple, c’est encore à des espaces chargés
de mythologies. J’insiste beaucoup sur cette idée de produc-
tion, parce que les diverses formes d’art, chacune à leur façon,
ne font pas que représenter l’espace, elles le produisent pour
une part.
P. K. : Evidemment.
F. G. : Et les intérieurs hollandais opéraient une catalyse
d’espace. Un certain concept de portrait est une catalyse de
stature, de posture, chez les aristocrates et les grands bour-
geois qui se faisaient portraiturer. Le peintre modèle son objet
en même temps qu’il lui donne sa contenance. Le peintre n’est
pas un appareil de reproduction neutre. Il y a interaction entre
l’objet et le producteur d’œuvre. Affirmer un certain concept
d’œuvre, c’est produire un objet, une scène locale particulière
bien manifestée et en même temps prendre parti dans le
contexte des espaces tels qu’ils sont produits. Si l’on met en
comparaison l’exemple de La Défense et ce qu’a fait faire
Jacques Chirac devant l’Hôtel de Ville, on voit immédiate-
ment un rapport d’antagonisme, une sorte de guerre des repré-
sentations, en fait, une incompatibilité totale.
Je pense aux constructions de Shin Takamatsu à Kyoto, qui
fait une architecture quelquefois en forme de machines très
provocantes, de machines archaïques d’ailleurs, pas de
machines comme les tiennes (2).
P. K. : J’ai vu ses maquettes, pas son architecture.
F. G. : Il est évident que lorsqu’il pose ça dans les villes japo-
naises, ça crée comme un court-circuit. Cela indique une vir-
tualité qui proclame : « On pourrait faire autre chose, on
pourrait percevoir autre chose ». Il suffit d’un gravier, d’un
grain de sable de singularité, pour qu’aussitôt on puisse pen-
ser l’hétérogénéité, l’irréversibilité du temps au sein duquel
l’œuvre s’inscrit.
P. K. : A l’intérieur de cette société qui est si rigidement hié-
rarchisée.
F. G. : Et pourtant qui accueille l’architecture de Shin
Takamatsu ou la sculpture de Piotr Kowalski ! On pourrait se
dire : « Ces Japonais, qu’est-ce qu’ils ont comme argent pour
se permettre des audaces pareilles ! » ; ils construisent quel-
quefois des bâtiments qui fonctionnellement ne sont pas tout
à fait adéquats pour satisfaire aux exigences d’architectes qui
sont, elles, tout à fait extraordinaires. Mais il existe au Japon
un tel désir inconscient de singularité que les gens comme
Shin Takamatsu ou Toyo Ito sont commandités par des firmes
pour bâtir les édifices les plus originaux qui soient.
P. K. : Et qui sont vus aujourd’hui ?
F. G. : Oui, par exemple la clientèle d’un des bâtiments com-
merciaux construits par Shin Takamatsu a été multipliée par
deux, parce qu’elle était attirée par son originalité. Il y a là
une sorte de paradoxe.
P. K. : C’est ce que le Centre Georges-Pompidou a fait à une
époque à Paris ; les gens se sont demandé comment il était
possible de montrer l’art dans ce qui leur a semblé être une
usine. Ça a créé une curiosité.
F. G. : Il y a eu appel à une mutation singularisante dans
l’espace.
P. K. : Tu touches là à quelque chose qui me paraît capital.
Car l’art, à mon avis, devrait produire de la liberté, il devrait
être un apprentissage, non pas de l’anarchie, mais du possible,
de ce qui échappe. « Ah ! on peut donc encore faire ça, on
peut être libre, on peut échapper à la machine sociale en fai-
sant certaines choses ». L’art donc est parfois l’apprentissage
d’un pouvoir de révolte, d’un pouvoir de dire non, d’un pou-
voir d’agir autrement.
F. G. : Je ne crois pas que ça soit une révolte contre la
machine en particulier.
P. K. : Sociale j’ai dit.
F. G. : C’est un éclairage sur les extraordinaires virtualités
dont est porteuse la machine.
P. K. : Mais j’ai dit machine sociale, car la machine, pour
moi, c’est la liberté même.
F. G. : Il faudrait distinguer la machinerie sociale, la machi-
nation sociale de la machine technico-scientifique.
P. K. : Qui est fabuleuse, porteuse je crois de toutes les pos-
sibilités depuis la « machina » de Leonardo jusqu’à « la
machine » de Turing. La machine à laquelle on a de tout
temps essayé d’échapper, même la science en créant un uni-
vers rnécaniste. Mais la machine c’est autre chose. L’hélico-
ptère chez l’un, l’ordinateur chez l’autre étaient nés sur le
papier comme une irruption du possible. Le parfait ordina-
teur, la parfaite machine, c’est la pensée.
F. G. : La machine abstraite, la machine diagrammatique, la
machine théorétique.
P. K. : Là elle est fabuleuse, c’est tout le cerveau, c’est
l’ouverture sur toute notre pensée.
F. G. : C’est une invention infinie.
P. K. : Oui. C’est à travers elle qu’on peut le mieux se com-
prendre aujourd’hui. On ne peut pas autrement déchiffrer la
nature, et même la biologie ne peut procéder autrement qu’à
travers les modèles machiniques.
F. G. : Mais il y a toute une pensée écologique dominante qui
ne voit dans l’agencement technico-scientifique qu’une
menace de la destruction de l’humanité. C’est donc impor-
tant, cette réaffirmation de potentialités, de virtualités.
P. K. : Il s’agit de la mauvaise écologie. Ces écologistes sont
prêts à détruire le monde par inconscience. Ils sont par
exemple contre le nucléaire ; eh oui, c’est vrai que le nucléaire
comporte des dangers, mais ils prônent eux les combustibles
fossiles, charbons et fuel, qui produisent les pluies acides qui
détruisent les forêts, combustibles qui augmentent dangereu-
sement l’effet de serre de l’atmosphère, etc. Ils ne compren-
nent pas, ils n’analysent pas le cycle entier des flux. Ils ont
donc des actions souvent irréfléchies.
F. G. : Le réveil écologique est un des phénomènes le plus
significatifs de notre époque.
P. K. : Essentiel.
F. G. : Il se met en rupture avec les conceptions tradition-
nelles de la politique uniquement axées sur la conflictualité
sociale, sur les enjeux d’intérêts.
Mais il me paraît nécessaire d’articuler ce réveil relatif à
l’écologie environnementale, avec tout ce dont on parle ici,
c’est-à-dire l’écologie mentale et l’écologie sociale.
P. K. : C’est ce dont tu parles dans ton livre Les trois écolo-
gies. Il faut donc réaffirmer la machine, réaffirmer la sophis-
tication d’investigations dans tous les domaines, et réaffirmer
enfin que l’art peut ne pas être bête, et que de nouveau c’est
un champ où l’on peut investir de l’intelligence, agiter des
idées très élaborées sans pour autant devenir élitiste.
Et qu’on peut l’inscrire dans la ville avec tout ce langage qui
peut, à mon avis, être déchiffré par tout le monde.
Et c’est par ceci qu’on revient aux enfants, car je me suis
aperçu, depuis mon exposition au Centre Pompidou, que des
œuvres comme la Time Machine n’ont absolument pas eu
besoin d’un public éduqué pour être saisies, et que les jeunes
y sont entrés de plain-pied. Les gosses n’ont pas eu besoin d’y
être introduits. C’est leur culture, ils sont nés avec elle. Et
c’est important pour moi, car on m’a souvent dit et répété que
si je me servais de science, ça s’adressait aux gens éduqués,
à ceux qui ont des connaissances, et que puisque c’est sophis-
tiqué, c’est élitiste. Et c’est pas du tout ça.
F. G. : On revient à notre point de départ. Ce n’est pas la
science constituée avec ses paradigmes de recherche univer-
sitaire, c’est la mise en exergue d’un certain type d’objet en
rapport avec la science qui est en question dans ton œuvre.
Un certain type d’objet qui est donné à la perception, à la
consommation, à la réflexion. Il s’agit moins de procédures
scientifiques que de ruptures mentales engendrées par les
conséquences des mutations technico-scientifiques.
P. K. : Galileo faisait des jouets pour les enfants du prince
(on en a préservé quelques-uns au Musée des Instruments
antiques à Florence), des jouets scientifiques, qui tout en
démontrant, par exemple, les lois de la chute des corps, étaient
des jouets.
J’aimerais depuis longtemps faire un jour, pas pour un prince,
on est en démocratie, un luna-park scientifique qui serait à la
fois un amusement, une œuvre d’art, et un lieu de jeux pour
les gosses. Un nouveau Muséum.
F. G. : Un nouveau type de monument en même temps.
P. K. : Oui, un Muséum, comme était à ses débuts le Jardin
des Plantes. Mais ce serait un Jardin des Plantes mental.
F. G. : Un Jardin des Plantes machinique.
P. K. : J’ai le projet de le faire au Japon. J’ai proposé autre-
fois de le faire aux Etats-Unis. Même là on a achoppé sur les
coûts, oh ! moins élevés que ceux d’un Disneyland, mais ils
paraissaient exorbitants pour une entreprise de ce genre. Peut-
être qu’au Japon j’aurais plus de chance. Si ça marche il va
falloir former une équipe, et j’aimerais, si tu es d’accord,
t’avoir parmi nous.
                                        Paris, le 23 octobre 1989


1. Autonomie et connaissance, Le Seuil, Paris, 1989.
2. Voir Chimères n° 21.

dimanche 19 juin 2011

Félix Guattari, L'hétérogenèse machinique



L’USAGE VOUDRAIT QUE L’ON PARLE DE LA MACHINE
comme d’un sous-ensemble de la technique. Il faudrait considé-
rer plutôt que la problématique des techniques est placée plu-
tôt sous la dépendance de celle des machines, et non l’inverse.
La machine serait préalable à la technique au lieu d’en être
l’expression.
Le machinisme est objet de fascination, quelquefois de délire.
Il en existe tout un « bestiaire » historique. Depuis l’origine
de la philosophie, le rapport de l’homme à la machine est une
source d’interrogation. Aristote considère la techné a pour
mission de créer ce que la nature est dans l’impossibilité
d’accomplir. De l’ordre du « savoir » et non du « faire », elle
interpose entre la nature et l’humanité une sorte de médiation
créative dont le statut d’intercession est source de perpétuelle
ambiguïté.
Les conceptions « mécanistes » de la machine la vident de
tout ce qui lui permettrait d’échapper à une simple construc-
tion partes extra partes. Les conceptions « vitalistes » l’assi-
milent aux êtres vivants ; à moins que ce ne soient les êtres
vivants qui ne lui soient assimilés. La perspective « cyberné-
tique » ouverte par Norbert Wiener (1), envisage les systèmes
vivants comme des machines particulières dotées du principe
de rétro-action. Des conceptions « systémistes » plus récentes
reprennent à Francesco Varela le terme d’autopoïèse (auto-
production) en le réservant aux machines vivantes (2). À la
suite d’Heidegger, une mode philosophique charge la techné
– dans son opposition à la technique moderne – d’une mis-
sion de « dévoilement de la vérité » qui va « chercher le vrai
à travers l’exact ». Ainsi, elle la cloue à un socle ontologique
– à un grund – et compromet son caractère d’ouverture
processuelle.
Entre ces écueils, nous tenterons de discerner les différents
seuils d’intensité ontologique et d’envisager le machinisme
dans son ensemble, sous ses divers avatars techniques,
sociaux, sémiotiques, axiologiques. Et cela implique de
reconstruire un concept de machine qui se développe bien au-
delà de la machine technique.
[...]
Il est curieux de noter que, pour acquérir de plus en plus de
vie, les machines exigent en retour de plus en plus de vitalité
humaine abstraite ; et cela tout au long de leur parcours évo-
lutif. La conception par ordinateur, les systèmes experts et
l’intelligence artificielle donnent autant à penser qu’ils sous-
traient à la pensée. Ils la soulagent de schèmes internes. Les
formes de pensée assistées par ordinateurs sont mutantes,
relèvent d’autres musiques, d’autres univers de référence (3).
Impossible donc de refuser sa part à la pensée humaine dans
l’essence du machinisme. Mais jusqu’où celle-ci peut-elle
encore être qualifiée d’humaine ? La pensée technico-scien-
tifique ne relève-t-elle pas d’un certain type de machinisme
mental et sémiotique ? Une distinction s’impose ici entre les
sémiologies productrices de significations – monnaie com-
mune des groupes sociaux – comme l’énonciation
« humaine » des gens qui travaillent autour de la machine, et
par ailleurs, des sémiotiques a-signifiantes qui, quelle que soit
la quantité de significations qu’elles véhiculent, manient des
figures d’expression que l’on pourrait qualifier d’énonciation
« non-humaine » ; ce sont des équations, des plans qui énon-
cent la machine et la font agir à titre diagrammatique sur les
dispositifs techniques et expérimentaux.
Les sémiologies de la signification jouent sur des claviers
d’oppositions distinctives d’ordre phonématique ou scriptu-
ral qui transcrivent les énoncés dans des matières d’expres-
sion signifiante. Les structuralistes se sont plu à ériger le
signifiant comme catégorie unificatrice de toutes les écono-
mies expressives : la langue, l’icône, le geste, l’urbanisme ou
le cinéma, etc. Ils ont postulé une traductibilité générale signi-
fiante de toutes les formes de discursivité. Mais, ce faisant,
n’ont-ils pas méconnu la dimension essentielle d’une auto-
poïèse machinique ? Cette émergence continue de sens et
d’effet ne relève pas de la redondance, de la mimésis mais
d’une production d’effet de sens singulière, bien qu’indéfini-
ment reproductible.
Ce noyau autopoïétique de la machine est ce qui la soustrait
à la structure, l’en différencie, lui donne sa valeur. La struc-
ture est interactionnelle, implique des boucles de rétroactions,
met en jeu un concept de totalisation qu’elle maîtrise à partir
d’elle-même. Elle est habitée par des inputs et des outputs qui
ont vocation à la faire fonctionner selon un principe d’éternel
retour. Elle est hantée par un désir d’éternité.
La machine, au contraire, est travaillée par un désir d’aboli-
tion. Son émergence est doublée par la panne, la catastrophe,
la mort qui la menacent. Elle possède une dimension supplé-
mentaire : celle d’une altérité qu’elle développe sous diffé-
rentes formes. Et cette altérité l’écarte de la structure axée sur
un principe d’homéo-morphie. La différence apportée par
l’autopoïèse machinique est fondée sur le déséquilibre, la
prospection d’univers virtuels loin de l’équilibre. Et il ne
s’agit pas seulement d’une rupture d’équilibre formel, mais
d’une radicale reconversion ontologique. La machine dépend
toujours d’éléments extérieurs pour pouvoir exister comme
telle. Elle implique une complémentarité non seulement avec
l’homme qui la fabrique, la fait fonctionner ou la détruit, mais
elle est, elle-même, dans un rapport d’altérité machinique
avec d’autres ; comme s’il existait là aussi une énonciation
« non-humaine » : un diagramme qui énonce la machine, la
machine technique tout au moins.
Cette reconversion ontologique démet la portée totalisante du
concept de Signifiant. Car ce ne sont pas les mêmes entités
signifiantes qui opèrent les diverses mutation de référent onto-
logique qui nous font passer de l’univers de la chimie molé-
culaire à celui de la chimie biologique, ou du monde de
l’acoustique à celui des musiques polyphoniques et harmo-
niques. Certes, des lignes de déchiffrement signifiant – com-
posés de figures discrètes, binarisables, syntagmatisables et
paradigmatisables – se recoupent parfois d’un univers à
l’autre. Et l’on ne peut avoir l’illusion qu’une même trame
signifiante habite tous ces domaines.
C’est tout à fait différent lorsque l’on considère la texture
même de ces univers de référence. Ils sont à chaque fois mar-
qués du sceau de la singularité. De l’acoustique à la musique
polyphonique, les constellations d’intensités expressives
divergent. Elles relèvent d’un certain rapport pathique, et
livrent des consistances ontologiques irréductiblement hété-
rogènes. On découvre ainsi autant de types de déterritoriali-
sation que de traits de matière d’expression.
L’articulation signifiante qui les surplombe – dans son indif-
férente neutralité – est incapable de s’imposer comme rapport
d’immanence aux intensités machiniques, à ce noyau auto-
poïétique, non-discursif, auto-énonciateur. Il ne se soumet à
aucune syntaxe générale des procédures de déterritorialisa-
tion. Aucun couple être-étant, être-néant, être-autre, ne pourra
tenir le rang de binary digit ontologique. Les propositions
machiniques échappent aux jeux ordinaires de la discursivité,
aux coordonnées structurales d’énergie, de temps et d’espace.
Cependant, il n’en existe pas moins une transversalité onto-
logique. Ce qui se passe à un niveau particulaire-cosmique
n’est pas sans relation avec l’âme humaine ou un événement
du socius. Mais pas selon des harmoniques universelles de
nature platonicienne (Le Sophiste). La composition des inten-
sités déterritorialisantes s’incarne dans des machines abs-
traites. Il faut considérer qu’il y a une essence machinique qui
va s’incarner dans une machine technique, mais aussi bien
dans l’environnement social, cognitif, lié à cette machine – les
ensembles sociaux sont aussi des machines, le corps est une
machine, il y a des machines scientifiques, théoriques, infor-
mationnelles. La machine abstraite traverse toutes ces com-
posantes hétérogènes mais surtout elle les hétérogénise, hors
de tout trait unificateur et selon un principe d’irréversibilité,
de singularité et de nécessité.
À cet égard, le signifiant lacanien est frappé d’une double
carence : il est trop abstrait en ce qu’il traductabilise à bon
compte les matières d’expression hétérogènes, il manque
l’hétérogenèse ontologique, il uniformise et syntaxise gratui-
tement les diverses régions de l’être ; et tout, à la fois, il n’est
pas assez abstrait parce qu’il est incapable de rendre compte
de la spécificité de ces noyaux machiniques autopoïétiques
sur lesquels il nous faut revenir à présent.
Francesco Varela caractérise une machine par « l’ensemble
des inter-relations de ses composants indépendamment de ses
composants eux-mêmes » (4). L’invention d’une machine n’a
donc rien à voir avec sa matérialité. Il distingue deux types de
machines : les machines « allopoïétiques » qui produisent
autre chose qu’elle-même, et les machines « autopoïétiques »
qui engendrent et spécifient continuellement leur propre orga-
nisation et leurs propres limites. Ces dernières accomplissent
un processus incessant de remplacement de leurs composants
parce qu’elles sont soumises à des perturbations externes
qu’elles doivent constamment compenser. En fait, la qualifi-
cation d’autopoïétique est réservée par Varela au domaine
biologique ; en sont exclus les systèmes sociaux, les machines
techniques, les systèmes cristallins, etc.
[...]
C’est au carrefour d’univers machiniques hétérogènes, de
dimensions différentes, de texture ontologique étrangère avec
des innovations radicales, des repères de machinismes ances-
traux hier oubliés puis réactivés, que se singularise le mou-
vement de l’Histoire. La machine néolithique associe, entre
autres composantes, la machine de la langue parlée, les
machines de pierre taillée, les machines agraires fondées sur
la sélection des graines et une proto-économie villageoise. La
machine scripturale ne verra, elle, son émergence qu’avec la
naissance des méga-machines urbaines (Lewis Mumford),
corrélatives à l’implantation des empires archaïques.
Parallèlement, de grandes machines nomades se constitueront
à partir de la collusion entre la machine métallurgique et de
nouvelles machines de guerre. Quant aux grandes machines
capitalistiques, leurs machinismes de base furent proliférants :
machines d’État urbain, puis royal, machines commerciales,
bancaires, machines de navigation, machines religieuses
monothéistes, machines musicales et plastiques détérritoria-
lisées, machines scientifiques et techniques, etc.
La question de la reproductibilité de la machine sur un plan
ontogénétique est plus complexe. Le maintien de l’état de
marche d’une machine, son identité fonctionnelle n’est jamais
absolument garantie. L’usure, la précarité, les pannes, l’entro-
pie lui imposent un certain renouvellement de ses compo-
santes matérielles, énergétiques et informationnelles, ces
dernières pouvant sombrer dans le « bruit ». Parallèlement, le
maintien de la consistance de l’agencement machinique exige
que soit aussi renouvelée la part de geste et d’intelligence
humaine qui entre dans sa composition. L’altérité homme-
machine est donc inextricablement liée à une altérité machine-
machine qui se joue dans des rapports de complémentarité ou
des rapports agoniques (entre machines de guerre) ou encore
dans des rapports de pièces ou de dispositifs. En fait, l’usure,
l’accident, la mort et la résurrection d’une machine dans un
nouvel « exemplaire » ou dans un nouveau modèle font par-
tie de son destin et peuvent passer au premier plan de son
essence dans certaines machines esthétiques (les « compres-
sions » de César, les « métamécaniques », les machines hap-
pening, les machines délirantes de Jean Tinguely). La
reproductibilité de la machine n’est donc pas une pure répé-
tition programmée. Ses scansions de rupture et d’indifféren-
ciation, qui détachent un modèle de tout support, introduisent
leur lot de différences tant ontogénétiques que phylogéné-
tiques. C’est lors de ces phases de passage à l’état de dia-
gramme, de machine abstraite désincarnée, que les
« suppléments d’âme » du noyau machinique se voient confé-
rer leurs différences par rapport à des simples agglomérats
matériels. Un entassement de pierres n’est pas une machine,
tandis qu’un mur est déjà une proto-machine statique, mani-
festant des polarités virtuelles, un dedans et un dehors, un haut
et un bas, une droite et une gauche... Ces virtualités dia-
grammatiques nous font sortir de la caractérisation de l’auto-
poïèse machinique par Varela en terme d’individuation
unitaire, sans input ni output ; elles nous orientent vers un
machinisme plus collectif, sans unité délimitée, dont l’auto-
nomie s’accommode de divers supports d’altérité. La repro-
ductibilité de la machine technique, à la différence de celle
des êtres vivants ne repose pas sur des séquences de codage
parfaitement circonscrites dans un génome territorialisé.
Chaque machine technologique a bien ses plans de concep-
tion et de montage. Mais, d’une part, ceux-ci gardent leur dis-
tance par rapport à elle ; et, d’autre part, ils se renvoient d’une
machine à l’autre de façon à couvrir globalement la mécano-
sphère. Les rapports des machines technologiques entre elles
et les ajustements de leurs pièces respectives présupposent
une sérialisation formelle et une certaine déperdition de leur
singularité – plus forte que celle des machines vivantes – cor-
rélatives d’une distance prise entre la machine manifestée
dans les coordonnées énergético-spatio-temporelles et la
machine diagrammatique qui se développe dans des coor-
données plus nombreuses et plus déterritorialisées.
Cette distance déterritorialisante et cette perte de singularité
doivent être rapportées à un lissage renforcées des matières
constitutives de la machine technique. Certes, les aspérités
singulières propres à ces matières ne peuvent jamais être com-
plètement abolies mais elles ne doivent interférer dans le
« jeu » de la machine que si elles y sont requises par son fonc-
tionnement diagrammatique. Examinons, à partir d’un dispo-
sitif machinique en apparence simple – le couple formé par
une serrure et sa clé – ces deux aspects d’écart machinique et
de lissage. Deux types de formes, aux textures ontologiques
hétérogènes, se trouvent ici mise en œuvre :
— des formes matérialisées, contingentes, concrètes, dis-
crètes, dont la singularité est refermée sur elle-même, incar-
nées respectivement par le profil Fs de la serrure et par le
profil Fc de la clé. Fs et Fc ne coïncident jamais tout à fait.
Elles évoluent au cours du temps, du fait de l’usure et de
l’oxydation, mais toutes deux sont tenues de demeurer dans
le cadre d’un écart-type limite au-delà duquel la clé cesserait
d’être opérationnelle.
— des formes « formelles », diagrammatiques, subsumées par
cet écart-type, qui se présentent comme un continuum
incluant toute la gamme des profils Fc, Fs, compatibles avec
le déclenchement effectif de la serrure.
On constate aussitôt que l’effet, le passage à l’acte possible,
est tout entier à repérer du côté du second type de forme. Bien
que s’échelonnant sur un écart-type le plus restreint possible
ces formes diagrammatiques se présentent en nombre infini.
En fait, il s’agit d’une intégrale des formes Fc, Fs.
Cette forme intégrale et infinitaire double et lisse les formes
contingentes Fs et Fc qui ne valent machiniquement que pour
autant qu’elles lui appartiennent. Un pont est ainsi établi « par
dessus » les formes concrètes autorisées. C’est cette opération
que nous qualifions de lissage déterritorialisé et qui porte
aussi bien sur la normalisation des matières constitutives de la
machine que sur leur qualification « digitale » et fonctionnelle.
Un minerai de fer qui n’aurait pas été suffisamment laminé,
déterritorialisé, présenterait des rugosités de concassement
des minerais d’origine qui fausserait les profils idéaux de la
clé et de la serrure. Le lissage du matériau doit lui ôter ses
aspects de singularité excessifs et faire que celui-ci se com-
porte de façon à mouler fidèlement les empreintes formelles
qui lui sont extrinsèques. Ajoutons que ce moulage, compa-
rable en cela à la photographie, ne doit pas être trop évanes-
cent et doit conserver une consistance propre suffisante. Là
aussi on rencontre un phénomène d’écart-type, mettant en jeu
une consistance diagrammatique théorique. Une clé en plomb
ou en or risquerait de se plier dans une serrure d’acier. Une
clé portée à l’état liquide ou gazeux perd aussitôt son effi-
cience pragmatique et sort du champ de la machine technique.
Ce phénomène de seuil formel se retrouvera à tous les
niveaux des rapports intra-machines et des rapports inter-
machines, en particulier avec l’existence de pièces de
rechanges. Les composantes de la machine technique sont
ainsi comme les pièces d’une monnaie formelle, ce qui est
révélé de façon encore plus évidente depuis leur conception
et leur confection assistée par ordinateur.
Ces formes machiniques, ces lissages de matière, d’écart-type
entre les pièces, d’ajustements fonctionnels tendraient à faire
penser que la forme prime sur la consistance et les singulari-
tés matérielles, la reproductibilité de la machine technolo-
gique semblant imposer que chacun de ses éléments s’insère
dans une définition préétablie d’ordre diagrammatique.
Charles Sanders Pierce, qui qualifiait le diagramme d’« icône
de relation », et qui lui assimilait la fonction des algorithmes,
nous en a proposé une vision élargie qu’il convient encore
d’aménager dans la présente perspective. Le diagramme, en
effet, y est conçu comme une machine autopoïétique qui non
seulement lui confère une consistance fonctionnelle et une
consistance matérielle, mais lui impose aussi de déployer ses
divers registres d’altérité, qui le font échapper à une identité
fermée sur de simples rapports structuraux. La subjectivité de
la machine s’instaure dans des univers de virtualités qui
débordent de toutes parts sa territorialité existentielle. Ainsi
nous nous refusons à postuler une subjectivité intrinsèque à
la sémiotisation diagrammatique, par exemple une subjecti-
vité « nichée » dans les chaînes signifiantes en raison du
célèbre principe lacanien : un signifiant représente le sujet
pour un autre signifiant. Il n’existe pas, pour les divers
registres de machines, une subjectivité univoque à base de
coupure, de manque et de suture, mais des modes ontologi-
quement hétérogènes de subjectivité, de constellations d’uni-
vers de référence incorporels qui prennent une position
d’énonciateurs partiels dans des domaines d’altérité multiples,
mieux nommés domaines d’altérification.
Nous avons déjà rencontrés certains de ces registres d’alté-
rité :
— l’altérité de proximité entre machines différentes et entre
pièces de la même machine ;
— l’altérité de consistance matérielle interne ;
— l’altérité de consistance formelle diagrammatique ;
— l’altérité de phylum évolutif ;
— l’altérité agoniques entre machines de guerre dans le pro-
longement de laquelle on pourrait associer l’altérité « autoa-
gonique » des machines désirantes qui tendent à leur propre
collapsus, leur propre abolition.
Une autre forme d’altérité n’a été abordée que très indirecte-
ment, c’est l’altérité d’échelle, ou l’altérité fractale qui établit
un jeu de correspondance systémique entre des machines de
différents niveaux (5).
Cependant, nous ne sommes pas en train de dresser une table
universelle des formes d’altérité machiniques car, à la vérité,
leurs modalités ontologiques, sont infinies. Elles s’organisent
par constellations d’univers de référence incorporels, aux
combinatoires et à la créativité illimitées.
Les sociétés archaïques sont mieux armées que les subjecti-
vités blanches mâles, capitalistiques, pour cartographier cette
multivalence de l’altérité. Je renvoie, à ce propos, à l’exposé
de Marc Augé sur les registres hétérogènes auxquels se rap-
porte l’objet fétiche Legba dans les sociétés africaines des
Fon. Le Legba vient à être transversalement :
— dans une dimension de destin,
— un univers de principe vital,
— une filiation ancestrale,
— un dieu matérialisé,
— un signe d’appropriation,
— une entité d’individuation,
— un fétiche à l’entrée du village, un autre au portail de la
maison, après l’initiation à l’entrée de la chambre...
Le Legba est une poignée de sable, un réceptacle, mais c’est
aussi l’expression de la relation à autrui. On le trouve à la
porte, au marché, sur la place du village, aux carrefours. Il
peut transmettre les messages, les questions, les réponses.
C’est aussi l’instrument de la relation aux morts ou aux
ancêtres. C’est à la fois un individu et une classe d’individus ;
un nom propre et un nom commun. « Son existence corres-
pond à l’évidence du fait que le social n’est pas seulement de
l’ordre de la relation mais de l’ordre de l’être. (6) » Marc Augé
souligne l’impossible transparence et traductibilité des sys-
tèmes symboliques. « Le dispositif Legba (...) se construit
selon deux axes. L’un vu de l’extérieur à l’intérieur, l’autre
de l’identité à l’altérité. Ainsi l’être, l’identité et la relation à
l’autre sont-ils construits, à travers la pratique fétichiste, non
seulement à titre symbolique mais aussi à titre ontologique
ouvert. (7) »
Plus encore que la subjectivité des sociétés archaïques, les
agencements machiniques contemporains n’ont pas de réfé-
rent standard univoque. Mais on est beaucoup moins habitué
à l’irréductible hétérogénéité – et même le caractère d’hété-
rogenèse – de leurs composantes référentielles. Le Capital,
l’Énergie, l’Information, le Signifiant sont autant de catégo-
ries qui nous font croire à l’homogénéité ontologique des réfé-
rents biologiques, éthologiques, économiques,
phonologiques, scripturaux, musicaux, etc.
Dans le contexte d’une modernité réductionniste, il nous
appartient de redécouvrir qu’à chaque promotion d’un carre-
four machinique correspond une constellation spécifique
d’univers de référence à partir de laquelle une énonciation non
humaine s’institue. Les machines biologiques promeuvent les
univers du vivant qui se différencient en devenirs végétaux,
en devenirs animaux. Les machines musicales s’instaurent sur
fond d’univers sonores constamment remaniés depuis la
grande mutation polyphonique. Les machines techniques
s’instituent au carrefour des composantes énonciatives les
plus complexes et les plus hétérogènes. Heidegger, qui avait
bien vu que la technique n’était pas qu’un moyen, en était
venu à la considérer comme un mode de dévoilement du
domaine de la vérité (8). Il prenait l’exemple d’un avion com-
mercial posé sur une piste : l’objet visible cache « ce qui est
et la façon dont il est ». Il ne dévoile son « fonds que pour
autant qu’il est commis à assurer la possibilité d’un trans-
port » et, à cette fin, « il faut qu’il soit commissible, c’est-à-
dire prêt à s’envoler et qu’il le soit dans toute sa
construction ». Cette interpellation, cette « commission » qui
révèle le réel comme « fonds » est essentiellement opérée par
l’homme et se traduit en terme d’opération universelle, se
déplacer, voler... Mais ce « fonds » de la machine réside-t-il
vraiment dans un déjà-là, sous l’espèce de vérités éternelles,
révélées à l’être de l’homme ? La machine parle à la machine
avant de parler à l’homme et les domaines ontologiques
qu’elle révèle et sécrète sont, à chaque occurrence, singuliers
et précaires.
Reprenons cet exemple d’un avion commercial, cette fois non
plus à titre générique mais à travers le modèle technologi-
quement daté qui fut baptisé le Concorde. La consistance
ontologique de cet objet est essentiellement composite ; elle
est au carrefour, au point de constellation et d’agglomération
pathique d’univers qui ont chacun leur propre consistance
ontologique, leurs traits d’intensité, leurs ordonnées et leurs
coordonnées, leurs machinismes spécifiques. « Concorde »
relève à la fois :
— d’un univers diagrammatique avec les plans de sa « faisa-
bilité » théorique ;
— d’univers technologiques transposant cette « faisabilité »
en des termes matériaux ;
— d’univers industriels capables de le produire effectivement ;
— d’univers imaginaires collectifs correspondant à un désir
suffisant de lui faire voir le jour ;
— d’univers politiques et économiques conduisant, entre
autres, à dégager les crédits de sa mise en œuvre.
Mais l’ensemble de ces causes finales, matérielles, formelles
et efficientes, au bout du compte, ne fait pas le poids ! L’objet
Concorde circule effectivement entre Paris et New York mais
il reste cloué sur le sol économique. Ce manque de consis-
tance économique a fragilisé décisivement sa consistance
ontologique globale. Le Concorde n’existe que dans la limite
d’une reproductibilité de douze exemplaire et à la racine du
phylum possibiliste des supersoniques à venir. Ce qui n’est
déjà pas négligeable !
Pourquoi insistons-nous tellement sur l’impossibilité de fon-
der une traductibilité générale des diverses composantes
d’énonciation partielle d’agencement ? Pourquoi ce manque
de révérence à l’égard de la conception lacanienne du signi-
fiant ? C’est que, précisément, cette théorisation issue du
structuralisme linguistique ne nous fait pas sortir de la struc-
ture et nous interdit d’entrer dans le monde réel de la machine.
Le signifiant structuraliste est toujours synonyme de discur-
sivité linéaire. D’un symbole à l’autre, l’effet subjectif advient
sans autre garantie ontologique. À son encontre, les machines
hétérogènes, telle que les envisage notre perspective schizoa-
nalytique, ne débitent pas un être standard, au gré d’une tem-
poralisation universelle. Pour éclaircir ce point, on devra
établir des distinctions entre les différentes formes de linéa-
rité sémiologique, sémiotique et d’encodage :
— les codages du monde « naturel », qui opèrent sur plusieurs
dimensions spatiales (par exemple ceux de la cristallographie)
et qui n’impliquent pas l’extraction d’opérateurs de codages
autonomisés ;
— la linéarité relative des codages biologiques, par exemple
la double hélice de l’ADN qui, à partir de quatre radicaux chi-
miques de base, se développe également dans trois dimen-
sions ;
— la linéarité des sémiologies pré-signifiantes, qui se déve-
loppent en lignes parallèles relativement autonomes, même si
les chaînes phonologiques de la langue parlée semblent tou-
jours surcoder toutes les autres ;
— la linéarité sémiologique du signifiant structural qui
s’impose de façon despotique à tous les autres modes de
sémiotisation, qui les exproprie et, même, tend à les faire dis-
paraître dans le cadre d’une économie communicationnelle
dominée par l’informatique (précisons : l’informatique à son
stade actuel, car cet état de choses n’est nullement définitif !) ;
— la surlinéarité de substances d’expression a-signifiantes,
où le signifiant perd son despotisme. Les lignes information-
nelles des hypertextes peuvent retrouver une certaine poly-
morphie dynamique et travailler en prise directe sur des
univers référents qui, eux, ne sont nullement linéaires et qui
tendent à échapper, de surcroît, à une logique d’ensemble
spatialisés.
Les signes des machines sémiotiques a-signifiantes sont des
« points-signes » ; pour une part, ils sont d’ordre sémiotique ;
pour une autre, ils interviennent directement sur une série de
processus machiniques matérielles. Exemple : le chiffre de la
carte de crédit qui opère la mise en marche du distributeur de
billets.
Les figures sémiotiques a-signifiantes ne sécrètent pas que
des significations. Elles profèrent des ordres de marche et
arrêt et, surtout, elles déclenchent la « mise à l’être » d’uni-
vers ontologiques. Exemple, à présent, de la ritournelle musi-
cale pentatonique qui, au bout de quelques notes, catalyse
l’univers debussyste aux multiples composantes :
— l’univers wagnérien autour de Parsifal, qui se rattache au
territoire existentiel constitué par Bayreuth ;
— l’univers du champ grégorien ;
— celui de la musique française, avec la remise au goût du
jour de Rameau et Couperin ;
— celui de Chopin, en raison d’une transposition nationaliste
(Ravel s’étant, pour sa part, approprié Lizst) ;
— la musique javanaise que Debussy a découverte à l’expo-
sition universelle de 1989 ;
— le monde de Manet et de Mallarmé, qui se rattache au
séjour du musicien à la villa Médicis.
Et à ces influences présentes et passées, il conviendrait
d’ajouter les résonances prospectives que constituent la réin-
vention de la polyphonie depuis l’Ars Nova, ses répercussions
sur le phylum musical de Ravel, Dupar, Messaien, etc., sur la
mutation sonore déclenchée par Stravinsky, sa présence dans
l’œuvre de Proust...
On voit bien ici qu’il n’existe aucune correspondance bi-uni-
voque entre des chaînons linéaires signifiants ou d’arché-écri-
ture selon les auteurs, et cette catalyse machinique
multidimensionnelle, mltiréférentielle. La symétrie d’échelle,
la transversalité, le caractère pathique non-discursif de leur
expansion : toutes ces dimensions nous font sortir de la
logique du tiers exclu et nous confortent à renoncer au bina-
risme ontologique que nous avons précédemment dénoncé.
Un agencement machinique, à travers ses diverses compo-
santes, arrache sa consistance en franchissant des seuils onto-
logiques, des seuils d’irréversibilité non linéaires, des seuils
ontogénétiques et phylogénétiques, des seuils d’ontogenèse
et d’autopoïèse créatives.
C’est la notion d’échelle qu’il conviendrait ici d’élargir, afin
de penser les symétries fractales en terme ontologique. Ce que
traversent les machines fractales, ce sont des échelles sub-
stantielles. Elles les traversent en les engendrant. Mais – il
faut l’admettre – ces ordonnées existentielles qu’elles « inven-
tent » étaient déjà là depuis toujours. Comment soutenir un
tel paradoxe ? C’est que tout devient possible (y compris le
lissage réceptif su temps, évoqué par René Thom) dès lors
qu’on admet une échappée de l’agencement hors des coor-
données énergético-spatio-temporelles. Et, là encore, il nous
appartient de redécouvrir une façon d’être de l’Être – avant,
après, ici et partout ailleurs –, sans être cependant identique
à lui-même, éternel ; un Être processuel, polyphonique, sin-
gularisable, aux textures infiniment complexifiables, au gré
des vitesses infinies qui animent ses compositions virtuelles.
La relativité ontologique ici préconisée est inséparable d’une
relativité énonciative. La connaissance d’un univers (au sens
astrophysique ou au sens axiologique) n’est possible qu’à tra-
vers la médiation de machines autopoïétiques. Il convient
qu’un foyer d’appartenance à soi existe quelque part pour que
puisse venir à l’existence cognitive quelque étant ou quelque
modalité d’être que ce soit. En dehors de ce couplage
machine/univers, les étants n’ont qu’un pur statut d’identité
virtuelle. Et il en va de même de leurs coordonnées énoncia-
tives. La biosphère et la mécanosphère, accrochées sur cette
planète, focalisent un point de vue d’espace, de temps et
d’énergie. Elles tracent un angle de constitution de notre
galaxie. Hors de ce point de vue particularisé, le reste de l’uni-
vers n’existe (au sens où nous appréhendons, ici-bas, l’exis-
tence) qu’à travers la virtualité de l’existence d’autres
machines autopoïétiques au sein d’autres mécanosphères sau-
poudrées dans le cosmos. La relativité des points de vue
d’espace, de temps, d’énergie ne fait pas pour autant sombrer
le réel dans le rêve. La catégorie de Temps se dissout dans les
considérations cosmologiques sur le big bang tandis que
s’affirme celle d’irréversibilité. L’objet résiduel est ce qui
résiste au balayage de l’infinie variabilité des points de vue
constituables sur lui. Imaginons une entité autopoïétique dont
les particules seraient édifiées à partir de nos galaxies. Ou, à
l’inverse, une cognitivité se constituant à l’échelle des quarks.
Autre panorama, autre consistance ontologique. La mécano-
sphère prélève et actualise des configurations qui existe parmi
une infinité d’autres dans des champs de virtualité. Les
machines existentielles sont de plain pied avec l’être dans sa
multiplicité intrinsèque. Elles ne sont pas médiatisées par des
signifiants transcendants et subsumées par un fondement
ontologique univoque. Elles sont à elles-mêmes leur propre
matière d’expression sémiotique. L’existence, en tant que pro-
cès de déterritorialisation, est une opération intermachinique
spécifique qui se superpose à la promotion d’intensités exis-
tentielles singularisées. Et, je le répète, il n’existe pas de syn-
taxe généralisée de ces déterritorialisations. L’existence n’est
pas dialectique, n’est pas représentable. Elle est à peine
vivable !
Les machines désirantes qui entrent en rupture avec les grands
équilibres organiques impersonnels et sociaux, qui inversent
les commandes, jouent le jeu de l’autre à l’encontre d’une
politique d’autocentrage sur le moi. Par exemple, les pulsions
partielles et les investissements pervers polymorphes de le
psychanalyse ne constituent pas une race exceptionnelle et
déviante de machines. Tous les agencements machiniques
recèlent, fut-ce à l’état embryonnaire, des foyers énonciatifs
qui sont autant de proto-machines désirantes. Pour cerner ce
point, il nous faut élargir notre pont transmachinique et com-
prendre le lissage de la texture ontologique du matériau
machinique et les feeds-back diagrammatiques comme autant
de dimensions d’intensification qui nous font dépasser les
causalités linéarités de l’appréhension capitalistique des uni-
vers machiniques. Il nous faut également sortir des logiques
fondées sur le principe du tiers exclu et de raison suffisante.
À travers le lissage se joue un être au-delà, un-être-pour-
l’autre qui fait prendre consistance à un existant hors de sa
délimitation stricte, ici et maintenant. La machine est toujours
synonyme d’un foyer constitutif de notre territoire existentiel
sur fond de constellation d’univers de référence incorporels.
Le « mécanisme » de ce retournement d’être consiste dans le
fait que certains segments discursifs de la machine ne jouent
plus seulement un jeu fonctionnel ou significationnel, mais
assument une fonction existentialisante de pure répétition
intensive, ce que j’ai appelé ailleurs une fonction de ritour-
nelle. Le lissage est comme une ritournelle ontologique, et
ainsi loin d’appréhender une vérité univoque de l’être à tra-
vers la techné, comme le voudrait l’ontologie heidegerienne,
c’est une pluralité d’être comme machine qui se donne à nous,
dès lors que l’on acquiert les moyens pathiques et cartogra-
phiques d’y accéder. Les manifestations, non pas de l’Être,
mais des multitudes de composantes ontologiques sont de
l’ordre de la machine. Et cela, sans médiation sémiologique,
sans codage transcendant, directement comme « donner-à-
être », comme donnant. Accéder à un tel « donner » c’est déjà
y participer ontologiquement de plein droit. Ce terme de droit
ne vient pas ici au hasard tant il est vrai qu’à ce niveau proto-
ontologique il est déjà nécessaire d’affirmer une dimension
proto-éthique. Le jeu d’intensité de la constellation ontolo-
gique est, en quelque sorte, un choix d’être non seulement
pour soi, mais pour toute l’altérité du cosmos et pour l’infini
des temps.
S’il doit y avoir choix et liberté à certains étages anthropolo-
giques « supérieurs », c’est qu’on devra aussi les trouver aux
niveaux les plus élémentaires des concaténations machi-
niques. Mais les notions d’éléments et de complexité sont sus-
ceptibles ici de s’inverser brutalement. Le plus différencié et
le plus indifférencié coexistent au sein d’un même chaos qui,
à une vitesse infinie, joue ses registre virtuels les uns contre
les autres et les uns avec les autres. Le monde machinique-
technique, au « terminal » duquel se constitue l’humanité
d’aujourd’hui, est barricadé par des horizons de constante et
de limitation des vitesses infinies du chaos (vitesse de la
lumière, horizon cosmologique du big bang, distance de
Planck et quantum élémentaire d’action de la physique quan-
tique, impossibilité de franchir le zéro absolu...). Mais ce
même monde de contrainte sémiotique est doublé, triplé, infi-
nisés par d’autres mondes qui, dans certaines conditions, ne
demandent qu’à bifurquer hors de leur univers de virtualité et
engendrer de nouveaux champs de possible.
Les machines de désir, les machines de création esthétique,
au même titre que les machines scientifiques remanient
constamment nos frontières cosmiques. À ce titre, elles ont a
prendre une place éminente au sein de nos agencements de
subjectivation, eux-mêmes appelés à relayer nos vieilles
machines sociales incapables de suivre l’efflorescence de
révolutions machiniques qui font éclater notre temps de toutes
parts.

1. N. Wiener, Cybernétique et société.
2. F. Varela, Autonomie et connaissance.
3. P. Lévy, Plissé fractal. Idéographie dynamique (mémoire d’habilitation à diriger des recherches en sciences de l’information et de la communication).
4. F. Varela, op. cit.
5. Leibniz, dans son souci de rendre homogène l’infiniment grand et l’infiniment petit, estime que la machine vivante, qu’il assimile à une machine divine, continue d’être machine dans ses moindres parties, jusqu’à l’infini (ce qui ne serait pas le cas de la machine faite par l’art de l’homme), in La monadologie, pp. 178 et 179, Delagrave, Paris 1962.
6. M. Augé, « Le fétiche et son objet », in L’Objet en psychanalyse, présentation de Maud Mannoni, Denoël, « l’Espace analytique », Paris 1986.
7. M. Augé, op. cit.
8. Essais et Conférences, Gallimard, Paris 1988.