mercredi 13 juin 2018

D'une recherche de localité du point de vue à l'auto-survol


Aujourd'hui encore, l'emploi de machines dans l'art est souvent au service d'un certain sérieux, d'une certaine technophilie voire d'un scientisme certain. Mais il s'agit parfois d'un recours à la science dans ce qu'elle accepte du doute métaphysique, d'une errance existentielle. Les majestueuses installations de Ryoji Ikeda1 mêlent super calculateurs et dispositifs optiques troublant nos repères, détachent les corps de l'espace tri-dimentionnel dans lequel ils s'inscrivent pour les isoler, tels des vignettes, motifs plats et sans poids, dans ce qui pourrait être un espace sombre mais dont on ne définit pas les limites. Il ne s'agit pas simplement de provoquer une expérience visuelle qui se voudrait immersive mais bien de nous faire vivre l'expérience d'un vertige, une perte de compréhension, un glissement brusque de notre capacité à traiter des informations. Nous sentions que les robots industriels étaient précis, que les charges qu'ils soulevaient était extrêmement lourdes, qu'ils travaillaient vite. Maintenant, nous ne sommes même plus en mesure de percevoir à quel point les machines vont vite. Cela n'est plus visible. Pour comprendre ce phénomène, nous devons avoir recours aux mathématiques. Les machines dans l'art, si elles sont mises au service du spectaculaire ont quelque chose de profondément désuet aujourd'hui. Car lorsqu'on parle des machines numériques puissantes actuelles, c'est le cadre dans lequel s'inscrivent nos repères qui est déplacé. Nous sommes plongés dans une expérience esthétique dont la physicalité n'a rien d'évident, et cherchons à tâtons quelque sensation physique tangible, qui ne soit pas uniquement celle du vertige, cela afin de nous rassurer que le monde existe encore, que l'énergie ne se dissipe pas trop vite, que l'organisation de la matière se maintient assez pour que notre individualité s'affirme. Il est difficile de faire avec l'inconcevabilité de l'expérience, pour soi, de la finitude, de la mort, de l'infini, pourtant nous avons de nombreuses années d'expérience de l'inintelligible (pensons notamment à ce qu'est l'astrophysique). Le monde, tel que nous l'avons laissé avant de pénétrer dans l'espace d'exposition, bascule encore, lorsque nous n'arrivons plus à discerner que les supercalculateurs sont en marche. Il ne s'agit pas simplement d'être dépassé par la trop grande complexité (comme lors d'une symphonie, lorsqu'on essaie d'écouter tous les instruments de musique d'un orchestre ou de compter toutes les étoiles que nous voyons dans le ciel), ni de capter toutes les informations qui stimulent nos sens à chaque instant. Car les modalités d'accès au monde phénoménal nous sont étrangères lorsqu'elles nous sont données par des machines technologiques de pointe. On se sent dépassés par quelque chose dont on ne peut saisir que l'effet, sur nous-mêmes, de notre propre dépassement. L'exposition du collectif Semiconductor, Le point de vue de nulle part2, en ce sens, est exemplaire. Personne, pas même les scientifiques, ne peut voir depuis nulle part. Ni les théories, ni les concepts, ni les disciplines ne sont localisables. Dans les films à l'allure documentaire présentés dans cette exposition, les distinctions entre phénomènes perceptibles et imperceptibles sont brouillées. Ce que nous voyons des phénomènes observés par les scientifiques, c'est tout ce qui est mis en place par ces derniers pour construire les contextes de leurs expériences (matériel, objets, instruments, locaux, équipes de personnes effectuant des gestes et des déplacements). Les machines y tiennent une place de choix. Celles du CERN de Genève en particulier, machines extra-ordinaires, dont les fonctions apparaissent au public non initié à la physique des particules, comme franchement mystérieuses. Il y est question de la connaissance, au-delà de l'observable.
L'expérience scientifique nous est révélée comme une construction humaine. Ce que nous voyons est emprunt de notre humanité. La présence de l'observateur est centrale. La question qui se pose alors, est celle de la part de ce qui est réel et de ce qui est construit dans les faits qui sont observés. Dans le domaine de la science, pour être réels, les faits ne doivent pas être construits. Mais comme l'indique Bruno Latour3, le travail du savant est aussi celui de la construction des faits. Le savant construit en partie les faits en y projetant ses habitudes professionnelles, ses présupposés, voire ses préjugés, les habitudes de son groupe d'appartenance, les instincts de son corps, la logique de l'esprit humain. Ainsi, les faits ne parlent pas pour eux-mêmes, même aux yeux des scientifiques.
Le monde de la physique classique ou quantique n'est pas l'objet d'une expérience, c'est un monde conçu, une reconstruction. Ce n'est pas une forme mais la connaissance, par observation, d'une forme. Les subjectivités seules sont réelles écrivait Leibniz4.
Les techno-sciences sont dans les machines de pointe, les subjectivités non. Chercher la pensée dans les modèles mécanistes qui en réalisent certaines fonctions (calcul, perception, mémoire) est vain car une machine fonctionne, elle n'agit pas. Ces machines techno-scientifiques ne manifestent aucun acte véritable parce qu'elles ne peuvent viser un sens. Ces machines ne sont pas des domaines au sens défini par Raymond Ruyer, c'est-à-dire qu'elles ne sont pas des êtres vrais (présentant une unité réelle). Leur unité domaniale est celle de leur ingénieur et de celui qui la surveille. « L'ingénieur n'a pu la créer [la machine] que parce qu'il n'est pas une machine, mais un domaine qui, outre son unité, est traversé par des idées, des thèmes, des idéaux, et qui peut organiser un système parce que ce dernier apparaît possible parmi d'autres. L'unité même d'un être est une activité structurante selon cette transversale. »5
L'utilisation des machines dans l'art permet de ranimer les « grandes questions » : les relations de l'esprit et du corps, la place de l'homme dans l'univers, qu'est-ce qu'un individu ? Qu'est-ce qu'une forme ? Qu'est-ce qu'une existence virtuelle ? Mais il ne faut pas oublier, comme Jacques Ellul6 nous l'a montré, que ce n'est pas la technique qui nous asservit mais le sacré transféré à la technique. L'usage des techniques (la technique ne se borne pas au machinisme mais ce dernier en est une composante), est révélateur des valeurs que l'homme lui attribut. Les œuvres d'art machiniques sont le plus souvent révélatrices de l'aliénation de l'homme à la technique, de son attachement à la quête de l'efficacité maximale, du fait que la technique se soit substituée à l'environnement naturel de l'homme.
1Dont une exposition a lieu cette année au centre Georges Pompidou.
2Semiconductor (Ruth Jarman et Joe Gerhardt), Le point de vue de nulle part, au lieu unique, du 6 avril 2018 au 3 juin 2018. Commissariat : Patrick Gyger. Co-production : le lieu unique (Nantes), CERN (Genève), FACT (Liverpool).
3Bruno Latour, Sur le culte moderne des dieux faitiches, ed. Les empêcheurs de tourner en rond / La Découverte, 2009, p. 43.
4G. W. Leibniz, Les nouveaux Essais sur l'entendement humain, 1765 (1704).
5André Conrad, « Repenser la finalité », in Critique « Ruyer l'inclassable », n° 815, mai 2014, p. 397.
6Jacques Ellul. La Technique ou l’enjeu du siècle (1954), Le système technicien (1977) et Le bluff technologique (1988).