Aujourd'hui
encore,
l'emploi
de
machines
dans l'art est
souvent au service d'un certain sérieux, d'une certaine technophilie
voire d'un scientisme certain. Mais
il
s'agit parfois d'un recours à la science dans ce qu'elle accepte du
doute métaphysique, d'une errance existentielle. Les
majestueuses installations de Ryoji Ikeda1
mêlent
super calculateurs et dispositifs optiques troublant
nos repères, détachent
les corps de l'espace tri-dimentionnel dans lequel ils s'inscrivent
pour les isoler, tels des vignettes, motifs plats
et sans
poids,
dans
ce qui pourrait être un espace sombre mais dont on ne définit pas
les limites. Il
ne s'agit pas simplement de provoquer une expérience visuelle qui se
voudrait immersive mais bien de nous faire vivre
l'expérience
d'un
vertige, une perte de compréhension, un glissement brusque de notre
capacité à traiter des informations. Nous sentions que les robots
industriels étaient précis, que les charges
qu'ils soulevaient était extrêmement lourdes, qu'ils
travaillaient vite. Maintenant, nous ne sommes même plus en mesure
de percevoir à quel point les machines vont vite. Cela n'est plus
visible. Pour
comprendre ce phénomène, nous devons avoir recours aux
mathématiques. Les
machines dans l'art, si elles sont mises au service du spectaculaire
ont quelque chose de profondément désuet aujourd'hui. Car
lorsqu'on
parle des machines numériques puissantes actuelles,
c'est
le cadre dans lequel s'inscrivent nos repères qui est déplacé.
Nous sommes plongés dans une
expérience esthétique dont
la physicalité n'a rien d'évident,
et
cherchons à tâtons quelque sensation physique tangible, qui
ne soit pas uniquement celle du vertige, cela
afin
de nous rassurer que le monde existe encore, que
l'énergie ne se dissipe pas trop vite, que l'organisation de la
matière se
maintient assez
pour que notre individualité s'affirme.
Il est
difficile de faire avec l'inconcevabilité de l'expérience, pour
soi, de la finitude, de la mort, de l'infini, pourtant
nous avons de nombreuses
années d'expérience de l'inintelligible
(pensons
notamment à ce qu'est l'astrophysique).
Le monde,
tel que nous l'avons laissé avant de pénétrer dans l'espace
d'exposition, bascule
encore, lorsque nous n'arrivons plus à discerner que les
supercalculateurs sont en marche.
Il
ne s'agit pas simplement d'être dépassé par la trop grande
complexité (comme
lors
d'une symphonie, lorsqu'on
essaie d'écouter tous les instruments de musique d'un orchestre ou
de compter toutes les étoiles que nous voyons dans le ciel),
ni
de capter toutes les informations qui stimulent nos sens à chaque
instant. Car les
modalités d'accès au monde phénoménal nous sont
étrangères lorsqu'elles nous
sont
données par des machines technologiques de pointe. On
se sent dépassés par quelque chose dont
on ne peut saisir que l'effet, sur nous-mêmes,
de notre propre dépassement.
L'exposition
du collectif Semiconductor, Le
point de vue de nulle part2,
en ce sens, est exemplaire.
Personne,
pas même les scientifiques, ne peut voir depuis nulle part. Ni
les théories, ni
les concepts, ni les disciplines
ne sont localisables.
Dans les films à l'allure documentaire présentés dans cette
exposition, les
distinctions entre phénomènes perceptibles et imperceptibles sont
brouillées. Ce que nous voyons des phénomènes observés par les
scientifiques, c'est tout ce qui est mis en place par ces derniers
pour construire les contextes de leurs expériences (matériel,
objets, instruments, locaux, équipes de personnes effectuant des
gestes et des déplacements). Les machines y tiennent une place de
choix. Celles du CERN de Genève en particulier, machines
extra-ordinaires, dont les fonctions apparaissent au public non
initié à la physique des particules, comme franchement
mystérieuses. Il y est question de la connaissance, au-delà de
l'observable.
L'expérience
scientifique nous est révélée comme une construction humaine. Ce
que nous voyons est emprunt de notre humanité. La présence de
l'observateur est centrale. La question qui se pose alors, est celle
de la part de ce qui est réel et de ce qui est construit dans les
faits qui sont observés. Dans le domaine de la science, pour être
réels, les faits ne doivent pas être construits. Mais comme
l'indique Bruno Latour3,
le travail du savant est aussi celui de la construction des faits. Le
savant construit en partie les faits en y projetant ses habitudes
professionnelles, ses présupposés, voire ses préjugés, les
habitudes de son groupe d'appartenance, les instincts de son corps,
la logique de l'esprit humain. Ainsi, les faits ne parlent pas pour
eux-mêmes, même aux yeux des scientifiques.
Le
monde de la physique classique ou quantique n'est pas l'objet d'une
expérience, c'est un monde conçu, une reconstruction. Ce n'est pas
une forme mais la connaissance, par observation, d'une forme. Les
subjectivités seules sont réelles écrivait Leibniz4.
Les
techno-sciences sont dans les machines de pointe, les subjectivités
non. Chercher la pensée dans les modèles mécanistes qui en
réalisent certaines fonctions (calcul, perception, mémoire) est
vain car une machine fonctionne, elle n'agit pas. Ces machines
techno-scientifiques ne manifestent aucun acte véritable parce
qu'elles ne peuvent viser un sens. Ces machines ne sont pas des
domaines au sens défini par Raymond Ruyer, c'est-à-dire qu'elles
ne sont pas des êtres vrais (présentant une unité réelle). Leur
unité domaniale est celle de leur ingénieur et de celui qui la
surveille. « L'ingénieur n'a pu la créer [la machine] que
parce qu'il n'est pas une machine, mais un domaine qui, outre son
unité, est traversé par des idées, des thèmes, des idéaux, et
qui peut organiser un système parce que ce dernier apparaît
possible parmi d'autres. L'unité même d'un être est une activité
structurante selon cette transversale. »5
L'utilisation
des machines dans l'art permet de ranimer les « grandes
questions » : les relations de l'esprit et du corps, la
place de l'homme dans l'univers, qu'est-ce qu'un individu ?
Qu'est-ce qu'une forme ? Qu'est-ce qu'une existence virtuelle ?
Mais il ne faut pas oublier, comme
Jacques Ellul6
nous
l'a
montré, que
ce
n'est pas la technique qui nous asservit mais le sacré transféré à
la technique. L'usage
des techniques (la technique ne se borne pas au machinisme mais ce
dernier en est une composante), est révélateur des valeurs que
l'homme lui attribut. Les
œuvres d'art machiniques sont le plus souvent révélatrices de
l'aliénation de l'homme à la technique, de son attachement à la
quête de l'efficacité maximale, du fait que la technique se soit
substituée à l'environnement naturel de l'homme.
2Semiconductor
(Ruth Jarman et Joe Gerhardt), Le point de vue de nulle part,
au lieu unique, du 6 avril 2018 au 3 juin 2018. Commissariat :
Patrick Gyger. Co-production : le lieu unique (Nantes), CERN
(Genève), FACT (Liverpool).
3Bruno
Latour, Sur le culte moderne des dieux faitiches, ed. Les
empêcheurs de tourner en rond / La Découverte, 2009, p. 43.
4G.
W. Leibniz, Les nouveaux
Essais sur l'entendement humain,
1765 (1704).
5André
Conrad, « Repenser la finalité », in Critique
« Ruyer l'inclassable », n° 815, mai 2014, p. 397.
6Jacques
Ellul. La Technique ou l’enjeu du siècle (1954), Le
système technicien (1977) et Le bluff technologique
(1988).