lundi 22 avril 2013

The LP Collection, De « imagination is music » à la musique télépathique de Robert Filliou ou, comment distinguer être et avoir

-->
--> À la suite de la conférence – performance de Laurent Schlittler et Patrick Claudet au Lieu Unique en ce Weekend singulier, il me semble à propos de continuer l'à propos. Et pourquoi pas, de me rapprocher d'une compréhension en train de se faire de ce que nous sommes en créant.
C'est d'une certaine manière parce que le collectionneur se crée en créant que l'on peut se penser « être » sans passer par « avoir ».
Le prétexte : une collection de disques.
Dans un premier temps, par les rapprochements de titres, de photographies, de noms, les artistes constituent un univers tangible, une histoire, ce qui va être le champ de l'expérimentation, le terrain. Le protocole de présentation très formaliste, très rationnel, très conventionnel, est un bon point de départ pour une mise en mouvement d'une fiction. Une accroche à ce que nous connaissons (et c'est là que l'on se trompe), donc une accroche à ce que nous croyons connaître.
En créant cette collection, les artistes créent un univers. Celui des musiciens. Comment s’appellent-ils, d'où viennent-ils ? Quelle est leur démarche ? Leurs influences ?

Dans un second temps, leurs gestes (rapprochements de titres, d'images, de noms, de biographies, etc.) sont signifiants et deviennent le lieu de nouvelles significations. À la manière de l'écriture, les artistes créent un second niveau de lecture : celui de l'univers en train de se faire, un univers en action, en mouvement, fondamentalement au présent. Un univers en train de faire un univers.

C'est un peu le même mouvement que celui qu'Aby Warburg avait mis au jour lorsqu'il avait créé Mnémosyne, son atlas constitué d'images à priori hétérogènes dont le rapprochement était à la fois la trace d'un geste, d'un ensemble de gestes, le témoin d'un événement, de quelque chose qui a eu lieu et à la fois la création d'un nouveau monde constitué de ces images survivantes – mises en abyme – monde dans un monde (un « monde sans dehors » dirait Jean Cristofol), unités devenues formes constituées d'unités, changement d'échelle : La mémoire en mouvement. Deleuze et Guattari parleraient de mémoire rhizomatique, en ce sens que ce sont les liens entre les choses qui changent. Donc, le rapprochement fait sens, le geste est une création.

À ce niveau de la compréhension, nous ne sommes pas si éloignés de l'archéologie : en tant qu'interprétation au présent de traces du passé. Coexistence des strates d'occupation. L'interprétation est fiction. Écho de Jacques Rancière : « Le réel doit être fictionné pour être pensé ».

À mesure que les sensations de déjà-vu interpellent, une interrogation des habitudes apparaît. Habitudes des conventions d'écoute et des postures de l'attention. Manières de ne pas voir en pensant regarder ou de voir ce que l'on connait. L'appellation conférence – performance prend tout son sens quand on se rend compte qu'on s'est fait avoir... par soi-même. En pensant être venue écouter une conférence, je ne me suis pas interrogée sur ce que j'étais en train de voir. Habitude, convention, le brouillard s'est dissipé à mesure qu'il s'installait. Ces images dans le livre, pochettes d'albums, ne sont-elles pas celles que nous voyons dans cette vidéo, épinglées sur les murs de leur bureau ? Et les titres, au lieu de se les remémorer, Laurent Schlittler et Patrick Claudet ne seraient-ils pas en train de les inventer ? Pourquoi ces post-it sont-ils mis dans une boîte ? Quel est le rapport avec le hasard ? Et les photos prises pendant la conférence ne nous disent rien avant de voir une pochette de disque, à la fin, constituée d'un élément architectural situé juste à côté de nous. Le puzzle dévoile son sens.

C'est le décalage du regard par sa mise en échec. Successivement, les sensations de déjà-vu interrogent, nous arrachant à notre condition d'êtres anesthésiés venus chercher ce que l'on sait déjà, d'une certaine manière. Ces échecs sont ceux de nos attentes alors dévoilées à notre conscience.
Le regard, petit-à-petit, retrouve son interrogation, lavé des habitudes, libéré des conventions établies. Le spectateur est obligé d'être là. Il est rappelé à sa condition d'être interprétant en étant inscrit dans un processus créatif qu'il découvre en se découvrant. Une question apparaît : qu'est-ce que comprendre ?
Com-prendre c'est déjà rapprocher et c'est invoquer sa mémoire : C'est faire une collection à partir d'une collection. Perception obligeant, pour orienter l'action, il faut faire des choix. Et pour communiquer, il faut les présenter d'une certaine manière. Pour être compris, de manière conventionnelle, il faut des codes établis. Nécessité de la mémoire pour invoquer des mots mais le langage est constamment actualisé. À nouveau, importance de la perception qui découpe des unités signifiantes dans la réalité. Nous ne regardons pas les choses mais les étiquettes placées dessus (à ce niveau, dans ma collection, dans mon idéosphère, mes références sur la pensée en mouvement, se trouvent Merleau-Ponty, Michel Henry, Henri Bergson, John Dewey).

En une autre formulation, l'art ou plutôt l'expérience artistique permet de déconditionner le regard en proposant un champ d'expérimentation dégagé des nécessités simplement utilitaires (socialement admises ou orientées vers l'action), elle permet le dévoilement d'une autre dimension, d'une autre strate de l'être qui se pense en pensant, qui se crée en créant. C'est en ce sens que cette performance nous révèle à nous même. Au présent, constamment actualisé. On nous propose d'assister à ce moment, quand les attentes sont mises en échec - au moment du décalage du regard qui cherche à comprendre (et donc à créer un sens) - que la conscience de ce qui a lieu nous apparaît.
Nous pensions que c'était la réalité, car ce que l'on nous présente est objectivé, puisqu’il s'agit d'un catalogue rationnel, avec des processus maitrisés à priori. Et en fait, nous nous rendons compte que nous sommes témoins d'une fiction. Mais cette question du dévoilement, de la fiction (et donc de la réalité) sous tend autre chose. Parce que les morceaux de musiques, ceux que l'on entend, sont bien réels eux. Et ils ont été créés pour cette performance.

Du Mnémosyne d'Aby Warburg, initiateur de l'iconologie, ressortent des enjeux communs à la collection d'albums musicaux. Y a-t-il l'équivalent de l'iconologie en musique ?
Une image est porteuse de nombreuses informations sur la culture qui l'a faite naître, le rapprochement d'images est signifiant, nous l'avons vu. Nous pouvons créer des messages en assemblant des images, sans jamais y inscrire le moindre mot. L'image est puissante en terme d'impact, de suggestion, d’immédiateté de la compréhension. La « musique », c'est aussi des signes et des images de la musique (pochettes d'albums, clips, typographies, affiches, photographies, supports de l'identité musicale d'un musicien, d'un groupe, d'un style. Outils de communication, de diffusion, pouvoir de l'image, toujours. Impossible séparation des sens, inter-dépendances sensorielles comprises parce que nommées, communiquées à soi-même en quelque sorte). La pochette d'album, est un monde en soi, une identité. Bachelard écrivait : « Notre appartenance au monde des images est plus fort que notre appartenance au monde des idées. ». Un morceau parle d'une culture sociologique, technologique. Les sons parlent des matériaux, des matériels, acoustiques, analogiques, numériques, de la technique, il y a également une histoire des styles en musique. L'image peut être survivante, mais la musique se déroule dans le temps. Et comme le dit très justement Tim Ingold, en gagnant progressivement la conscience de l'auditeur, le son musical donne forme à sa perception du monde. À l'écoute d'un texte, notre conscience va au-delà du son, cherchant à atteindre un autre univers de signification verbale, absolument silencieux. Dans notre conception occidentale toujours selon Tim Ingold, le son acoustique est une empreinte psychique de ce son à la surface de l'esprit. Alors que le langage est muet (silence du langage). L'écriture fixe le langage et en fait un domaine de mots.
Les sons sont pensés comme autant d'unités porteuses d'une mémoire sensible (temporelle, sociale, historique, technologique, technique) comme autant d'empreintes. Et à la fois ils sont le point de départ d'une nouvelle création, actuelle, dans le moment présent.
Re-créer un assemblage avec ces unités c'est révéler l’incessant mouvement d'une mémoire - insaisissable - qui n'existe qu'au présent (au moment où celle-ci est construite par l'esprit qui la com-prend). Une telle démarche est réflexive.

La nouveauté ici est la mise en exergue de la survivance des sons et des assemblages de sons.
Sa plasticité confère à cette conférence-performance, sa qualité de sculpture.

Il s'agit également d'interroger la méthode heuristique, notre rapport à la connaissance. Ici, pour collectionner des disques il faut une méthode, car comme ailleurs, sans méthode le saisissement, la maîtrise, la compréhension, ne sont pas possibles. Il faut ordonner, rationaliser. Comme en cartographie, il y a un territoire qui est défini par des frontières. Puis, le glissement opère progressivement à mesure que les impressions de déjà-vu, les incongruités forcent au décalage du regard, à l'ouverture de la conscience vers d'autres voies de compréhension.
La question qui apparaît est : est-ce que ce dont on me parle existe ?
Le doute sur la légitimité des intervenants s'installe, le doute sur la situation même. Un côté surréaliste prend le pas sur l'ambiance générale. S'agirait-il d'une hallucination collective ? Et celle-ci ne serait-elle pas permanente ? Partout ? Dans notre regard conditionné ?

Nos attentes ne parleraient-elles pas uniquement de nous ? Finalement, le fait que cela existe ou pas en dehors de notre subjectivité a-t-il de l'importance ? Écho à la notion de subjectivités collectives dont parle Étienne Klein.
La technique rationalisante et objectivante du catalogue est trompeuse et salutaire à la fois – car elle met au jour la confusion qui existe dans l'esprit du spectateur entre le fait que ce qui est présenté le soit de manière objective et protocolaire et le fait que cela soit vrai. Cela nous parle de paradigmes, de postulats, de croyances en la méthode scientifique.
C'est le piège de la méthodologie que de conditionner le regard à ne « voir » que ce qui est mesurable (voir au sens de reconnaître, accorder de l'importance, une valeur socialement admise).
Introduire de l'arbitraire dans le processus c'est ré-ouvrir le champ des possibles.
Jacques Rancière l'a écrit ainsi : « La politique, l'art, comme les savoirs, construisent des « fictions », c'est-à-dire des réagencements matériels des signes et des images, des rapports entre ce qu'on voit et ce qu'on dit. Entre ce qu'on fait et ce qu'on peut faire ».

Avec The LP Collection, Laurent Schlittler et Patrick Claudet mettent en évidence l'exigence de traiter les données élaborées en dehors, ou indépendamment d'une expérience intérieure. Cette exigence étant elle-même liée en un certain point à l'expérience personnelle modifiée par un contact avec le monde qui fait l'objet de leur étude.
Georges Bataille y verrait certainement l'avantage d'avoir une expérience profonde et d'oublier. Il faut envisager les faits du dehors et l'idéal est que cette expérience joue malgré nous, dans la mesure où parler de musique sans référence intérieure à l'expérience que nous en avons mènerait à des travaux sans vie, accumulant la matière inerte, livrée dans un désordre inintelligible. En contrepartie, envisager les faits sous le seul jour de l'expérience que l'on en a, lâcher l'objectivité de la science, ce serait nier que la méthode impersonnelle est source de connaissance. L'expérience suppose toujours la connaissance des objets qu'elle met en jeu. Expérience et connaissance agissent en résonance, un va-et-vient incessant s'opère entre elles. L'expérience introduit fatalement l'arbitraire et si elle n'avait pas le caractère universel de l'objet auquel se lie son retour, nous ne pourrions pas en parler. De même, sans expérience, nous ne pourrions pas parler de musique (cf. Georges Bataille in l'érotisme).

The LP Collection soulève de facto la question de la méthodologie. La méthodologie c'est l'engagement dans une pensée collective – c'est réfléchir de façon décloisonnée – un dialogue entre les disciplines -. Et les données sont inscrites dans un contexte particulier. Cette performance – conférence propose une reconsidération d'un potentiel théorique – la synthétisation prend corps – une articulation entre les idées va pouvoir naître et poursuivre la réflexion pour donner naissance à une nouvelle forme d'analyse, etc. Le dérapage reste insaisissable.
L'interrogation sur les limites d'un corpus est toujours présente. Notamment parce qu'elle soulève la question des frontières de l’œuvre et celle de l'auteur : Comment naissent les idées ? Schwitters et Duchamp, avec l'art conçu comme objet trouvé avaient révélé l'intérêt du hasard dans un processus créatif. Mettant en évidence la plasticité de ce processus.
Cela nous interroge également sur la notion d'auteur (Michel Foucault : la note de blanchisserie de Nietzsche mais aussi Roland Barthes). Et sur la place de l'arbitraire, la sélection d'informations jugées pertinentes. La question d'une temporalité commune, celle de la frontière entre réalité et fiction. Le catalogue rappelle la nécessité de la forme (et donc de la frontière) pour communiquer. Mais le saisissement n'est possible qu'en dé-saisissant. En ce sens, il s'agit d'une poïesis, d'une pratique créatrice infinie. La performance permet la captation de la mémoire en train de se faire.
Des rapprochements effectués par les artistes naissent de nouveaux sens, une actualisation de la conscience et donc des ré-agencements de la réalité. Autrement dit, jouer avec la faculté de saisir les codes formels d'une conférence, d'un catalogue et les ramener à leur réalité concrète, au degré zéro de la conférence en train de créer son contenu contient une forme de protocole méthodique tout en conservant le brouillard nécessaire à l'expérience. Physiquement présents dans une situation de conférence, les artistes opèrent une permutation entre le discours et un dispositif plastique en marche. Dans un mouvement de va-et-vient entre les différents degrés de conscience. Les conventions sont modifiées au sens oú la dissolution des repères et des critères est inévitable. Les artistes ont inventé une nouvelle forme pour creuser des brèches dans une publicité du goût qui sinon, pourrait risquer de se figer en consensus passif de l'émotion. C'est l'avantage de l'expérience esthétique de combiner sans les hiérarchiser les dimensions sensibles et intellectuelles de l'expérience quotidienne.

Cette conférence – performance est une recherche en art au sens où les artistes nous proposent une invention méthodologique. Ils permettent à un ensemble de potentiels de se manifester. Le travail de l'artiste est de continuer à ouvrir des questions sans jamais les résoudre mais en laissant des traces.
C'est la question de la maîtrise des questions en général. Tous ceux qui arpentent, mesurent, savent la nécessité du protocole. Parce qu'il faut que les questions s'incarnent mais ne s’arrêtent pas. C'est le paradigme de l'épitomé, la question de l'entéléchie. La dextérité, c'est la méthode au sens où, en trouvant une méthode sélective, les artistes peuvent continuer à faire des recommencements. Ceci rappelle quelques principes épistémologiques d'origine kantienne : un objet n'est jamais complètement donné, c'est une construction de l'esprit. Il faut des mouvements d'objectivation, de construction par la pensée de l'objet. Élaborés à l'intérieur d'une méthode, d'un chemin théorique toujours précaire et instable. La méthode n'est pas non plus séparable du savoir. Il n'y a pas de discours de la méthode qui soit antérieur aux essais de la méthode. Les deux illusions seraient de croire qu'il y a un objet existant (c'est la lumière de l'esprit qui agit) et qu'il aurait une méthode pré-existante à sa mise en œuvre.
Dans ce tissage, cette stratification d'interprétations, ces processus culturels, Laurent Schlittler et Patrick Claudet proposent un épochè : la suspension, le doute, la mise entre parenthèses de la réalité.
Le regard a été décalé. Pas uniquement le regard sur l'art et ses formes, sur les catalogues d'albums musicaux. Mais sur le monde en général.