L'étude la sculpture sonore découle d'une réflexion sur la transversalité, d'un questionnement du concept d'art total et de son dépassement notamment chez des artistes tels que Robert Morris, Takis, Tinguely, Rauschenberg ou encore Len Lye. La majorité de la bibliographie sur le sujet traite de cette question par l'association de la peinture et de la musique. Sont alors cités les romantiques, et la correspondance des sens. Wagner et le concept d'œuvre d'art total (Gesamtkuntswerke) ou encore Scriabine.
De nombreuses recherches portant sur l' association entre sonore et visuel illustrent les rapports entre sonorité et couleur, sonorité et lumière ou encore forme et sonorité par le biais des théories de Kandinsky et de l'abstraction lyrique par exemple ou encore avec les œuvres de Delaunay et son travail sur les ondes, Klee ou Mondrian, le musicalisme, etc. Il est vrai que la musique a été un modèle dans l'essor de l'abstraction, en peinture, vers 1910. La plupart des intuitions sur lesquelles se fonderont les intersections entre musique et arts visuels sont nées à la fin du XIXème siècle, moment où la classification académique qui divisait les disciplines artistiques en arts de la vue ou arts de l'espace (architecture, sculpture, peinture), arts de l'ouïe ou arts du temps (musique et arts du langage) et arts du mouvement ou arts de synthèse (danse, théâtre, cinéma), se révèle de plus en plus caduque et incapable de rendre compte des profondes mutations que connaît chaque discipline de pensée. Plusieurs sens se trouvent concernés par chacune des catégories précédemment citées, par conséquent, toute tentative systématique de classement est inopérante dans les faits1. Les arts plastiques ne se restreignent pourtant pas uniquement à la peinture et les associations du visuel et du sonore dans l'art du XXème siècle ne se bornent pas à des rapports métaphoriques : alors que les tableaux restent silencieux, les sculptures ne le sont plus forcément. Le nombre important d'expositions posant la question des rapports entre visuel et sonore dans les arts plastiques ayant eu lieu ces dernières décennies témoigne bien de ce décloisonnement et des nombreuses tentatives d'échange, voir d'osmose entre ces domaines qui n'ont cessé, au XXème siècle, de se ramifier et de se diversifier.2
A partir de l'éclatement des disciplines au XXème siècle musique et bruit, art et science, art et vie se mêlent. L'utilisation du son réel dans la sculpture fait son entrée au même titre que le matériau le plus pauvre ou issu de la récupération, de l'emploi du hasard, de l'évènement quotidien ou anodin notamment par les artistes dadaïstes dans le ready-made. Les œuvres défont le mythe des correspondances. Les avant-gardes ouvrent la sphère artistique à la vie sociale, publique. Comment rejoindre le spectateur, son quotidien ? Comment travailler à la lisière de l'art et de la vie ? Les futuristes russes et italiens exploitaient déjà l'idée de beauté mécanique et du bruit comme musique. Les avancées techniques (arrivée du magnétophone en 1939 puis généralisation des procédés magnétiques dans l'industrie phonographique à partir de 1945), l'exploration du phénomène sonore, la musique concrète de Pierre Schaeffer ont permis de reconnaître les qualités plastiques du son. Le son devenu objet, matériau. Notons l'importance de la réflexion d'artistes comme John Cage ou la Monte Young ou du groupe Fluxus dans ce domaine. L'introduction du son réel s'inscrit dans une tendance générale à remplacer les jeux de l'illusion et de la fiction en sculpture par une expérience et un rappel au concret (à l'instar de la lumière ou du mouvement réel par exemple). Ces nouvelles composantes contribuent également à la dématérialisation de l'objet qui devient alors révélateur (de forces énergétiques ou poétiques par exemple). On assiste dans les années 1960-1970 à l'élargissement du concept de sculpture. D'une manière générale, on constate que les artistes de la seconde moitié du XXème siècle expriment des intentions fondamentalement différentes de celles qui ont été développées au cours des premières décennies. Il n'est plus tant question des correspondances, d'affinités sensorielles, d'analogies ou de métaphores entre les domaines du sonore et du visuel que d'une interpénétration de plusieurs champs d'activités. De tels objets auront fréquemment en commun de tendre vers une remise en cause souvent radicale des disciplines existantes et des coupures jugées arbitraires qui en résultent. Ce n'est pas un art total qui est visé mais plutôt une coexistence de phénomènes éventuellement vécus comme disparates, hétérogènes, sans qu'il soit nécessaire de montrer des liens logiques entre eux. Les préoccupations plastiques des artistes agissent plus en tant que stimulateurs de l'activité physique ou mentale du public. De là découle une réflexion sur le rôle spéculatif de l'œuvre devenue vecteur, évocatrice de concept et d'idée. L'apport du mouvement réel, du son des odeurs, de la lumière va permettre à la sculpture de s'inscrire dans une dimension temporelle. Cette quatrième dimension a pour vocation de rendre le spectateur acteur de sa perception, de l'entrainer dans une dynamique d'élargissement sensoriel et sémantique. La sculpture se vit comme une expérience. Cette composante sonore permet donc aux artistes d'intervenir à propos de l'espace, du temps, de la perception. Cette passerelle entre art des sons et art des formes, permet à la sculpture d'élargir son approche phénoménologique. Le caractère immatériel (invisible) du son révèle la plasticité de l'espace qui est perçu. L'apport du son vient revisiter la conception traditionnelle de la sculpture en trois dimensions. L'expérience sonore vient poser la question du rapport au temps, de la durée. L'approche sensible de l'œuvre permet de jouer avec le temps (le dilate, l'accélère, le suspend, etc.). Le son joue sur la perception de l'œuvre, sur son aspect théâtral, sur son intensité (de l'infime au spectaculaire). L'emploi du son permet la mise à l'écart du visuel au profit des autres sens. Œuvres qui tendent à entretenir un rapport de captation avec le spectateur. La distance entre elles et lui s'anéantit. Le spectateur est englobé, absorbé. L'approche sensible de l'œuvre est bouleversée. Les « nouveaux » matériaux (son, lumière, mouvement réels) ont aussi contribué à la dématérialisation de l'objet structural et des forces énergétiques ont trouvé une application dans l'art tridimensionnel. De nouvelles formes sociologiques d'implication du spectateur dans le processus créateur ont fait leur apparition chez les sculpteurs. D'un côté le développement progressif de nouveaux outils. De l'autre la prise en compte toujours plus importante du spectateur, de sa participation à l'œuvre qui entraîne une dynamique d'élargissement sensoriel et le conduit au-delà de la seule perception optique. Bien entendu, chaque sculpteur a une démarche et des motivations différentes quant à l'emploi de son et les expressions plastiques sont variées. Pour certaines sculptures sonores, c'est la volonté de partager l'œuvre avec le spectateur, la spiritualité qui guident l'emploi du son alors que pour d'autres c'est sa dimension poétique et la mise en évidence des énergies cachées de l'univers qui motive son utilisation. Que le son accompagne volontairement un mouvement pour le souligner, l'accentuer, le théâtraliser ou bien qu'il soit issu d'un enregistrement, racontant une histoire, celui-ci est invisible et se déplace immanquablement dans le temps et dans l'espace. Il confère à la sculpture sa quatrième dimension, la dimension temporelle. Le son désigne aussi bien un phénomène physique que psychique, selon que l'on considère la sensation perçue ou la vibration sonore qui lui donne naissance. Tout son est temporel et spatial pour nous. La vibration circule, est absorbée, est conduite, renvoyée. Notre corps, réagit comme beaucoup de matériaux, en absorbant les sons, à cela près que nous les ressentons. Le son remet perpétuellement en cause notre relation aux distances en nous faisant parvenir ce qui est derrière nous, derrière un mur par exemple. La vibration sonore transforme l'expérience que nous avons de l'espace et du temps. L'œuvre plastique ou musicale est nécessairement appréhendée dans l'espace et dans le temps. Cette correspondance est accentuée par l'importance grandissante accordée ces dernières années à l'expérience du spectateur, à l'approche phénoménologique de l'art. Les sons nous donnent des informations mais comme toute perception, ils sont aussi sources d'illusions. Mais même s'il s'agit de développer l'importance du matériau « son » dans le vocabulaire plastique contemporain, il ne faut pas minimiser l'aspect visuel de la sculpture qui reste primordial.
I / LES AVANT – GARDES ET LE REFUS DE LA CORRESPONDANCE
Les artistes contemporains ont déjoué les pièges de la correspondance des sens, des relations entre les arts et de la pluridisciplinarité en développant, souvent à l'aide des techniques et technologies, leur vision de plasticiens. Le but de ces artistes n'est donc plus la recherche d'une correspondance entre les sens ou bien une équivalence entre sonore et visuel. Les préoccupations plastiques des artistes agissent en stimulateur de l'activité physique ou mentale du public. Le concept d'œuvre d'art total est donc ici hors de propos. Le futurisme et le dadaïsme représentent les prémisses de telles démarches et font place au bruit et au silence. Ce mouvement artistique radical a engendré en plus de ses œuvres, un projet global de natures différentes. Les intentions créatrices des futuristes impliquent de fréquents entrecroisement, les modes d'expression s'interpellant les uns les autres et brouillant les limites assignées à chaque domaine artistique. C'est sans exclure la musique, ou plutôt tout ce qui a rapport au sonore, avec l'invention de nouveaux instruments et des hypothèses de travail vocal qui ouvrent sur une extension insoupçonnée du domaine poétique, que les futuristes mènent leur projet. Pour Jean-Yves Bosseur, Le futurisme, mouvement des bouleversements artistiques a engendré un projet global de nature polymorphe et s'est attaqué violemment aux sacro-saintes valeurs de notre passé culturel. Un tel projet inclut bien sûr la musique ainsi que tout ce qui a rapport au sonore3. Les futuristes sont à l'origine de créations importantes telles que lyrisme synthétique, les mots en liberté, le dynamisme plastique, la musique enharmonique, l'art des bruits et la peinture des sons et des odeurs qui influenceront les artistes qui travailleront avec le son. Les artistes plasticiens et musiciens vont très largement reprendre au cours du XXème siècle la théorie futuriste de l'absence de fondement de l'opposition entre son et bruit. (John Cage ou encore Pierre Schaeffer et l'invention de la musique concrète par exemple). Marcel Duchamp introduit le hasard dans l'écriture musicale (Erratum musical) et John Cage confirme cette attitude en accueillant dans le « silence » les bruits ambiants. À leur suite les artistes Fluxus mettent les disciplines artistiques sur un pied d'égalité. Objets et actes du quotidien deviennent les matériaux de composition musicales. Le Dadaïsme, illustre également les prémices d'une quête d'interactions entre les disciplines artistiques.
À BRUIT SECRET, MARCEL DUCHAMP (Blainville-Crevon, 1887 – Paris, 1968) 1916. Pelote de ficelle, plaques de cuivres gravées et objet inconnu Collection Arensberg.
Il s'agit d'un ready-made aidé constitué d'une pelote de ficelle fixée entre deux plaques de cuivre réunies par quatre longs boulons. A l'intérieur de la pelote de ficelle, Walter Arensberg a ajouté secrètement un petit objet produisant du bruit quand on le secoue. « Et à ce jour, je ne sais pas ce dont il s'agit, pas plus que personne d'ailleurs.»4
Un exercice orthographique sans signification particulière est gravé sur les deux faces du Ready-made À bruit secret. Les flèches indiquent que la ligne se poursuit par la ligne correspondante de la face opposée. Cette phrase, au lieu de décrire l'objet comme l'aurait fait un titre, était destiné à emporter l'esprit du spectateur vers d'autres régions plus verbales. Le choix des ready-mades ne fut jamais dicté à Duchamp par quelque délectation esthétique. Ce choix était fondé sur une réaction d'indifférence visuelle, assortie au même moment à une absence totale du bon ou mauvais goût. Duchamp pousse la démystification de l'art et de l'artiste jusqu'aux implications les plus tranchées dans ce ready-made : pourquoi les sons ne seraient-ils pas eux aussi des objets trouvés ? Sa démarche créatrice implique la nécessité d'un renversement des valeurs esthétiques. Il pose l'affirmation d'un « faire » artistique en tant que brèche dans l'univers du possible. Duchamp s'affranchit totalement de toute contrainte d'ordre esthétique ou idéologique. Duchamp avait souvent insisté sur l'importance du rôle du spectateur dans le processus créateur. « Somme toute, l'artiste n'est pas seul à accomplir l'acte de création car le spectateur établit le contact de l'œuvre avec le monde extérieur en déchiffrant et en interprétant ses qualités profondes et par là ajoute sa propre contribution au processus créateur. 5» et la même année il déclarait « Ce sont les regardeurs qui font le tableau. 6»
TACTILE SONORE, Yaacov Agam (1928 Rihon Letzion, Israël), 1963. (Ill. 12 et 13)
En 1960, Yaacov Agam crée son premier Tactile Sonore. Il s'agit d'une surface sur laquelle sont montés des éléments métalliques que le spectateur est invité à parcourir de la main pour en tirer un effet sonore. Les éléments métalliques montés sur ressorts s'entrechoquent à la moindre vibration en émettant chacun une note différente. Ainsi, l'énergie cinétique se transforme-t-elle en énergie sonore. L'objet fonctionne avant tout sur le mode de la désacralisation, de la destitution du monde optique, de la perception frontale et distanciée, au profit d'un monde haptique, réputé tribal. L'artiste souhaitait une musique que l'on ne puisse jouer deux fois, une musique permutationnelle7. Le son résultant de cette action joue le rôle de contre modèle des métaphores musicales abstraites et épurées qu'il convoque au même moment dans ses compositions de grilles colorées aux savantes divisions mathématiques, tel le monumental Hommage à Bach (1963 – 1965, huile et aluminium ondulé, Paris, fondation Cartier). L'approche concrète du son dans ce Tactile sonore est intimement liée à l'expérience tactile. Avec Agam, le « regardeur » n'est plus impliqué dans l'œuvre par le seul biais de l'interprétation, il en devient coauteur, au même titre que son créateur. Comme le souligne Arturo Schwarz8, l'œuvre n'est pas faite seulement pour être regardée, il faut en devenir partie, la toucher, participer activement à sa genèse, l'animer par sa propre volonté et non seulement par son regard. Agam écrit que sa recherche réconcilie l'Art et la Vie par la participation active du spectateur et sa prise de conscience du vécu dans le temps9 (grâce au son, à la lumière, au mouvement, etc.). Dans son idée de la participation, aucun acteur n'est privilégié. C'est l'idée de l'art comme moyen social de communication par la participation de spectateur. Agam s'est nourri des traditions hébraïques dans lesquelles la vie n'est que changement et devenir. Ainsi pour lui, aucun aspect de la réalité n'est définitif. L'œuvre peut se transformer selon chacun presque à l'infini. Dans la Cabale, le Talmud et tout l'ancien esprit judaïque, l'homme est associé à la Genèse, c'est à dire au processus de la création, des origines à aujourd'hui. « Si l'homme imite les autres, c'est un homme-singe. Si l'homme participe à la création, c'est un homme-dieu. »10 Profondément imbu de la pensée traditionnelle juive, Agam fait remonter l'origine de cette pulsion égalitaire au type de société communautaire des anciens hébreux (qui ont été dans le bassin méditerranéen les premiers à abolir l'esclavage) où toutes les activités, intellectuelles et autres étaient exercées en commun. C'est à une société de ce genre dans laquelle les rapports entre ses membres avaient un caractère égalitaire et fraternel qu'Agam pense quand il déclare à François Le Lionnais : « La notion de participation du spectateur que j'ai recherchée dans mon œuvre a une valeur d'expression artistique importante et peut influencer la société en créant des rapports nouveaux. »11
ORACLE, Robert Rauschenberg (Port Arthur, EtatsUnis, 1925), 1962 – 1965. (Ill. ) .
Oracle est une installation sonore dont chacun des cinq éléments comportent une batterie, un post-récepteur et un haut-parleur. Il s'agit d'une une sculpture interactive. Les récepteurs balayaient les longueurs d'onde des radios New yorkaises ; télécommandé par le spectateur, un moteur permet de passer selon une vitesse variable d'une longueur d'onde à une autre, comme pour prendre au piège les messages sonores d'une ville. Les bruits de la métropole moderne constituent ici un matériau sonore dont le public peut faire varier la vitesse. Rauschenberg mêle art et technologie. Il ne voit pas la technologie comme une force à éviter ou l'influence de la déshumanisation de la société12. Pour lui, la technologie est la « nature contemporaine »13 et il représente souvent les interactions hommes / machines dans son travail. D'après l'artiste, les problèmes environnementaux ou l'industrie militaire grandissante ne peuvent être résolus par à un retour à un mode de vie plus simple. Les éléments qui composent l'installation sont autant d'objets de récupération appartenant au monde de la « technologie quotidienne ». Des objets banals, quotidiens, sortis de leur contexte, soustraits au rôle socialement codifiés. Ces objets « précaires » contrastent avec la technologie avancée de l'installation sonore conçue par l'ingénieur Klüver. Il faut rappeler l'influence décisive sur Rauschenberg de l'enseignement du compositeur John Cage au Black Montain College, son goût pour le mélange des catégories, l'ouverture de l'œuvre sur la vie. Ainsi, dès 1953, ses œuvres intègrent toutes sortes d'objets et de matières hétéroclites, n'appartenant pas au registre habituel de l'art. Ces montages où se mêlent objets trouvés (bouteilles, chaises, ficelle, etc.), déchets, matières naturelles et journaux, Robert Rauschenberg les nomme « Combine Paintings », c'est à dire des œuvres combinées qui évitent les catégories (peinture, sculpture, collage). Oracle est une transposition dans l'espace et le son de ses premières Combine Paintings : Rauschenberg avait déjà utilisé trois radios dans sa Combine Painting de 1959 « Broadcast » et dans une série de peinture de 1960 desquelles émergeaient des sons que chaque spectateur pouvait contrôler. Il avait également conçu un « environnement sculptural » dans le labyrinthe du Stedlijk avec Tinguely et Niki de Saint Phalle, dans lequel il avait incorporé le son d'une pompe électrique qui envoyait de l'air dans un tube rempli d'eau et des horloges qui tournaient à des vitesses différentes. Oracle représente l'aboutissement d'une recherche sur les collages sonores, destinés à entrer en contrepoints avec les collages visuels. Pour Jean-Yves Bosseur, Oracle permet de vivre et d'entendre la réalité dans ce qu'elle a de fondamentalement expérimentale. Pour lui, voir et entendre dans le présent rompt avec l'illusion artistique.14 Rauschenberg souhaitait créer une sculpture comme un orchestre dans laquelle le spectateur pouvait être le conducteur. Les radios diffusent une cacophonie, continuellement changeante, de sons issus du monde réel qui émanent de chaque pièce de la sculpture et ouvre un contact auditif avec la ville. Il est un concentré de sa situation. L'œuvre est à la fois finie et non-finie. Le son marque la présence du temps dans l'oeuvre. L'ambiance feutrée du musée est rompue par une circulation d'eau et de sons. Cette association est troublante par le contraste établit entre l'émission d'une musique naturelle et celle d'une musique fabriquée. Alan Salomon, dît à propos de cet ensemble qu'il reflète le sens de l'humour spécial de Rauschenberg, ainsi que son hilarant sens de l'absurde juxtaposition.15 Le son fait ici partie intégrante de l'intention de Rauschenberg de mêler l'art et la vie. La vie quotidienne avec des objets et des sons quotidiens. On capte simultanément Alger, Paris, Budapest, Milan. Les radios nous rappellent la dimension universelle du sujet moderne : le monde est un collage hétéroclite de sons simultanés et les sons que l'on entend ne se reproduiront plus. L'Oracle est ici une divinité bien précaire, le sens qu'il délivre n'est jamais définitif, la vérité est un devenir perpétuel. L'interrogation des relations de la Junk Culture et de la technologie, est cependant chez Rauschenberg plus tragique que ludique.
META-HARMONIE I, Jean Tinguely (1925, Fribourg, Suisse 1991, Berne), 1978. (Ill. )
Dans le travail de Tinguely, la réalité visuelle des reliefs, dure et mécanique, bien que fugitive et en même temps difficilement définissable, forme un contraste avec sa réalité sonore, déterminée par des mouvements saccadés, prévisibles, mais pourtant surprenant. Ce contraste nous montre une vérité tant matérielle que spirituelle. Rien du spectateur n'est défini à l'avance, ni son comportement, ni ses refus, ni ses déceptions. Et son regard se fait nouveau, au milieu des sons. Thierry Dufrêne rappelle que l'actualité de l'art de la machine du milieu des années 1950 à la fin des années 1970, correspond à un moment de fusion entre les deux traditions de sculptures-machines, celle issue du Constructivisme et celle qui vient de Dada.16 (La machine Dada déroule des inscriptions, fait des jeux de mots, sort de la routine avec humour et émotion.) Pour lui, Jean Tinguely se trouve au confluent de ces deux traditions.17 Méta-Harmonie témoigne d'une conversion burlesque et astucieuse des fonctions mécaniques. « [...] Les vieilles machines, celles d'avant l'informatisation et son cortège de postmodernes machines à ordonner. Les machines de ce machinisme qui rimait avec ce qu'au temps de Marx on appelait la « grande industrie ». Un monde de courroies, de roues dentées, de crans et d'engrenages, de bielles, de manivelles, de clapets, d'arbres à cames, de vilebrequins, d'excentriques en tout genre, de ressorts et d'échappement, de pistons, de cylindres, de câbles et de rotors électriques, de graisses, de gaz et d'explosions, d'ajustages calculés au poil près. [...] Dans leur monde : du mouvement, toutes sortes de mouvements. Rotations – des tours de roues, mais d'autres tours aussi , translations, va et vient, balancements pendulaires, déclics et enclenchements, percussions et cliquetis, embrayages et débrayages... Tout ce que la mécanique sait faire, ce pourquoi elle est prévue, plus tout ce qu'elle ne prévoie pas malgré le efforts incessants des ingénieurs pour le prévoir : ses ratés, ses échecs, ses maladies, sa propre mort même. [...] Pas de manie cinétique là dedans ni encore moins de cinétisme ou, pire, d'art cinétique : la mécanique, les machines d'abord; le mouvement parce qu'il est leur élément. »18 Le Constructivisme a joué un rôle important dans son travail tout comme dans celui de plusieurs sculpteurs qui se servent volontairement du mouvement pour créer des sons. Tinguely disait que le mouvement était une possibilité d'expression en lui-même, qu'avec lui, on pouvait faire des choses plastiquement différentes de se qui s'était fait auparavant.19 Tinguely avait rencontré des artistes comme Antoine Pevsner ou Alexander Calder et avait été marqué par le caractère continuellement changeant de l'œuvre d'art et l'incorporation dans celle-ci du facteur temps (« quatrième dimension »)qui traduisent l'abolition des principes artistiques traditionnels. Cela signifie un abandon total des valeurs sacrées de l'art antérieur. cela conteste le but ultime de celui-ci : la beauté accomplie et l'ordre éternel. L'œuvre d'art n'est pas une création finie, achevée (l'achèvement de l'œuvre lui posait déjà problème dans la peinture), mais elle engendre sa propre vie dans la totalité de ses possibilités et donc l'œuvre d'art elle-même peut être créatrice. Comme à son habitude, Tinguely créait une œuvre à effet sonore imprévu qui se soldait par une cacophonie extraordinairement gaie (d'après Pontus Hulten). Les sons jaillissaient en rafale puis suivait un silence relatif durant lequel on entendait plus que le crissement des fils métalliques se frottant les uns aux autres, frottement qui évoquait d'après Pontus Hulten, le bruit des écrevisses au fond d'un seau.20 La série commence en 1978, Tinguely construit dans son atelier de Neyruz sa première Méta-Harmonie. Une structure tripartite faite de matériaux et d'objets de récupération en fer et sur roues, conçue comme une vitrine servant d'écrin à des rouages et à des objets qui produisaient des bruits. Les sons répétitifs sont produits au gré de la vitesse de rotation des roues. Tinguely baptisait ce type de sculptures : « Ton-Mischmaschinen » (« Machine de mixage acoustique ») et déclarait que le hasard déterminait les bruits. Méta-Harmonie dévoile ses mécanismes et leurs mouvements. Cette sculpture, comme les prochaines Méta-Harmonies, est réalisée d'un seul jet, lors d'une période brève et intense. Tinguely, a dit que ses plus belles pièces ont vu le jour alors qu'il ne savait pas très bien ce qu'il faisait, comme si elles provenaient de son subconscient.21 Pour Fata Morgana, Tinguely dira : « Je dérange tout par les sons qui se déplacent. Vous avez deux ou trois percussions qui sont liées, mais si vous voulez de nouveaux entendre les mêmes séquences de sons, vous devez attendre des années ».22 D'après Jean-Yves Bosseur, il y a là une manière d'introduire au sein du dispositif un certain désordre qui ouvre le projet sur une part de hasard. Tinguely dota chaque Méta-Harmonie d'un caractère sonore particulier, conférant à chaque coup sa tonalité entre le sourd et l'aigu, le ténu et le fort. Pour cela il utilisa beaucoup d'instruments de musique (piano, cymbales, cloches, gongs, tambours, grosses caisses, mégaphone, synthétiseurs, casseroles, etc.). En d'autres termes, à l'aide des mécanismes les plus divers, il organisait son matériel sonore selon des idées musicales précises. Pourtant, ce n'est pas une succession de sons définissables qu'il obtenait ainsi, mais un champ sonore entrecoupé de rythmes et de coups récurrents. La Méta-Harmonie fut présentée à l'automne 1978 à Bâle, dans un vaste hall d'usine désert, à l'occasion de la « Hammer-Ausstellung » organisée par Felix Handschin. L'univers acoustique singulier et dissonant de cette machine fascina les visiteurs et incita le collectionneur et mécène Peter Ludwig à s'en porter aussitôt acquéreur. Le musicien Paul Sacher acheta immédiatement après la Méta-Harmonie II qu'il offrit à la Fondation Emanuel Hoffmann à l'occasion de l'inauguration du Musée d'art contemporain de Bâle. Le titre, humoristique, est le contraire de la sculpture. En effet, Méta-Harmonie n'est pas du tout harmonique. Tinguely comme Klein, croyait en la suprématie de l'art, suprématie qui ne pouvait être atteinte que par la dématérialisation de l'art et du concept de l'art. C'est donc pour dématérialiser l'art que l'artiste utilise des matériaux comme le son. Pour Françoise Bertrand Dorléac, la machine n'a plus le même statut que dans les années 1910 – 1920. En lui faisant jouer le rôle d'un artiste, Tinguely fait d'elle la servante d'un grand jeu de hasard et d'échange improductif.23 Tinguely a consacré toute son énergie au problème de l'art en tant que destruction et de la destruction en tant qu'art.24 Ainsi, la Méta-Harmonie serait-elle destructrice de musique traditionnelle, dans l'esprit des intonarumori de Russolo. Elle parodie cette musique traditionnelle. Conscient de la fonction ludique des sculptures de Tinguely qui emprunte en partie à l'esprit du carnaval (il pratique celui de Bâle avec assiduité), Pontus Hulten insiste aussi sur leur génie corrosif, dans un monde en voie d'être dominé par la précision de la technique et des médias. Il voit son art comme « révolutionnaire », un « fragment de vie pure » oscillant entre l'idée qu'il n'a aucune finalité et que c'est là sa beauté, « qui n'a pas à signifier d'avantage qu'un rat ou qu'une fleur »25. « Nous arrivons à un nouveau concept de l'art, nous jugeons de la valeur des œuvres d'art à ce qu'elles produisent et non plus à leur aspect en tant que sculptures. Tinguely fait de l'art parce que c'est une forme de vie. »26 Avec Méta-Harmonie, nous avons vu que l'utilisation du son dans la sculpture s'inscrivait pour une part dans la tradition constructiviste, le son est créé par le mouvement. Le son est utilisé pour amener une part de hasard ou encore dématérialiser la sculpture mais aussi pour donner un côté spectaculaire à celle-ci ainsi que pour rassembler l'art et la vie.
UNIVERSE, Len Lye (1901 Christchuch, Nouvelle Zélande – 1980, NewYork), (1963–1976). (Ill. )
Universe est composée d'une longue bande de métal courbée en un cercle de 2,50 mètres de diamètre. Un aimant logé dans le socle attire le haut de la bande vers le bas jusqu'à ce que la résistance du matériau provoque un mouvement inverse. La bande supérieure vient alors frapper une boule de liège, suspendue au bout d'un élastique au sommet du dispositif. C'est à une véritable respiration magnétique qu'assiste le spectateur, une respiration dont le rythme est soumis au hasard des lois physiques. »27 De même que sa sculpture, les films de Len Lye reposent tous sur une élaboration conjointe de l'image et du son, où le rythme, sorte d'interface entre le registre visuel et le registre acoustique, donne à percevoir une nouvelle formulation de la synesthésie. Les sons que produisent ses sculptures sont évidemment fonction du mouvement. Ils sont indissolublement liés à la résistance qu'oppose la sculpture à la force qui veut la faire bouger, à l'air dans lequel elle se déplace.28 Ces sons constituent ce que Len Lye appelle un « mouvement sonore », au sens où , « en termes de lumière, de couleur, de son, d'atomes, [...] rien de physique n'existe dans un état statique. [...] Un mouvement exactement rendu [...] maintenant temporairement l'esprit dans une conscience absolue de la vie ».29 Len Lye, est marqué par les cultures polynésiennes notamment Samoane et Maorie dont on retrouve l'influence dans ses œuvres. Son travail a été très novateur dans les domaines du cinéma, de la photographie et de la sculpture et il a accordé une place très importante au son dans son œuvre. Lye a consacré une partie de sa recherche à ce qu'il appelle le « vieux cerveau », partie archaïque de l'être humain qui conserve la trace de temps et de comportements immémoriaux. Son primitivisme est la clé de voûte d'un art à vocation universelle. Sa sculpture cinétique, tout comme ses films expérimentaux, est basée sur le concept de « new art of motion » (nouvel art du mouvement) qui intensifie le sens de l'empathie physique. Les sculptures cinétiques de Len Lye utilisent tout d'abord des moteurs : c'est le cas de Grass (Herbe) en 1961, composée de tiges métalliques montées sur un support, qui s'entrechoquent lorsque l'objet est activé. Les électroaimants deviennent un outil expressif plus spécifique à partir du milieu des années 1960. Ils permettent de rendre le poids, la masse physique de la sculpture et sa résistance, partie prenante du mouvement, tandis que celui-ci est amplifié par l'effet de marteaux. Comme Rosalind Krauss le souligne, lors des années 1960, on produisit de plus en plus de sculptures cinétiques et la mécanisation interne de l'objet fut mise en oeuvre pour toucher les zones les plus diverses du spectre émotionnel. C'est en effet aux sens et en particulier à l'ouïe que s'adressent les sculptures sonores. Les sens créant des émotions chez le spectateur. Pour elle, le battement des formes mobiles contre les limites des volumes virtuels qu'elles engendrent crée un vif sentiment de violence et d'agression. Programmées comme des automates et mises en actions lors de sessions spécifiquement organisées en tant que performances, elles se mettent en scène elles même.30 Les sculptures de Len Lye ont un pouvoir d'une dimension métaphorique, évoquant les pulsations de la nature et le chaos, l'inimitable qualité de l'expérience vitale, comme s'il reflétait l'accidentel sans le programmer. Il suggère les principes biologiques non complètement compréhensibles par la science. Universe est composé, comme bon nombre de ses sculptures au langage formel épuré, de deux éléments : d'un ruban métallique long et d'une boucle. La question du mouvement en tant que véhicule énergétique est le noyau de l'œuvre de Len Lye, dont la mythologie personnelle a été nourrie par la biologie et les découverte génétiques du XXème siècle.31 Le mouvement de la bande métallique de Universe crée une forme dans l'espace qui s'efface aussitôt. Contrairement à l'idée de Kandinsky pour qui la forme est l'extériorisation d'une spiritualité judéo-chrétienne, Len Lye (qui porte le bagage des cultures primitives océaniennes maorie, samoane et aborigène) croit au principe de d'auto reproduction qui explicite l'ensemble des représentations que l'artiste peut produire. D'après cela et selon J- M. Bouhours, l'oeuvre est alors la finalisation symbolique d'une impulsion cellulaire, ce que Bergson, dans l'Évolution créatrice pointait comme l'élan vital, dont la représentation échappe à notre pensée logique. Chez Len Lye, cette auto reproduction relève du paradigme biologique. L'acte artistique soumis au déterminisme de notre univers (et en particulier de la matière des cellules vivantes) fonctionne comme un « code ». A l'inverse des surréalistes dont les recherches sur l'inconscient devraient permettre d'élaborer une pensée libérée des perceptions sensorielles immédiates et d'un langage sclérosé.32 L'automatisme de Lye réanime les sensations physiques, biologiques, génétiques, enfouies dans l'être. La force vitale représentée sous forme d'énergie, de mouvement, de son, l'emporte sur la mort et l'inertie. D'après Len Lye, notre capacité à contrôler le mouvement et la liberté innée que nous avons de l'exercer sont la source organique de notre sentiment de liberté. Avec Universe, il joue avec notre perception du poids physique et l'accentue à l'aide de notre perception auditive. Le son peut donc servir à accentuer nos perceptions de la sculpture ainsi que la théâtralité de ses mouvements. L'artiste compose avec le mouvement comme le musicien qui transpose les sons en thèmes musicaux. Universe nous rappelle inconsciemment ou symboliquement l'univers, ses mouvements, son énergie et les sensations qu'il procure à l'homme depuis ses origines. Le son semble être ici le témoin de cette énergie, le témoin du mouvement. « Je crois rendre indirectement hommage à l'énergie, particulièrement à la forme de son individuation avec un raffinement du processus que l'on appelle l'émotion esthétique. Les scientifiques semblent se référer à l'individuation de l'énergie quand il parle de la force directrice de l'évolution. Je crois que cette force, quelle qu'elle soit, est la même énergie que celle qui conduit l'imagination créatrice; mais je ne pense pas que l'énergie créatrice soit un pur produit du cerveau, entièrement sous son contrôle. Je crois qu'elle résulte de la force évolutionniste de l'individualité, filtrée à travers la matrice du type d'individualité auquel nous appartenons sur le plan tempérament – type qui inclus le patrimoine génétique et les sens physiques dont notre corps est porteur. »33 L'énergie est l'essence même de notre individualité, elle sert à la perfectionner, à la symboliser, à la servir. D'après Len Lye, l'expérience psychologique de cette essence est inconsciemment et symboliquement imprimée dans les œuvres d'art. L'animation de Len Lye est une forme de surréalisme abstrait plus proche de l'esthétique anti-industrielle, mystique et transcendantale de l'école de New-York et non un hymne à la mécanisation. Son intérêt pour le jazz est également à rapprocher de celui pour ce mouvement. (Il relie son esthétique au « minimalisme » de compositeurs comme Steve Reich). Il baptise « sculptures en mouvement tangibles » ces œuvres réalisées entre 1959 et 1963 ; les cycles répétés qui les animent étant une projection physique de la notion de film en boucle (il s'agit d'une conception de la sculpture d'un cinéaste expérimenté). Un crescendo de mouvements accélérés termine le cycle dans un paroxysme violent. La métaphore sexuelle de l'orgasme est un élément central de cette sculpture. Lye parlait souvent de la différence entre le « nouveau cerveau », c'est à dire l'esprit théoricien, intellectuel et cartésien, et le « vieux cerveau », dans lequel sont stockées les données instinctives et génétiques qui constituent le mémoire de la race humaine. « Mon rapport à moi même est toujours corporel ». « Je ne travaille qu'avec le sentiment de quelque chose de magique, quelque chose qui paraît avoir une signification. [...] je cherche juste à obtenir l'effet hypnotique de cette chose qui semble avoir une signification, sans savoir pourquoi. »34
Takis, réactive également les notions de vibration, de rythme, d'harmonie et la question d'énergies cachées dans l'univers. Panayotis Vassilakis dit TAKIS (1925, Athènes), MUSICAL, 1979. (Ill ).
« Un aimant frappe violemment la tôle – un courant direct et alternatif met la tôle en mouvement, le mouvement créant la vibration du son. La tôle est frappée toujours au même endroit – une aiguille frappe une corde – toujours au même endroit – un courant direct et alternatif met la corde en oscillation. Corde et tôle sont frappées au même endroit et vibrent par le courant direct et alternatif. Mis ainsi en mouvement les deux éléments créent un son puissant. Un son provoqué par un coup puissant. Si on frappait corde ou tôle aux différents endroits, il y aurait différents sons. Les sons ne devraient pas être différents : l'aimant doit frapper tôle et corde toujours au même endroit.35 » Le grec Takis va accorder au son une place primordiale. Il est pour lui un des éléments constitutif de l'espace, ce « champ de rencontre de tous les possibles »36. Ses sculptures se présentent comme des œuvres d'art total où le bruit, la lumière, le mouvement deviennent spectacle. Il se définit comme un expérimentateur. C'est en 1963 que l'artiste inscrit techniquement les moyens d'une émission sonore délibérée dans ses premières sculptures musicales sous la forme de pendules magnétiques, composés d'une boule et d'une tablette de liège avec des intérieurs magnétiques ; la fonction des objets de liège étant de se heurter l'un l'autre quand ils vibrent, puis de frapper la tablette d'un coup assourdi. Ses sculptures musicales se rapprochent de la musique aléatoire et en particulier du travail de John Cage qui ira jusqu'à rechercher la non intentionnalité. La « démission » du compositeur devant les lois du hasard dans un refus de toute codification peut se retrouver chez Takis qui, par le choix des matériaux et leur disposition dans l'espace, détermine les sonorités alors que les impulsions électriques se déclenchent par l'intermédiaire d'un interrupteur thermique qui permet d'éviter toute programmation. Ces installations sonores sont, d'après Jea-Marc Prévost, en prise directe avec la nature même de l'espace, à l'image de la musique concrète où la composition devient un acte purement physique.37 « Mes « Musicals » ne sont pas composés ; même si je détermine un grand nombre d'aspects au moment de leur construction, je laisse malgré tout une certaine place au hasard. Mon intervention réside essentiellement dans le choix de la corde, de sa longueur, de la force magnétique pour frapper la corde. Dès le moment où vous mettez l'instrument en marche, c'est lui qui agit, qui fonctionne en grande partie par lui même. C'est alors presque une composition musicale. Si l'on me dit que je suis musicien, je réponds finalement : « oui, pourquoi pas ? ». Je suis un musicien qui fabrique son instrument ; en retour, l'instrument me transforme en musicien. »38 Mais Takis ne considère pas ce qu'il fait comme de la musique car le son est provoqué par hasard, par le champ magnétique. Pour lui, seules les possibilités de mettre en évidence un monde qu'on ne voit pas l'intéressent et pas vraiment le résultat.39 Il ne se considère d'ailleurs pas comme un musicien : « Si je connais l'alphabet de la sculpture, je ne connais pas celui de la musique. Que le son produit par mes sculptures ait un intérêt musical, je l'admets volontiers. Mais quelqu'un comme Cage compose en musicien même le hasard. Moi pas, et je n'ai pas envie de contrôler parce que je ne suis pas compositeur. »40 D'ailleurs, ce qui fait qu'un Musical de Takis est une sculpture sonore et non un instrument de musique est que c'est son aspect visuel qui prime sur son aspect sonore au moment de sa conception. Takis ne connaît pas le son de ses sculpture avant de les avoir fabriquées, il le découvre avec la sculpture et ne le programme pas. Chaque unité est indépendante et marche avec un interrupteur thermique. Les intervalles entre les fonctionnement de l'aimant varient sans cesse. Chez Takis, le son des forces magnétiques intrigue non seulement sur le plan poétique, mais aussi sur le plan méta-scientifique car il fait allusion aux énergies cachées de l'univers. En effet, il n'est pas sans connaître la théorie pythagoricienne de l'harmonie des sphères qui part de la constatation que si objet en se mouvant assez rapidement émet un son, il doit en être de même pour les astres et qu'il est donc possible de retrouver dans le système céleste les consonances de la lyre. Mais comme le souligne Jean-Marc Prévost, il est bien difficile d'entendre cette harmonie car nous n'avons cessé de l'entendre et qu'un son n'est perçu que par rapport au silence.41 Takis écrit dans sa biographie : « Ah ! Si seulement je pouvais, avec un instrument comme le radar, capter la musique des sphères. Cette idée me fait oublier toutes les lois de l'art. » L'artiste parle aussi d'une révélation à l'écoute des Gymnopédies d'Erik Satie qu'il entend pour la première fois lors d'un séjour à Hydra en 1950. « Cette musique m'a fasciné et m'a conduit à dépouiller mes sculptures que j'ai commencé à réaliser avec des cordes de piano, ce qui n'était pas un hasard. »42 La musique qui se développe dans l'espace et dans le temps est une possibilité nouvelle pour rendre visible l'invisible, les sonorités qui parcourent l'espace et en ce sens, ne faisant que les révéler. « Il y a un mystère dans mes expériences. Je mets plusieurs objets dans la même pièce. Chacun fonctionne indépendamment, produit son propre son et le tout devient musical.43 Ce fut le cas pour Trois Totems – Espace musical, réalisé dans le Forum du centre Georges Pompidou en 1982. « Le sentiment du spectacle est très sensuel. Le spectacle excite non seulement l'œil, mais aussi tout le corps [...] L'expression de l'art porte en elle l'élément théâtral. »44 Les mouvements aléatoires des différents éléments créent un environnement poétique, visuel et sonore. Les sculptures musicales de Takis théâtralisent l'espace et la préoccupation sonore apparaît le plus souvent inséparable de ses projets d'environnements plastiques dont elles font partie. Jugeant les matériaux de récupération trop musicaux, Takis est rapidement amené à intervenir lui-même dans la conception et la fabrication de ceux nécessaires à ses environnements, les choisissant ou les calibrant selon l'espace dans lequel il est prévu d'inscrire les sculptures sonores. C'est ainsi qu'il organise des « espaces musicaux » à partir de 1974 dans lesquels c'est le son qui crée l'espace. L'émotion est globale. Lorsque plusieurs Musicals de Takis sont réunis dans une salle d'exposition, une combinaison aléatoire de sons se propage et un véritable espace acoustique se constitue, permettant au visiteur de percevoir un espace toujours changeant, malgré les propriétés inaltérables de chaque objet. Takis met ainsi en place un dispositif très contrôlé mais qui laisse également place à des phénomènes sonores non prévisibles et variables à l'infini. « Chaque installation de « Musical » dépend de l'acoustique de la salle d'exposition que l'on met à ma disposition. Il s'agit d'une expérience pour le spectateur qui assiste à une symphonie perpétuelle faite d'éclosions, de lenteurs, d'égarements, de stridences, sans cesse rappelée à une profondeur sacrée par l'éternel retour de gongs, bain sonore ouvrant la mémoire musicale à ses souvenirs les moins occidentaux. ». Les environnements de Takis n'interviennent jamais pour eux-même d'après F.Migayrou, mais comme support d'une manifestation toujours plus dématérialisée de cette capacité de l'humain à réfléchir une puissance, à la reproduire et ainsi, à forger les dimensions de son espace45. Le son révèle l'espace et la qualité des matériaux.
12 ET 13 CORDES VERTICALES ET LEURS CYLINDRES, Pol Bury (1922, HaineSaintPierre, Belgique – 2005, Paris), 1973 (Ill.)
« Je n'ai pas voulu tourner la musique en dérision : je n'ai aucune raison de le faire (ou de ne pas le faire). J'ai cherché dans ces sculptures à cordes une autre façon de voir le mouvement, et de l'entendre, ce qui peut être aussi naturel que de regarder un mouvement silencieux. »46 Les sculptures à cordes représentent une phase intermédiaire dans l'œuvre de Bury des années 1970, et une réminiscence des travaux en bois. Durant les années 1973 et 1974, l'intérêt de Bury se porte exclusivement sur le développement de cette sculpture. Jusqu'alors, les sculptures en mouvement de Bury émettaient des sons : des murmures, des bruissements, dus à des tensions de courroie, à des efforts de poulies, de moteurs, à des frictions d'éléments. Ces bruits étaient alors plutôt dus au mouvement et accidentels. Ils appartenaient à la nature de l'objet, à son mécanisme. Mais, en réalisant des sculptures à cordes, les sons sont recherchés et toute l'organisation de la sculpture est conçue pour les produire. Grande pièce de bois rectangulaire, verticale et plate sur laquelle sont fixées des chevilles cylindriques en bois reliées à un moteur électrique. Le moteur entraîne les chevilles qui viennent gratter les cordes de piano verticalement disposées en face d'elles. Chaque corde ayant sa sonorité propre. Les cordes ainsi mises en vibration entremêlent leurs fréquences. Pendant le mouvement des cylindres (ou de boules), des cordes de piano sont pincées ou frottées ce qui entraîne des sons. Si la musique créée par ces sculpture n'est pas vraiment mélodieuse, c'est peut être parce que, pour Bury, l'utilisation du son dans la sculpture est secondaire à son aspect visuel. « Ces sons étaient produits pour être regardés et non pas seulement entendus ; l'audition, en quelque sorte secondaire, n'était que la conséquence de ce qui était vu. »47 D'après Eugène Ionesco, une rivalité sournoise s'installe entre l'oreille et l'œil comme si l'un voulait en imposer à l'autre « en se chatouillant »48. Pol Bury se sert du son pour illustrer le mouvement de ses sculptures. Il veut montrer que le mouvement peut également avoir un résultat acoustique. Les sons sont la conséquence du mouvement et non l'inverse. Ils ne sont pas là pour donner à ces mouvements plus de persuasion, plus d'anecdote.49 Le son est avant tout écho d'un mouvement dont il illustre tonalement l'impulsion.50 Il a poussé ce principe à l'extrême en situant dans les parcours de cylindres pointus, des cordes de piano suffisamment tendues pour créer des sons rappelant ceux d'un instrument de musique. D'après Pierre Cabane, le but de Pol Bury est de susciter une perception du mouvement différente, volontairement trompeuse par goût hérité du surréalisme pour la surprise. Bury n'a pas ménagé les provocations, l'aléatoire, l'incertain, l'insolite, l'imperceptible, l'inquiétant.155 Cette irrégularité calculée contredit le propos de Duchamp selon lequel c'est le spectateur qui fait l'œuvre car les sculptures à cordes de Bury laissent le spectateur pantois, dans l'attente. Le spectateur n'a d'ailleurs pas le rôle d'acteur comme il l'a dans d'autres sculptures sonores. Le spectateur ne peut que regarder, écouter et attendre que la sculpture s'active et joue de ses cordes. La vibration des cordes est un des éléments visuels de la sculpture, mais le bruit l'est aussi. Les sculptures meuvent extrêmement lentement et l'enchaînement des mouvements est soumis à des interruptions, des changements de rythmes. Bury joue avec l'attente du spectateur. « Ce qui dans ce remue ménage obscur, inquiéterait le plus, ce ne serait pas les sonorités elles-même (le plus souvent agréables à l'oreille), mais plutôt le caractère irrégulier et incontrôlable de leur succession. » [...] Quel est alors le sentiment qui s'empare du visiteur? Incapable de savoir s'il est là pour voir ou pour entendre, il est contraint de réviser ses conceptions habituelles, comme si le son était le produit nécessaire des formes et comme si ces mouvements ralentis, retenus, sans cadence perceptible, sans rythme soupçonnables, éveillaient l'idée d'une « intention d'égarement » qui nous rend pareils à des somnambules, les yeux ouverts, les mains en avant. [...] [...] Quel spectacle plus étonnant que celui où la vue, troublée, glisse insensiblement vers la perception auditive ! Mais aussi quel profond divertissement tempéré, les ravages possibles de l'angoisse, en face de ces êtres étranges, à la fois dominateurs, interrogateurs, envoûtants et sournois, qui semblent indifférents à nos vicissitudes et qui, pourtant, nous concernent ! Tout comme Tinguely, Bury utilise le son pour étonner, pour rire. Les sons sont irréguliers, surprenants, attendus et inattendus à la fois. Les deux artistes se situent dans le droit fil de Dada. C'est avec l'humour absurde de Magritte que Bury avait fréquenté dans sa jeunesse, relayé par le bricolage poétique, insolite et « inutile » des dadaïstes qu'il réalise les sculptures à cordes161 sortes de compromis entre le métier à tisser et la cithare qui provoquaient d'étranges sons à des moments inattendus lors du passage lent et mesurable des cylindres. L'audition ajoute une inquiétude supplémentaire à la contemplation de la sculpture. « Le malaise, né de la perception immédiate d'un point de chute futur, s'accentue lorsque logiquement attendu – espéré – cet extrême – cette conclusion – jamais n'est atteinte et, tout au contraire, s'évertue à filer entre les mailles d'un filet chaque instant mieux tendu. »51 Le son allonge le temps de contemplation de la sculpture. Pour Bury, la lenteur fait oublier le trajet alors que la vitesse le souligne. C'est pourquoi il cherche le seuil minimal de la perception du temps pour rejoindre le mouvement universel : l'éternité.52163 Avec le son, Pol Bury allonge considérablement le temps d'observation de la sculpture. Il joue avec la patience du spectateur. C'est une des possibilités de l'emploi du son dans la sculpture qui n'est quasiment jamais abordée dans la littérature concernant la sculpture. L'usage du son permet un allongement du temps considérable. Les études concernant les sculptures à cordes de Bury parlent de l'irrégularité ou de la lenteur des mouvements des cylindres mais pas de l'accentuation de cette lenteur permise par le son. L'artiste exploite le potentiel du sonore dans le but de surprendre le spectateur, de le faire attendre avec impatience quelque accélération. La sculpture joue de la musique et le spectateur attend une conclusion comme la fin d'un concert par exemple. Mais le son continue encore et encore et la sculpture ne cède pas, elle a le dernier mot, le spectateur s'en va sans entendre la fin (qui ne vient jamais). À l'aspect massif et immobile du bois, s'oppose le changement constant des sons. La sculpture à cordes se produit en concert, confèrent à l'œuvre un côté théâtral mais Pol Bury joue avec la perception du spectateur. Robert Morris a également utilisé le son dans ce but.
Robert Morris (1931, Kansas City (U. S. A.)) THE BOX WITH THE SOUND OF ITS OWN MAKING, 1961, (« La Boîte avec le Son de sa Propre Fabrication »). Seattle Art Museum, don de Bagley et Virginia Wright. (Ill. 57)
Le son est utilisé dans cet assemblage comme matériau plastique mais surtout comme moyen de communication. Constituée de six morceaux de noyer assemblés en un cube fermé d'apparence rustique. Elle est présentée sur un socle haut. Robert Morris s'est enregistré pendant la fabrication de la boîte et a ensuite introduit la bande magnétique dans cette même boîte qui contient un magnétophone. Ainsi, en s'approchant de l'assemblage, on entend le son de sa propre création. Ce processus dure trois heures et demi. « J'ai fabriqué la boîte avec des outils à main : marteau, scie, etc. Ça m'a pris trois heures. Au cours de ce travail, j'ai enregistré sur un magnétophone les bruits de la construction. Avant de fermer complètement la boîte, j'y disposai un petit hautparleur. Je ménageai un espace sur l'un des côtés de manière à ce que l'on puisse brancher un magnétophone au hautparleur. De cette façon on pouvait rejouer les sons enregistrés. La taille de la boîte est d'environ 23 x 23 x 23 cm et l'épaisseur du noyer d'environ 2 cm. »53 Il est le premier d'une série d'objets marqués par le dadaïsme et l'œuvre de Duchamp.541961 correspond au début de Robert Morris en tant que sculpteur sur la scène artistique new yorkaise et The Box with the Sound of its Own Making est la première œuvre qu'il propose en tant que sculpture. La boîte est un simple cube dont la surface n'est ni peinte ni traitée, de telles sorte que nous pouvons bien distinguer sa matière première. C'est une boîte qui ne prétend faire preuve d'aucune habileté manuelle spéciale de la part de son constructeur, ni de quelconque recherche d'excellence ou de perfection de la forme. Au contraire, Robert Morris a laissé visibles tous les éléments de construction (vis, clous, traces de scie à main sur le bois) comme les évidences visuelles des processus auxquels la matière a été soumise.55 La bande enregistrée est l'évidence sonore du même processus. C'est d'ailleurs ce même processus de création que Robert Morris a voulu mettre en évidence. Il diminue l'importance de l'objet fini en tant que point culminant de l'œuvre ; c'est l'action de l'artiste qui présente de l'intérêt et qui détermine l'importance de l'objet. Nous sommes face à une œuvre dont les intentions dépassent la beauté des formes ou l'esthétique de l'objet. La recherche de Robert Morris n'est ici pas d'ordre plastique mais « extraplastique ». Robert Morris s'efforce d'échapper aux courants traditionnels de la sculpture. Il a toujours préféré créer un nouveau vocabulaire esthétique, plutôt que d'en utiliser un, trop ressassé.56 Il concentre son attention sur l'aspect intellectuel de l'œuvre, autrement dit sur tout ce qui concerne l'art mais qui ne se trouve pas forcément dans l'objet créé par l'artiste. Ainsi, il présente ses œuvres de la façon la plus simple possible. Il élimine tout élément qui puisse distraire l'attention du spectateur. Par exemple, il rejette la couleur et simplifie les formes. La forme de Box with the Sound of its Own Making sera d'une grande importance dans de développement postérieur de l'œuvre de Robert Morris. Le cube, en tant que forme primaire jouera un rôle déterminant dans la période dite « Minimale » de sa production. Elle annonce son intérêt pour la simplification des formes ainsi que pour les problèmes de perception.57 Pour Robert Morris, les meilleures œuvres sont les plus neutres quant à leur surface car plus sensibles aux variations de la lumière et de l'espace dans lequel elles existent. C'est la puissance du constant dans ces œuvres – la forme connue, la gestalt – qui fait que cette prise de conscience s'impose avec beaucoup plus de force que dans les œuvres précédentes. « La forme constante d'un cube, présente à l'esprit, mais dont l'observateur ne fait jamais réellement l'expérience, est un fait auquel sont confrontées les vues réelles et changeantes apportées par des perspectives différentes. »58 « Une forme simple comme un cube sera perçue forcément d'une façon plus publique, à mesure que sa dimension croît par rapport à la taille de notre propre corps. La valence d'intimité s'accélère, à mesure que sa dimension diminue par rapport à notre propre taille. Ceci est vrai même si surface, matériau et couleur demeurent constants. En fait, ce sont ces propriétés de la surface, du matériau et de la couleur qui sont amplifiées à mesure que la dimension est réduite. »59 Pour Robert Morris, la forme, les proportions, les dimensions et les surfaces spécifiques de l'objet continuent d'avoir une influence cruciale sur les qualités particulières de l'œuvre. Mais on ne peut plus séparer ces décisions qui relèvent de l'objet, en tant que tel, de celles qui sont extérieures à sa présence physique.60 (C'est à dire l'espace, la lumière, la mise en scène, le son). La simplicité de la forme ne se traduit pas nécessairement par une égale simplicité dans l'expérience. Pour éviter les relations internes dans son travail, il supprime les détails au maximum. Il cherche à établir des relations externes entre l'objet créé et l'espace environnant, et entre l'objet et le public. Ainsi, il conçoit l'objet en tant que moyen pour présenter un problème intellectuel ou esthétique. Les intentions de Robert Morris ont toujours consisté à minimiser l'importance des formes en tant que valeurs esthétiques. « Le mot « détail » est utilisé ici dans un sens particulier et négatif. Il se réfère à tous les facteurs qui, dans un travail donné, ont tendance à le placer sur un mode intime en laissant des éléments spécifiques se distinguer du tout, établissant ainsi des relations à l'intérieur même de l'œuvre. Précédemment le rôle de la couleur a été critiqué parce que c'est un médium étranger au caractère physique de la sculpture, mais on peut aussi lui reprocher de fonctionner comme un détail. C'est ainsi qu'une couleur intense – élément spécifique – se détache de l'ensemble de l'œuvre pour devenir une relation interne supplémentaire.61 On peut en dire autant de 169 Robert Morris, l'importance accordée à la richesse ou à la spécificité des matériaux ou à des finitions trop recherchées. Un certain nombre de ces relations qui favorisent le mode intime, on disparu de la nouvelle sculpture. »62 Robert Morris insiste également sur l'importance du caractère public de l'œuvre. Ce n'est pas l'objet qui fait l'œuvre mais la relation de l'objet avec le public et avec l'espace environnant. Et le son participe à leur liaison. Le son mêle l'objet à l'espace et l'espace au spectateur et donc l'objet au spectateur. Tout comme la lumière le fait. « L'objet n'est plus qu'un des termes dans la nouvelle esthétique. D'une certaine manière elle est plus réflexive, parce que l'on a d'avantage conscience du fait que l'on existe dans le même espace que l'œuvre, qu'on ne l'avait en face d'œuvres précédentes avec leurs multiples relations internes. On se rend mieux compte qu'auparavant que l'on est soi même en train d'établir des relations , pendant qu'on appréhende l'objet à partir de positions différentes et sous des conditions variables de lumière et d'espace. Toute surface interne qu'elle provienne d'une division structurelle, d'une surface riche, ou d'autre chose, réduit le caractère public, externe, de l'objet et tend à éliminer l'observateur, dans la mesure où ces détails l'introduisent dans une relation intime avec l'œuvre et lui font quitter l'espace dans lequel existe l'objet. »63 Ce sont donc les relations externes à l'objet qui sont importantes ainsi que la relation de l'objet au spectateur et à l'espace qui les environne. « Car l'espace de la pièce elle-même est un facteur structurant, compte tenue de sa forme cubique et du genre de compression qu'il peut exercer, selon les dimensions et les proportions de la pièce, sur les termes objet-sujet. »64 La perception se définit comme une fonction par laquelle l'esprit se représente les objets ; un acte par lequel s'exerce cette fonction. La perception peut être considérée comme une fonction du comportement humain. Elle est notre réaction face à une situation, un phénomène, ou un objet précis. La perception n'est pas concernée par les jugements car elle se manifeste à travers nos sens. Nous percevons avant de penser. Chaque perception est nouvelle et unique. Robert Morris pose différents problèmes concernant la perception dans son œuvre (la position, la définition, la mesure, la masse, l'isolement, le poids, le volume, le processus, etc.). En fait, Robert Morris essaie de nous faire prendre conscience que la perception est active et non passive. Que la perception est immédiate et non réfléchie.65 Ce qui revient souvent dans la sculpture sonore et ce dont il est question dans cet assemblage de Robert Morris, est la question du spectateur – acteur. Le spectateur n'est pas passif puisqu'il perçoit l'œuvre. Robert Morris stimule la participation active du spectateur et cette même participation est une partie essentielle de l'œuvre. Plusieurs sculptures sonores ont cette même caractéristique de faire agir le spectateur en lui faisant écouter du son. L'artiste reconnaît alors que l'écoute, tout comme le regard porté sur l'œuvre sont des actions car la perception est une action. En faisant produire au spectateur du son par le biais de la manipulation de la sculpture ( par exemple dans les sculptures des frères Baschet ou dans les Tactiles sonores de Yaacov Agam et encore pour Oracle de Rauschenberg). Le spectateur agit directement sur la sculpture. La relation spectateur – sculpture peut être active dans les deux sens. La sculpture agit sur le spectateur (émet des ondes visuelles et sonores) et le spectateur agit sur la sculpture (perception de la sculpture, actions sur cette même sculpture). L'œuvre de Robert Morris donne la prééminence à l'action. Elle est soustraite à la précellence du regard sans toutefois favoriser l'immanence inhérente à l'énoncé conceptuel.66 Il me semble très important d'aborder la notion d'action du spectateur dans la sculpture sonore car la plupart des artistes qui ont utilisé le son dans leurs sculptures, l'on fait dans un but clairement revendiqué de communication entre sculpture et spectateur et de participation du spectateur à l'œuvre. Cela s'applique particulièrement à Box with the sound of its own making de Robert Morris pour laquelle nous l'avons vu, les notions de participation du spectateur et d'inclusion de cette même participation à l'œuvre elle-même sont très importantes. Je reviens régulièrement sur cette notion de spectateur – acteur car chaque sculpteur ne la revendique ni ne l'applique de la même manière. (Ce qui est particulièrement vrai pour Pol Bury qui après avoir laissé le spectateur intervenir directement sur la sculpture en le laissant la manipuler, a changé d'avis et n'a laissé le spectateur que la percevoir). Robert Morris utilise le son comme matériau plastique c'est à dire comme support de l'objet. Ce n'est pas le matériau bois mais bien le matériau acoustique qui fait perdre son anonymat à la boîte et en fait une œuvre d'art.67 Il y a dans cet assemblage un aspect distrayant, amusant, car il y a là une simple boîte de bois d'où s'échappent toutes sortes de bruits. Pour Rosalind Krauss, Box With the Sound of its Own Making est une des premières interventions de Robert Morris dans le domaine de la problématique corps / esprit. Le cube d'à peu près les dimensions d'un crâne humain renferme sa mémoire. D'après elle, l'objet, tout en étant une sorte de cogito de la menuiserie, parodie l'idée du circuit fermé de l'auto référence. Car si nous pouvons dire que la boîte renferme le vécu de sa propre création, il est tout aussi évident que cette création a vu le jour ailleurs : dans l'esprit et l'activité de celui qui l'a fabriquée, et que c'est cette activité elle même qui répond à l'esprit et à l'activité d'autre fabricants.68 Pour elle, la boîte semble faire face à celui qui la regarde. L'objet tourne en dérision la subjectivité des notions associées à la subjectivité telle que l'autonomie ou l'indépendance de la conscience.69 Robert Morris insiste sur l'impossibilité de dissocier l'esprit de la matière, l'âme du corps, la mémoire de l'action, la connaissance de l'expérimentation. L'utilisation de l'enregistrement sonore participe à la liaison de ces concepts. Le son est utilisé pour communiquer. Si on écoute un certain temps, c'est la naissance de la boîte qui est transmise. Robert Morris loge au cœur même de l'objet l'enregistrement de son histoire sonore. L'objet est en avance sur lui-même. « Au delà de son apparence solide, fermée, il se disloque dans son être car le son est d'un autre temps ».180 Le son qui disloque cette « admirable boîte à musique »70 tendrait à la faire exploser pour rejeter la concentration sur un objet au profit d'une considération des relations entre un certain nombre d'éléments.71 Morris étudie l'œuvre de Marcel Duchamp, lit Dada painters and poets de Robert Motherwell et s'intéresse au travail de Jasper Johns, ces trois sources vont alimenter la création de ses objets. Il réalisera autre boîte sonore : Heartbeat d'où sort un battement de cœur sourd. Il participera à plusieurs évènements organisés par la Monte Young. Avec cet assemblage, Robert Morris s'approche du concept d'activité ou de performance. Bien que l'objet existe comme preuve du processus de création, l'artiste propose de faire un changement dans notre échelle de valeurs. À défaut de la valeur de l'objet, c'est la valeur du processus de création qui est ici mise en avant. Cet assemblage nous confronte également à une nouvelle dimension temporelle. Traditionnellement, la sculpture (comme représentation ou évocation d'un objet ou d'un espace à travers une matière à laquelle on donne une forme déterminée dans un but artistique) n'imposait pas au spectateur un temps spécifique consacré à sa perception. La perception des formes exige évidemment une lecture, et celle-ci demande un certain temps mais la durée accordée à cette lecture était laissée au libre choix du spectateur. Mais Box with the Sound of its Own Making nous impose un temps d'écoute (si on n'écoute pas la totalité de l'enregistrement, l'œuvre est tronquée). C'est la caractéristique de l'enregistrement que d'avoir une fin. En effet, parmi les sculptures sonores étudiées, celle de Robert Morris est la seule dotée d'un enregistrement, le temps d'écoute est donc fini alors que la particularité des autres œuvres est que l'on entend jamais la même séquence de sons, ceux-ci ne sont pas programmés et donc, le temps d'écoute de l'œuvre n'est jamais terminé). L'enregistrement ajoute une seconde approche à l'œuvre car celui-ci restitue au présent une action qui a été réalisée au passé. Robert Morris perpétue alors une action passée en la transférant au présent sans lui ôter sa qualité d'action (ce serait différent avec une photographie par exemple qui figerait l'action). C'est une possibilité importante du son que de rapporter l'action qui s'est déroulée dans le temps au présent. Morris est donc, le premier à intégrer grâce au son le processus de création à l'objet.72 « L'expérience de l'œuvre se fait nécessairement dans le temps. »73 Même si le son est immatériel, il occupe un espace spécifique hors de l'objet. La boîte morrissienne tendrait alors vers l'installation sonore. « Si l'espace de la pièce acquiert cette importance, cela ne signifie pas pour autant que prévaut une situation « environnementale ». La totalité de l'espace se trouve modifiée dans le sens voulu, par la présence de l'objet. Cet espace n'est pas contrôlé, au sens ou on pourrait le dire s'il était ordonné par un ensemble d'objet ou par une mise en forme de l'espace entourant l'observateur. »74 grâce au son, le sculpteur est metteur en scène, il introduit l'être humain parmi les matériaux de l'œuvre. La sculpture fait du théâtre, donne des concerts, rompt avec le silence habituel des musées et se rapproche de la vie. Les bruits et mouvements indiquent le temps de l'évolution des sculptures, ils leur confère leur quatrième dimension. Le son joue aussi avec la perception du temps qui passe Il transforme l'énergie cinétique en énergie sonore, destitue le monde optique au profit d'un monde auditif et réconcilie l'art et la vie. L'œuvre peut se transformer selon chacun presque à l'infini quand le spectateur contrôle l'œuvre : il devient le collaborateur de l'artiste. La sculpture prend un aspect ludique ou grave : le son est porteur d'une charge émotionnelle. le son n'est pas que le simple témoin du mouvement (Pol Bury), il peut avoir des fins poétiques (Takis), évocatrices (Len Lye), des visées spectaculaires (Tinguely), être l'expression du continuum vibratoire de l'univers (Takis) ou encore être le représentant de la vie quotidienne (Rauschenberg), reproduire une action passée (Robert Morris), faire durer l'œuvre dans le temps. Le son annule le caractère physique de l'œuvre qui l'émet, la dématérialise. Il peut être utilisé sur le mode du détournement ironique, de façon incongrue, pour dynamiser une fonction, accentuer les perceptions visuelles. Les artistes, grâce au son, développent une perception multisensorielle de la sculpture, la rapproche du spectateur (qui participe souvent à l'œuvre mais pas toujours). On assiste au déplacement de l'intérêt vers le spectateur, tant sur ses capacités perceptives que sur ses facultés combinatoires. L'objet d'art n'est plus considéré par l'artiste comme une réalité autonome, mais aussi comme un simple stimulus, une sollicitation à un mode particulier d'activité et de perception non plus exclusivement visuelle mais également auditive. Le son produit des sensations mais il peut aussi les accentuer. Il n'y a plus de quête des interactions entre disciplines mais un éclatement des frontières traditionnelles entre elles (art / bruit, art / vie, art / science) et leur contamination réciproque. L'utilisation ne se réduit pas à une sonorisation facile et dépasse aussi le principe de correspondances ou d'imitation. Le son rappelle la vie, la participation du spectateur également. Par la dérision, l'anarchie maîtrisée ou au contraire de façon minutieuse et savante, dans des œuvres qui font appel à des éléments scientifiques ou technologiques plus ou moins sophistiqués, les œuvres vêtent par le son un caractère ludique, insolite, imprévisible, une poésie ou alors une gravité sourde, exigeant la participation (amusée) du spectateur. En fin de compte, peut-on parler de l'avènement d'un nouvel art ou plutôt de tentatives de composition musicale par des plasticiens, ou encore de la création d'œuvres sculpturales qui intègrent une composante sonore ? La dernière hypothèse paraît plus probable. On peut parler de sculptures qui intègrent une composante sonore plus que d'un mouvement à part entière ou de tentatives de compositions musicales par des plasticiens. Il s'agit de sculpteurs dont la démarche cohérente s'est enrichie de l'élément sonore, des artistes qui ont été des pionniers dans l'art de la participation du public. l'art contemporain est phénoménologique. Ce qui est créé est avant tout une sculpture, les artistes ne se revendiquent pas compositeurs. Ces objets permettent aux artistes d'intervenir à propos de l'espace, du temps, de la perception et font partie d'un développement général des années 1960 et 1970 pendant lesquelles le concept de sculpture s'est élargi. Des artistes de plus en plus nombreux travaillent avec ce matériau plastique immatériel : Rebecca Horn, Michel Aubry, Sylvia Bossu, Eric Le maire, Pascal Broccolichi, Géréon Lepper, Denis Pondurel, Paul Panhuysen, etc. Avec l'apparition de nouvelles technologies numériques, les technique s'élargissent. Tout comme les intentions. La seconde moitié du XXème siècle est la période de prise de possession de l'espace par la sculpture. Grâce au son (comme les autres matériaux immatériels tels la lumière ou le mouvement), la sculpture s'empare de l'environnement, s'y inscrit. Avec les nouvelles technologies, le phénomène s'accentue : la sculpture noue des liens particuliers avec celui-ci. Il faut souligner l'extrême diversité des écritures et des profils qui constituent l'épicentre et la richesse de ce large rassemblement. Autant d'individualités qui composent cette mosaïque de visions et de courants souvent mitoyens. Même si des influences communes et l'utilisation du matériau son dans leur sculpture rapprochent les sculpteurs, ils possèdent tous leur individualité propre dont le son associé à l'aspect visuel de la sculpture, est l'expression.