mercredi 13 juin 2018

D'une recherche de localité du point de vue à l'auto-survol


Aujourd'hui encore, l'emploi de machines dans l'art est souvent au service d'un certain sérieux, d'une certaine technophilie voire d'un scientisme certain. Mais il s'agit parfois d'un recours à la science dans ce qu'elle accepte du doute métaphysique, d'une errance existentielle. Les majestueuses installations de Ryoji Ikeda1 mêlent super calculateurs et dispositifs optiques troublant nos repères, détachent les corps de l'espace tri-dimentionnel dans lequel ils s'inscrivent pour les isoler, tels des vignettes, motifs plats et sans poids, dans ce qui pourrait être un espace sombre mais dont on ne définit pas les limites. Il ne s'agit pas simplement de provoquer une expérience visuelle qui se voudrait immersive mais bien de nous faire vivre l'expérience d'un vertige, une perte de compréhension, un glissement brusque de notre capacité à traiter des informations. Nous sentions que les robots industriels étaient précis, que les charges qu'ils soulevaient était extrêmement lourdes, qu'ils travaillaient vite. Maintenant, nous ne sommes même plus en mesure de percevoir à quel point les machines vont vite. Cela n'est plus visible. Pour comprendre ce phénomène, nous devons avoir recours aux mathématiques. Les machines dans l'art, si elles sont mises au service du spectaculaire ont quelque chose de profondément désuet aujourd'hui. Car lorsqu'on parle des machines numériques puissantes actuelles, c'est le cadre dans lequel s'inscrivent nos repères qui est déplacé. Nous sommes plongés dans une expérience esthétique dont la physicalité n'a rien d'évident, et cherchons à tâtons quelque sensation physique tangible, qui ne soit pas uniquement celle du vertige, cela afin de nous rassurer que le monde existe encore, que l'énergie ne se dissipe pas trop vite, que l'organisation de la matière se maintient assez pour que notre individualité s'affirme. Il est difficile de faire avec l'inconcevabilité de l'expérience, pour soi, de la finitude, de la mort, de l'infini, pourtant nous avons de nombreuses années d'expérience de l'inintelligible (pensons notamment à ce qu'est l'astrophysique). Le monde, tel que nous l'avons laissé avant de pénétrer dans l'espace d'exposition, bascule encore, lorsque nous n'arrivons plus à discerner que les supercalculateurs sont en marche. Il ne s'agit pas simplement d'être dépassé par la trop grande complexité (comme lors d'une symphonie, lorsqu'on essaie d'écouter tous les instruments de musique d'un orchestre ou de compter toutes les étoiles que nous voyons dans le ciel), ni de capter toutes les informations qui stimulent nos sens à chaque instant. Car les modalités d'accès au monde phénoménal nous sont étrangères lorsqu'elles nous sont données par des machines technologiques de pointe. On se sent dépassés par quelque chose dont on ne peut saisir que l'effet, sur nous-mêmes, de notre propre dépassement. L'exposition du collectif Semiconductor, Le point de vue de nulle part2, en ce sens, est exemplaire. Personne, pas même les scientifiques, ne peut voir depuis nulle part. Ni les théories, ni les concepts, ni les disciplines ne sont localisables. Dans les films à l'allure documentaire présentés dans cette exposition, les distinctions entre phénomènes perceptibles et imperceptibles sont brouillées. Ce que nous voyons des phénomènes observés par les scientifiques, c'est tout ce qui est mis en place par ces derniers pour construire les contextes de leurs expériences (matériel, objets, instruments, locaux, équipes de personnes effectuant des gestes et des déplacements). Les machines y tiennent une place de choix. Celles du CERN de Genève en particulier, machines extra-ordinaires, dont les fonctions apparaissent au public non initié à la physique des particules, comme franchement mystérieuses. Il y est question de la connaissance, au-delà de l'observable.
L'expérience scientifique nous est révélée comme une construction humaine. Ce que nous voyons est emprunt de notre humanité. La présence de l'observateur est centrale. La question qui se pose alors, est celle de la part de ce qui est réel et de ce qui est construit dans les faits qui sont observés. Dans le domaine de la science, pour être réels, les faits ne doivent pas être construits. Mais comme l'indique Bruno Latour3, le travail du savant est aussi celui de la construction des faits. Le savant construit en partie les faits en y projetant ses habitudes professionnelles, ses présupposés, voire ses préjugés, les habitudes de son groupe d'appartenance, les instincts de son corps, la logique de l'esprit humain. Ainsi, les faits ne parlent pas pour eux-mêmes, même aux yeux des scientifiques.
Le monde de la physique classique ou quantique n'est pas l'objet d'une expérience, c'est un monde conçu, une reconstruction. Ce n'est pas une forme mais la connaissance, par observation, d'une forme. Les subjectivités seules sont réelles écrivait Leibniz4.
Les techno-sciences sont dans les machines de pointe, les subjectivités non. Chercher la pensée dans les modèles mécanistes qui en réalisent certaines fonctions (calcul, perception, mémoire) est vain car une machine fonctionne, elle n'agit pas. Ces machines techno-scientifiques ne manifestent aucun acte véritable parce qu'elles ne peuvent viser un sens. Ces machines ne sont pas des domaines au sens défini par Raymond Ruyer, c'est-à-dire qu'elles ne sont pas des êtres vrais (présentant une unité réelle). Leur unité domaniale est celle de leur ingénieur et de celui qui la surveille. « L'ingénieur n'a pu la créer [la machine] que parce qu'il n'est pas une machine, mais un domaine qui, outre son unité, est traversé par des idées, des thèmes, des idéaux, et qui peut organiser un système parce que ce dernier apparaît possible parmi d'autres. L'unité même d'un être est une activité structurante selon cette transversale. »5
L'utilisation des machines dans l'art permet de ranimer les « grandes questions » : les relations de l'esprit et du corps, la place de l'homme dans l'univers, qu'est-ce qu'un individu ? Qu'est-ce qu'une forme ? Qu'est-ce qu'une existence virtuelle ? Mais il ne faut pas oublier, comme Jacques Ellul6 nous l'a montré, que ce n'est pas la technique qui nous asservit mais le sacré transféré à la technique. L'usage des techniques (la technique ne se borne pas au machinisme mais ce dernier en est une composante), est révélateur des valeurs que l'homme lui attribut. Les œuvres d'art machiniques sont le plus souvent révélatrices de l'aliénation de l'homme à la technique, de son attachement à la quête de l'efficacité maximale, du fait que la technique se soit substituée à l'environnement naturel de l'homme.
1Dont une exposition a lieu cette année au centre Georges Pompidou.
2Semiconductor (Ruth Jarman et Joe Gerhardt), Le point de vue de nulle part, au lieu unique, du 6 avril 2018 au 3 juin 2018. Commissariat : Patrick Gyger. Co-production : le lieu unique (Nantes), CERN (Genève), FACT (Liverpool).
3Bruno Latour, Sur le culte moderne des dieux faitiches, ed. Les empêcheurs de tourner en rond / La Découverte, 2009, p. 43.
4G. W. Leibniz, Les nouveaux Essais sur l'entendement humain, 1765 (1704).
5André Conrad, « Repenser la finalité », in Critique « Ruyer l'inclassable », n° 815, mai 2014, p. 397.
6Jacques Ellul. La Technique ou l’enjeu du siècle (1954), Le système technicien (1977) et Le bluff technologique (1988).

mardi 20 juin 2017

La part de l'art dans la création artistique multimédia et numérique




Il m'apparaît fréquemment qu'il faille justifier qu'un projet artistique comportant une partie algorithmique ne soit pas simplement la réalisation d'un « outil », d'une « interface » dont pourraient se servir des artistes-auteurs. Il est demandé alors de mettre en évidence la dimension artistique de la démarche qui apparaît à l'interlocuteur1 comme « trop technique ».

Je crois comprendre que derrière cette question, se cache une inquiétude que je connais moi-même dans mon travail. Cette inquiétude me semble tourner autour du fait qu'à l'heure actuelle, les frontières entre ce que nous qualifions d'art numérique et de design sont floues, qu'une certaine confusion entre expérimentation et prototypage perdure, que la valeur d'usage de ce qui est produit est ce qui est le plus valorisé dans un contexte où les industries se sont engouffrées sous couvert de faire du « culturel », confondant « création » et « art », innovation et actualisation. Le risque de telles confusion est la disparition de l'art au profit de la création tout venant.

Mais comment penser l'art de Moholy-Nagy, de Frank Malina, celui de Nicolas Shöffer ou de Piotr Kowalski sans leur dimension technique ? Que penser des 9 evenings, que penser du programme E.A.T., de celui du Jikken Kôbô, des C.A.V.S. ou du G.R.A.V., que penser des créations nées des collaborations entre Billy Klüver et Robert Rauschenbeg ? Le DICRéAM aurait-il refusé un financement à Moholy-Nagy pour son Lichtrequisit parce que celui-ci s'apparentait aussi à un outil de scénographie ? Et à Otto Piene ou à Frank Malina parce que leurs productions pouvaient être diffusées de manière industrielle ? Et que penser du dispositif E.V.E. de Jeffrey Shaw ? N'est-ce qu'une interface ?

Les artistes ont la mission de mettre en question les questions. Pour cela ils doivent questionner le sens, et le sens, ce n'est pas l'usage. Le sens c'est ce qui perturbe les usages. Le sens ce n'est pas la signification, le sens est lié à des pratiques.

L'usage disparaît dans l'utilité vaine alors que la pratique, ça ne s'use pas (par exemple le tableau est un objet de pratiques). Les artistes dits « du domaine numérique » doivent développer des projets de pratiques. Ils doivent passer par les libertés artistiques, par ce qu'elles permettent de favoriser la redécouverte du caractère inouï, extraordinaire, qui questionne, qui affirme une singularité, développe celle du « spectateur », stimule son esprit critique.
Pour résumé, je pourrais dire qu'un projet, pour être artistique, doit interroger le sens, que ce qui est produit, n'a pas valeur d'usage. Cela semble très générique mais je crois sincèrement que c'est important.

Mais la question de savoir si un tel projet sera artistique et non uniquement le développement d'un outil, d'une interface me semble tout de même trahir une méconnaissance de la nature de ce que nous sommes (professionnels de l'art multimédia et algorithmique) censé(e-s) encourager, c'est-à-dire de la création artistique multimédia et numérique.

- D'abord, parce que l'opposition entre interface "fonctionnelle" ou "utilitaire" et interface "artistique" n'a pas de sens. Comme le rappelle Annick Bureaud2, une interface est toujours fonctionnelle, elle remplit toujours une fonction à la fois opérationnelle (ça "marche") et dans l'ordre de la signification (ça "veut dire quelque chose"). »3
Donc, oui, il y aura une dimension fonctionnelle dans un tel projet mais cela n'enlève rien à la dimension artistique de ce même dispositif.

- Ensuite, parce que « ce sont des individus qui écrivent ces programmes, qui conçoivent ces interfaces, elles reflètent leur vision du monde, leurs idées et concepts, la façon dont ils perçoivent l'utilisateur, leur idéologie, le contexte (économique, social, politique, etc.) dans lequel ils se situent »4. Et les individus en question peuvent être à la fois des ingénieurs et des artistes-auteurs. Il peut s'agir également (le plus souvent) d'une co-création, d'un développement collaboratif.

L'opposition entre art et technique est caduque car l'art découle de la technique (ars en latin = technê en grec).

D'autre part, une interface est un mode opératoire. L'interface est toujours liée à une technique, qu'elle soit gestuelle, verbale, chimique, mécanique ou électronique5.

Sur le site de référence en la matière Olats-Leonardo6, Annick Bureaud rappelle les bases du questionnement de la nature de ce que nous appelons « interface numérique » ; je pense utile de les indiquer ici  :


« Parmi les interfaces que je vais désormais qualifier de numériques, j'opère une distinction entre les interfaces logicielles ou constructeurs et les interfaces artistiques ou de création, distinction qui me paraît plus intéressante que celle entre interface "utilitaire" et "artistique", même si elle la recoupe en partie.
L'interface "constructeur" vise à poser une norme, une convention qui sera admise et reprise par tous : menus déroulants, ascenseur, main ou flèche qui indiquent où cliquer, boîtes de dialogue, etc.
Comme toute norme ou convention, elle est en partie arbitraire, en partie pragmatique et contrainte par ce qu'il est possible de faire, par l'imagination de ceux qui les construisent et le savoir minimum partagé. Elle n'en définit pas moins une esthétique, celle du contexte, de l'environnement de la création, au sein de laquelle certains artistes créeront leurs œuvres sans nécessairement la remettre en cause, tandis que d'autres la prendront pour sujet et que d'autres encore la minimiseront au maximum pour offrir une autre alternative.
[…] L'objet premier de la création artistique est d'expérimenter, d'explorer, d'inventer de nouvelles formes et de nouveaux langages, de jouer et de se jouer des conventions, sans craindre de désorienter l'interacteur. »7
C'est dans cette démarche d'expérimentation, d'exploration, d'invention, de jeu, de décalage, de questionnement, de critique, que ce type de projet doit se situer pour affirmer un parti-pris artistique. L'interface, ne résume aucunement l’œuvre, bien qu'elle soit nécessaire à son existence. L'interface peut être développée de manière collaborative, entre artistes-auteurs-techniciens-ingénieurs-théoriciens.

Un exemple proche de nous : Memory Lane, signée Felix Luque Sanchez et Inigo Bilbao. Si l'on regarde qui est à l'origine de la conception de cette œuvre, on se rend compte qu'il y a un designer (Damien Gernay), un programmeur Arduino (Vincent Evrard), un designer mécanique (pour ne pas dire un concepteur, un technicien ou un ingénieur) : Julien Maire (qui est aussi, et surtout un artiste). Memory Lane est un projet artistique parce qu'il incite, par des moyens techniques et poétiques à se questionner sur (notre rapport au temps et à la mémoire).

Pour encourager le développement de pratiques artistiques nouvelles, qui peuvent présenter un caractère collaboratif, participatif, transdisciplinaire, loin de tout académisme il ne faut pas opposer l'art à la technique, car cela ne serait que le poussiéreux vestige de l'académisme et de ses catégories.

S'il ne s'agit pas du développement d'outils d'application de service, ni de celui d'une plate-forme de diffusion ou de tout autre outil n'impliquant pas la création d'une œuvre artistique et encore moins n'étant pas lui-même conçu comme une œuvre artistique, mais qu'il s'agit bien d'interroger et non d'affirmer, d'ouvrir et non de fermer, de déplacer et non de fixer, de critiquer et non d'accepter sans réfléchir, s'il y a une dimension politique dans cette démarche, c'est qu'on peut y trouver quelque chose de plus que le développement d'une simple application.

Certes, certains artistes travaillent sur et avec le média (écriture littéraire – écriture logicielle – écriture algorithmique - langage). Celui-ci est compris comme un moyen de diffusion, de transmission et de communication d'une information (ici définie comme une matière, des données auxquelles on donne une forme stable ou non, finie ou non). Mais ils questionnent aussi le média, de manière inédite (spatialisée, en réseau, un réseau local, hors du web par exemple). L'information peut être artistique et toute information nécessite un média.

Certains artistes expérimentent des ESP (puces WIFI) et des puces NanopiNeo, Raspberry Pi Zero, Realtek RTL8710, qui sont des ordinateurs. En cela, ils permettent toujours une diffusion large et sans intermédiaire, des conditions de production qui permettent à des artistes ou des groupes d'artistes de créer de façon quasiment autonome. Il est essentiel de poser cette question de l'autonomie.

Un projet artistique doit interroger. Il interroge le plus souvent un medium en le décalant d'un usage conventionnel. La production n'a pas valeur d'usage. Elle interroge les mécanismes, les phénomènes qu'elle prend pour matière, pour médium. Il peut s'agir de questionner les mécanismes d'écriture, d'en dégager les spécificités (écritures littéraires d'auteurs et donc de styles différents, écriture logicielle) et leurs pouvoirs générateur (puissance symbolique, signes, sens, images, représentation, computation, etc.). Le langage donc. L'une des priorités est alors de mettre en évidence, par le biais de l'art, les idées et contextes (culturel, social, économique, politique) allant avec les technologies et les techniques dont nous usons (la diffusion de l'écrit, la chaîne éditoriale, etc.). Il s'agit d'interroger ce qui change, tout comme la technologie et les techniques, afin d'engendrer de nouvelles possibilités, de nouvelles questions et de nouvelles réponses, d'actualiser notre regard, nos questionnement sur ces sujets.

À mon sens, un bon projet artistique n'est pas un projet déjà conçu qu'il faudrait réaliser tel qu'il existerait déjà en idée. Les règles à suivre ne pré-existent pas (ou pas entièrement), les temps d'échange, de création, d’expérimentation sont autant de phases d'accueil des découvertes, des contaminations fertiles, des transformations, tant au niveau des formes que des contenus. La technologie et ses possibilités/contraintes peuvent être une source d'inspiration pour la création et il est possible de mettre en avant la part esthétique de ces technologies et des techniques qui leur sont associées. Seules les contingences techniques pré-existent, elles sont un point de départ mais aucunement une fin. Il n'empêche que « le caractère artificiel de l'art n'a pas être caché »8. Les moments de réalisation, de fabrication, font partie du processus de création artistique.

Ce que permettent les subventions de recherche et de développement artistiques, c'est d'éviter que l'art, lorsque sa dimension technologique est mise en avant, soit soumis à la logique marchande de l'industrie. L'art technologique9 étant de plus en plus prisonnier du mode de production industrielle qui impose ses valeurs de performance, de standardisation, mais surtout des représentation, des images pré-conçues à forte puissance esthétique (qui ne transporte rien d'autre que les mécanismes d'une aliénation de l'individu, privé de ses capacités d'affirmation de sa singularité, privé d'esprit critique).

C'est dans la rencontre, lors de temps de travail collectifs, lors desquels les artistes prennent conscience de ce qu'il font en le défaisant, qu'ils peuvent proposer d'autres possibles. La technique leur sert oui, mais je suis d'accord avec ce que disait Bergson lorsqu'il écrivait que l'artistique nous invitera au détachement, ouvrira et enrichira notre rapport aux choses10. L'art libère des seules règles de création et de la recherche de l'utile. La seule dimension utile de l'art est sa dimension morale et politique. Pour ma part, je pense que les valeurs artistiques d'Autonomie et de Gratuité, aux sens larges des termes sont très importantes à défendre dans ce contexte de technologies numériques ultra-propriétaires.

Il est question de créer une ou des œuvres originales, tout à la fois ancrées dans le réel, capables d'en proposer un éclairage critique et porteuses d'un potentiel subversif. Le contenu ne doit pas être qu'une façade défraîchie, succession automatique d'opérations standardisées. Les artistes faisant de l'art assisté par machines algorithmiques11 doivent proposer une alternative à une industrie culturelle qui réalise pleinement la logique marchande de notre société soumise à l'exploitation bien réelle du travail et à l'épanouissement illusoire des loisirs, n'ayant qu'un seul objectif : le profit (voir à ce propos Adorno et Horkheimer, La dialectique de la raison, 1944).

Oui, un travail de développement d'une interface est souvent accompli. Mais cette dernière n'est pas une fin à elle-seule. Celle-ci est un révélateur (de points de vue, de mécanismes de communication, de relations, d'échanges) entre humain et humain, entre humain et machine, entre machine-humain-machine ou humain-machine-humain. Comme les œuvres de Jean-Pierre Balpe ou d'Agnes Hegedüs par exemple.
Ils est important de mettre en évidence la présence du programme informatique, la dimension opératoire du langage, le programme que sous-tend toute interface informatique.

La technique ne peut être entendue uniquement comme un moyen, elle est également un mode du dévoilement de ce qui est. C'est comme dévoilement, non comme fabrication, que la technique est une pro-duction12.
L'outil n'est pas, en art, une fin. Il est la question. Cette question doit être formulée parce qu'il est plus que nécessaire de comprendre les mécanismes des techniques électroniques et numériques employées, pour mettre en jeu leurs possibilités plastiques, leurs jeux, les mettre en échec, pour générer de la surprise, voire du mystère.

Pourquoi une œuvre d'art digital est artistique et non pas seulement un outil ?
Pourquoi la serpillière de Robert Filliou (La Joconde est dans les escaliers) n'est pas juste une serpillière ?
Parce qu'elle a une dimension poétique, parce qu'elle décale le regard que l'on porte et sur la Joconde (démystification de l'art) et sur l'objet. Parce qu'elle parle d'un contexte sociologique, parce qu'elle dénonce, parce qu'elle ironise, parce que ce n'est pas la serpillière qu'il faut regarder sinon, on passe à côté de la dimension artistique de la proposition. Parce que le ready made est passé par là et parce que « Ceci n'est pas une pipe ».

Il s'agit d'arracher la pratique de la lecture et de l'écriture, de la communication, à la banalité des déterminations objectives par quoi l'intelligence humaine distribue des propriétés aux choses en un réseau de sens qui la satisfait. Il s'agit de souhaiter que l'expérience permette une ouverture vers l’Être. Le rôle des artistes-auteurs, en tant qu'ils sont des poètes, est déterminant car, la parole poétique nous invite à percevoir les choses dans l'énigme de leur apparition. Nous voulons nous étonner de la plus pure présence du monde et nous voulons proposer cette expérience de l'étonnement à d'autres.

L'expérience de celui qui éprouve l’œuvre est toujours engagée. C'est pourquoi la fameuse machine à peindre, Métamatic de Jean Tinguely n'est pas une simple machine utilitaire. Pourquoi les Objets indestructibles de Man Ray ne sont pas des outils ? Le métronome est fonctionnel, le marteau aussi. Mais ici, l'artiste ne les utilise pas, il en use. C'est pourquoi le mouvement peut devenir geste, la forme peut faire icône, le mot devenir parole.
Nous voulons que des forces soient mises en évidences, que des phénomènes et leurs mécanismes dynamiques soient révélés, tout cela par analogie, par présentation.

L’œuvre n'est pas la finalité (nous ne sommes plus à la période classique ni à la période moderne). L’œuvre ne représente plus la sensibilité, l'intériorité, la sensibilité de l'artiste (conception romantique de l'art dépassée)13.
C’est le « jeu avec les limites »14, avec les cadres institutionnels, avec l’espace de lecture et d'écriture, et même avec le temps qui est générateur de nouvelles formes artistiques15.

Comme l'écrit Olivier Gras dans son texte16 relatif à l'ouvrage de Nathalie Heinich17 : Si le paradigme moderne cultivait les sensations ainsi que l’élévation spirituelle, le paradigme contemporain cultive quant à lui les distances (que celles-ci soient physiques, juridiques ou encore morales), l’intégration du contexte. Nous nous inscrivons dans ce paradigme au sens où les différentes contraintes sont vécues comme des limites sinon à transgresser, du moins à franchir et à dépasser. Si le rôle de l'art est de dénoncer les relations d'aliénation, il est également de créer des formes susceptibles de faire percevoir les relations non aliénées entre les êtres. Plus nous poussons la technique, plus nous ouvrons sur l'inattendu.

Les créations de Jodi ou d'Alexei Shulgin ou encore de Lisa Jevbratt sont-elles de simples outils ? Pourquoi le Net Art est-il considéré comme artistique ? Que penser des interfaces développées par Mouchette ou Masaki Fujuhata ?
L'interface numérique est un « objet fluide », porteur de sens, aux caractéristiques singulières et quelquefois paradoxales. Dans la pratique artistique l'interface est toujours une composante de l'œuvre.

Les objets techniques que nous utilisons nous intéressent aussi pour eux-mêmes. Car, comme Gilbert Simondon le rappelle dans Du mode d'existence des objets techniques (1958), les objets techniques contiennent de la réalité humaine. L'objet technique se définit par sa cohérence interne, non par son usage (il ne faut pas réduire l'objet technique à son instrumentalité, à son utilité). Il ne faut pas confondre l'usage que nous en faisons et son être propre d'une part et, d'autre part, un objet technique peut être découplé de son usage.

L'expérimentation d'une pratique et une réflexion sur la pratique de l'hypertexte par exemple mais également sur l'art du faire-raconter me semblent intéressants. Cela nous ancre dans une pratique de l'art contemporain en tant qu'il est, pour une grande part, « un art du récit, voire de la légende, un art du commentaire et de l’interprétation »18.

1Je l'ai entendu récemment dans un jury de « spécialistes » d'art audio-visuel et encore plus récemment dans un autre jury d'art dit « numérique ».
2Critique d’art, commissaire d’expositions et organisatrice de manifestations, chercheure et enseignante indépendante dans le champ de l’art et des technosciences. Elle est la directrice de Leonardo/Olats (www.olats.org), branche européenne de Leonardo/Isast (www.leonardo.info). Elle est membre co-fondatrice du Collectif Nunc.
3In Les basiques, Art « multimédia », Olats-Leonardo, 2004.
4Idem.
5Hervé Fischer, « Mythanalyse des interfaces, le mythe de Janus », in Interfaces et sensorialité, sous la direction de Louise Poissant, Sainte-Foy, Presses de l'Université du Québec, 2003.
7Annick Bureaud, Idem.
8Adorno, Théorie esthétique, 1969-1970.
9Technologique = technique qui est produite de manière industrielle sur des modèles formels issus de la science.
10Bergson, La pensée et le mouvant, 1938.
11Terme que j'emprunte à mon père.
12Heidegger, La question de la technique, 1953.
13On se reportera à quelques textes classiques de la philosophie esthétique, Theodor W. Adorno, Théorie Esthétique, Paris, Klincksieck, « Collection d’esthétique », 2004 ; Herbert Marcuse, La dimension esthétique. Pour une critique de l’esthétique marxiste, Paris, Éditions du Seuil, 1979 ; Michel Henry, Voir l’invisible. Sur Kandinsky, Paris, PUF, « Quadrige », 2005, p. 222 : « Ce sont les déterminations invisibles de la subjectivité qui fonctionnent d’entrée de jeu comme principe directeur de la construction de l’œuvre ».
14Voir Paul Ardenne, Extrême. Esthétique de la limite dépassée, Paris, Flammarion, « Essais », 2006 ; Dominique Baqué, La photographie plasticienne. Un art paradoxal, Paris, Éditions du Regard, 1998.
15Sur les formes artistiques, voir l’ouvrage classique d’Henri Focillon, Vie des formes suivi de Éloge de la main, Paris, PUF, « Quadrige », 2013.
16Olivier Gras, « Nathalie Heinich, La paradigme de l'art contemporain. Structures d'une révolution artistique », in Lectures, revue en ligne sur https://lectures.revues.org/14859.
17Nathalie Heinich, Le paradigme de l'art contemporain. Structures d'une révolution artistique, Paris, Editions Gallimard, coll. « Bibliothèque des Sciences Humaines », 2014.
18À ce sujet, voir le livre d’Yves Michaux, L’artiste et les commissaires. Quatre essais non pas sur l’art contemporain mais sur ceux qui s’en occupent, Nîmes, Jacqueline Chambon, 1989 ; L’art à l’état gazeux. Essai sur le triomphe de l’esthétique, Paris, Stock, « Les essais », 2003.

lundi 14 novembre 2016

Les influences de Gaston Bachelard et de Stéphane Lupasco dans la peinture de James Guitet

Un texte qui propose de repenser les appellations "paysagisme abstrait" et "naturalisme abstrait" forgées par Michel Ragon pour qualifier les peintures de James Guitet.

C'est sur les archives ouvertes HAL SHS, par ici


Quelques photos que j'avais prises lors de mon entretien avec Guitet, dans son atelier à Issy-les-Moulineaux, en 2007 :



mercredi 19 octobre 2016

Merci !

Le poids des choses c'est fini.
Merci à tous les participants, à l'école des beaux arts de Nantes ainsi qu'au lieu unique, à APO33 et à la Nantes Digital Week !


Olivain Porry, arspoetica, 2016. Crédit photo: Marc Dieulangard


Les informations pour ceux qui voudraient les retrouver :

Le Poids des Choses
Une exposition en deux axes des étudiants des beaux-arts de Nantes, dans le cadre de la Digital Week.
Vernissage le 17 septembre 2016 à 18h30, 6 place François 2, Nantes
Ouverture de l'exposition au lieu unique de 16h à 18h

L'ERRANCE
au salon de musique, le lieu unique, Nantes
du 18 au 23 septembre 2016
du mardi au vendredi de 14h à 19h,
dimanche de 15h à 19h

ENTRE PERSISTANCE ET RETOUR (VERS SOI)
à la galerie des beaux-arts de Nantes, 6 place François 2
du 18 septembre au 2 octobre 2016
du mercredi au dimanche de 14h à 19h30

Commissariat d'exposition Anaïs Rolez

Le 24 septembre 2016
SOIREE PERFORMANCES
dans le cadre de [NEAR] II
Nantes Electronic Art Rencontre
22-25 septembre par APO33


L'exposition, dont le titre est à la fois une contrepèterie et une référence à la théorie des corps flottants d'Archimède, propose d'interroger notre rapport au réel à l'ère du numérique.
Étant donné :
que le virtuel ne s'oppose pas au réel,
qu'il y a de nouveaux modes d'apparaître, de nouvelles techniques de perception,
que la formalisation et l'analogie permettent de donner à comprendre des phénomènes autrement inintelligibles,
que les mathématiques, la géométrie, la poésie sont génératrices,
qu'en est-il des questions existentielles, de notre rapport à la mort et à l'existence ?
Que cela convoque-t-il dans l'expérience qui nous est propre ?
L'amour et la solitude ?
Quel est le poids du regard ?
Les lois de la gravité s'appliquent-elles dans un paysage modélisé ?
Comment se manifestent les forces qui s'appliquent sur nous ?
Les pressions s'exercent-elles toujours de la même façon ?
Y a-t-il un haut, un bas, un proche, un lointain ?
Un infini, un fini, un transfini, un indéfini sans sensation de vertige ?
Dans quoi les images numériques flottent-elles ?
Qu'est ce qui résonne ?
Y-a-t-il toujours une histoire ?
Ne se baigne-t-on jamais deux fois dans le même fleuve ?
Qu'est-ce qui perdure ? Où sont nos frontières ? Quelles sont nos structures ?
Peut-on faire une modélisation de l'expérience de la modélisation de l'expérience de la modélisation de l’expérience de la modélisation, etc. ?
Vingt-deux étudiants de l'école des beaux-arts de Nantes tentent par leurs expérimentations et leurs recherches artistiques de répondre à ces questionnements.

Le Poids des Choses



lundi 8 juin 2015

Le mouvement machinique pour penser le geste humain


À partir de déchets mécaniques de vieilles ferrailles, Tinguely compose des machines de plus en plus folles, de plus en plus baroques qui tressautent, éructent, dansent, se trémoussent, se contorsionnent en émettant des bruits énervants du style « enfant insupportable qui frappe comme un sourd sur une vieille casserole »1.
Comparé à l'écriture automatique, à l'action-painting, ou encore aux autres procédés dérivés de la méthode, le geste machinal tinguelien, celui que nous tentons de cerner dans notre étude, se définit de manière bien différente. Celui-ci implique une rythmique qui est désordonnée et chaotique. Ses résultats se rapprochent formellement davantage de l'improvisation gestuelle qu'ils ne présentent une régularité – celle que l'on attend d'une machine –. Les mouvements se succèdent et sont marqués par des événements irréguliers tant dans leur rythme que dans leur amplitude et leur source. Il n'y a pas de répétition régulière, pas de ponctuation continue. La répétition des mouvements machiniques tingueliens est très spécifique en ce qu'elle inclut, accueille, toutes figures atypiques. Le geste machinal n'imite pas, ne dresse pas lui-même ses limites ni ses trajectoires. Il n'est pas conditionné par des repères précis, il n'est ni uniforme ni standard. Les formes qu'il revêt sont le fruit des scansions irrégulières, rejouées de manière impermanente. Ces formes sont sans cesse nouvelles et, par voie de conséquence, et dans une certaine mesure, peu propices à la création de phénomènes d'accumulation. Dans une certaine mesure, parce qu'elles accumulent les accidents, les irrégularités, les arythmies. Elles sont reconnaissables justement par ces caractéristiques formelles. La mécanique alors engagée ne se contente pas de reproduire les mêmes figures. Ces mouvements et les traces qu'ils laissent ne sont pas séparés par des intervalles identiques. Il n'y a rien de continu, à part l'exemplarité d'une discontinuité continue. Cette continuité de la discontinuité apparaît donc comme contradictoire. Elle est tout à la fois un exemple d'impermanence, de stabilité et de permanence, d'instabilité. En effet le geste machinal tinguelien est la traduction concrète de la prégnance obsédante d'un temps à la fois lisse, sans accrocs et sans syncopes et d'un temps discontinu, aux multiples saccades et pauses imprévues. Un temps continu et discontinu. Sa fuite en avant ne peut être programmée car pleine d'incertitudes. Dans cette programmation du temps, le présent et le futur se singularisent. Et ces gestes machiniques empreints d'accidents vantent la permanence d'un présent sans cesse renouvelé, singulier à chaque instant. Le futur est imprévisible, les possibilités formelles illimitées.
Ce qui caractérise plus particulièrement encore le geste machinal tinguelien, ce qui le différencie nettement du geste automatique, c'est l'absence fondamentale de projet, d'objectif de production. Le futur n'est que le présent constamment transformé. L'innovation est perpétuelle. Ce fait rapproche le geste de la machine tinguelienne du processus génératif de la vie. Car le machinal efficace, productif, est habituellement réfractaire à tout ce qui viendrait menacer son avancée ou compromettre sa marche. Sans but mais pourtant décidée, cette marche préfère s'en tenir à un parcours, tracé d'avance, qu'elle s'applique à suivre du mieux possible. Le machinal tinguelien pour sa part est particulièrement ouvert aux situations de changements qui, par définition, exigent des réponses nouvelles et en appellent aux capacités d'innovation de celui qui y est confronté. Tout changement veut des solutions non encore envisagées. Il accueille les effets de l'entropie. Paradoxalement, les machines tingueliennes pratiquent le sur-place. Elles miment les machines efficaces. Et le mime n'est efficace que parce que la copie qu'il présente de la réalité est assez éloignée de celle-ci. Ce mime livre quelque chose de grotesque, « car de toute évidence, le trait grossi souligne encore plus le manque, et le pathétique lorsqu'il est exprimé en quelque mise en scène, contient toujours une part de comique »2.
Le mime que les machines tingueliennes proposent apparaît comme interrogation du geste, de son apparence formelle, de sa technicité. Les sculptures, en imitant les gestes de l'homme, nous montrent ce qui fait naître ces gestes, leur mécanique. En l’occurrence l'origine de ce geste est machinique ici. Maurice Fréchuret explique que « l'histoire de l'art se doit d'être attentive à ce qui fait advenir les formes, à ce qui leur confère poids et matérialité, à ce qui leur donne vie. Elle se doit de prendre en considération l'intentionnalité du créateur, de comprendre son état d'esprit au moment où il se met à l'œuvre, ses mobiles peut-être, son irrépressible envie de dire ou de faire ou tout simplement son impossibilité de donner du sens à son œuvre »3. C'est dans cette optique que nous souhaitons comprendre les origines de l'attitude de l'artiste tout autant que celle de ses créations. « Geste, attitude, intention, font partie de l'œuvre, et, à une époque où la personne même de l'artiste est tout entière mobilisée autour du projet artistique, il en constitue souvent l'ossature principale. À certains égards, les attitudes fournissent les éléments premiers pour que la forme puisse exister, en conséquence de quoi, il appartient à l'historien de l'art de les appréhender en tant que telles »4. Dada est le premier groupe d'artistes ayant fait primer l'intention sur la forme. Cette intention était mise à l'honneur par les attitudes des artistes que ce soit au cours de manifestations ou au quotidien. Ce penchant s'est poursuivi au cours du siècle jusqu'à exclure tout ce qui ne faisait pas partie du comportement à proprement parlé. C'est l'attitude artistique qui sera ainsi mise à l'honneur, se suffisant à elle-même, effaçant une quelconque élaboration de l’œuvre, n'engendrant aucune forme, ou plutôt devenant la forme même de l'art, une forme comportementale. Ce fut le cas par exemple avec les poètes bruitistes, jouant des procédures du langage, ou encore celles ayant lieu lors de performances ou de happenings dans les années 1960. La mise à mal de l'aspect visuel de l’œuvre d'art est également le signe d'un rejet, ou d'une mise au second plan de la forme (c'est le cas par exemple des productions du groupe Fluxus). L'exposition Quand les attitudes deviennent formes met bien l'accent sur le point d'articulation entre les deux5.
Dans tous les cas la forme, ce qui la fait naître ou ce qui tend, à un des moments cruciaux de l'histoire, à la remplacer, mérite la plus grande attention de la part de l'historien. Elle est par sa présence ou par le « vide substantiel » qu'induisent certains projets artistiques, le point de départ obligé et quelques fois, comme nous voudrions le montrer dans cette étude, une source intéressante d'indications méthodologiques6.
Mais les attitudes que nous étudions, en tant qu'elles sont des formes d'expression, sont porteuses de ce qui contribue à les rendre visibles. Le geste qui est à leur origine, qui les a amorcées, est révélateur d'un état d'esprit particulier. La machine tinguelienne interroge la notion de geste créateur tout autant qu'elle est la résultante des gestes de celui qui l'a conçue et fabriquée, de celui qui est également à l'origine de « gestes » (même s'il ne les contrôle pas totalement, il les conditionne). En ce sens, la méta-machine est une objectalisation d'une attitude et feint des attitudes.
Si le lien à la machine est aussi serré – au point que l'artiste entend s'identifier à elle – la fascination trahit un malaise face à la conception de l'art ou à celle de la vie. Tinguely avec sa création des Méta entend créer le substitut, la métaphore ou l'image d'êtres animés dotés de quelque pouvoir expressionniste ou physiognomique, incarnant même la puissance sexuelle : c'est ainsi qu'il dressa autrefois devant la cathédrale de Milan une machine auto-destructrice intitulée la Vittoria, à laquelle il avait donné la forme d'un immense phallus doré. Tinguely instaure une déviance à l'égare des jeux ordinaires. Par surenchère, excès, l'artiste crée des figures de substitution non d'une production mécanique mais de la réalité vivante. La méta-machine tinguelienne ambitionne même de prendre la place de cette créature réfléchie qui s'est fait une spécialité de la pensée, du philosophe en personne7. Les machines de Tinguely sont provocantes. Par exemple, Zing-Zing (1963) répète cette même dialectique entre fond et forme. Le théâtre Nô ne lui inspire que du sarcasme : « Comme ils se traînent partout ici, il faut bien aussi que les sculptures se couchent »8 ou encore : « C'est une sorte de théâtre-danse-concert-messe (catholique)-opéra-ballet qui s'appelle No, écrit-il à un ami, c'est un genre de Zing-zing… si on ne s'endort pas »9. Chaque fois l'artiste surcharge le corps de l'objet d'une intention qui oriente la compréhension de l'œuvre. Indissociable de la machinerie, il chuchote en demi teinte ce qui doit être soustrait à l'intelligence du plus grand nombre10.
La machine tinguelienne tente d'introduire du désordre dans les définitions habituelles de l'art et, en préconisant un fonctionnement mécanique du créateur, en appelle à une désincarnation totale de l'art. Cette mise à plat est l'aboutissement attendu d'une série de tentatives, depuis longtemps exercées, qui se donnent pour but de ramener tout langage à ses données propres et, par là même, de le protéger des pressions de l'image et de l'illusion. Elle est élément favorisant « l'autarcique autorité d'une gloire propre »11. Celle d'une peinture qui simplement invite le regard à appréhender la double réalité du support et de la surface d'une tabula rasa définitive. Ainsi, le plan vide de la table qui recevait, il y a peu encore, les objets mous aux contours irréguliers de Claes Oldenburg puis, un peu plus tard, les reliefs baroques de Spoerri, machinalement déposés par des mains anonymes, n'offre plus à voir que des formes répétitives dont la stéréotypie volontaire est le gage le plus évident du non-engagement de l'artiste dans son œuvre. BMPT conduit au plus loin cette expérience qui, reposant sur une pratique ad minima, exclut toute autre réalité que les seuls constituants de la toile et veut aboutir à une réduction ou une mise en abîme irréversible de l'art lui-même. Une telle visée tend à exclure au maximum la personne même de l'artiste et ne veut prendre en compte que les problèmes afférents à la forme. Daniel Buren est, sur ce point, catégorique quand il indique à Georges Boudaille, dans un entretien réalisé en 1968, la manière d'opérer :
« La seule solution réside dans la création – si ce mot peut encore être employé – d'une chose totalement déconnectée d'avec celui qui y procède, dans laquelle celui-ci n'a mis aucune charge, la chose s'exprimant alors pour rien. »12.
Alors que par la phrase célèbre de Joseph Kosuth « L'absence de réalité en art est exactement la réalité de l'art »13, se résume toute une conception de l'art qui trouve sa légitimation dans la révocation définitive de tout ce qui ne le définit pas en propre, alors même que certains artistes tentent de ne pas altérer la peinture par quelque autre présence étrangère, s'employant, à l'instar de Frank Stella, à conserver sur la toile la qualité initiale de la peinture lorsqu'elle était dans son bidon, d'autres créateurs entreprennent le long déchiffrement de l'art, du geste qui le porte, de l'image qui est la sienne, non pour laisser au seul visible le soin de dégager de lui-même14, mais pour engager ce dernier dans un processus de dénonciation de la réalité. La mise à plat ainsi effectuée ne se limite plus à une simple opération de remise à niveau mais entend poser les bases d'une remise en question radicale de l'art et de l'ensemble des fonctions qui lui sont habituellement attachées. La machine dadaïste, plus particulièrement active dans l'œuvre de Picabia, d'Hausmann et de Duchamp, a sans doute été une des premières tentatives opérées en ce sens, mais ses propositions restèrent pour une bonne part intuitives et hésitantes. Bien que moins connu que Picabia, « cet auteur de la mauvaise tenue », ou Raoul Hausmann, cet autre témoin de L'esprit de notre temps, le dadaïste lyonnais, Émile Malespine, auteur d'une revue au titre révélateur de Manomètre15, invente en 1944 une machine à enregistrer les mouvements et plus spécialement ceux de la main dans son exercice d'écriture. Les applications de cette machine touchent plus au domaine médical qu'artistique mais le médecin qu'est Malespine n'exclut pas, selon les termes mêmes du brevet déposé, d'autres types d'application possibles16.
Cette posture exprime un double refus : celui de supprimer l'art sans le réaliser et celui de le réaliser sans le supprimer17. Dans cette optique, Tinguely souhaite, pour sa part, contredire l'usage de la machine.
1Jean-Jacques Lévêque, « Tinguely : folles machines caricatures de l'homme », in Nouvelles Littéraires, 25 juin 1971.
2Maurice Fréchuret, La machine à peindre, op. cit., p.90.
3Idem.
4Ibid., p.10.
5Quand les attitudes deviennent formes, exposition organisée par Harald Szeemann à la Kunsthalle de Berne en 1969 et qui était sous-titrée « Live in your head ».
6Maurice Fréchuret, op. cit., p.12.
7Éveline Pinto, « Modernité, tradition, portraits et « méta » : Tinguely et la galerie des Hommes illustres », Revue d'esthétique, 23/93, p.125.
8Pontus Hulten, Méta, Pierre Horay, Paris, 1972, p.251.
9Cité in Liliane Blum-Touraine, De la logique symbolique de la Fasnacht aux machineries de Jean Tinguely, thèse de doctorat en histoire de l'art, Université de Paris 8, sous la direction de Franck Popper, 1982, p.101.
10Ibid. p.102.
11Jean Luc Marion, La croisée du visible, Ed. La différence, Paris, 1991, p.63.
12Daniel Buren, « L'art n'est plus justifiable, ou les points sur les i », Propos recueillis par Georges Boudaille, in Les Lettres françaises, mars 1968.
13Joseph Kosuth, The Sixth Investigation, Proposition 14, Ed. Gerd de Vries, Cologne, 1969. Cité par Benjamin Buchloh, Formalisme et historicité, Ed. Territoires, Paris, 1982, p.6.
14Cf. Jean-Luc Marion, La croisée du visible, Ed. La Différence, Paris, 1979, p.37.
15contemporaine de Mecano de I.K Bonset, pseudonyme dadaïste de Theo van Doesburg.
16Cf. Marnix Bonnike, Malespine, Manomètre et l'avant-garde, Institut d'histoire de l'art, Lyon, septembre 1988.
17Cette position critique est clairement définie par Guy Debord dans la société du spectacle qui, démontre avec rigueur comment : « la suppression et la réalisation de l'art sont les aspects inséparables d'un même dépassement de l'art ». Guy Debord, La société du spectacle, Ed. Buchet-Chastel, Paris, 1967, p. 156.