Il
m'apparaît fréquemment qu'il faille justifier qu'un projet
artistique comportant une partie algorithmique ne soit pas simplement
la réalisation d'un « outil », d'une « interface »
dont pourraient se servir des artistes-auteurs. Il est demandé alors
de mettre en évidence la dimension artistique de la démarche qui
apparaît à l'interlocuteur
comme « trop technique ».
Je
crois comprendre que derrière cette question, se cache une
inquiétude que je connais moi-même dans mon travail. Cette
inquiétude me semble tourner autour du fait qu'à l'heure actuelle,
les frontières entre ce que nous qualifions d'art numérique et de
design sont floues, qu'une certaine confusion entre expérimentation
et prototypage perdure, que la valeur d'usage de ce qui est produit
est ce qui est le plus valorisé dans un contexte où les industries
se sont engouffrées sous couvert de faire du « culturel »,
confondant « création » et « art »,
innovation et actualisation. Le risque de telles confusion est la
disparition de l'art au profit de la création tout venant.
Mais
comment penser l'art de Moholy-Nagy, de Frank Malina, celui de
Nicolas Shöffer ou de Piotr Kowalski sans leur dimension technique ?
Que penser des 9 evenings, que penser du programme E.A.T., de
celui du Jikken Kôbô, des C.A.V.S. ou du G.R.A.V., que penser des
créations nées des collaborations entre Billy Klüver et Robert
Rauschenbeg ? Le DICRéAM aurait-il refusé un financement à
Moholy-Nagy pour son Lichtrequisit parce que celui-ci
s'apparentait aussi à un outil de scénographie ? Et à Otto
Piene ou à Frank Malina parce que leurs productions pouvaient être
diffusées de manière industrielle ? Et que penser du
dispositif E.V.E. de Jeffrey Shaw ? N'est-ce qu'une
interface ?
Les
artistes ont la mission de mettre en question les questions. Pour
cela ils doivent questionner le sens, et le sens, ce n'est pas
l'usage. Le sens c'est ce qui perturbe les usages. Le sens ce n'est
pas la signification, le sens est lié à des pratiques.
L'usage
disparaît dans l'utilité vaine alors que la pratique, ça ne s'use
pas (par exemple le tableau est un objet de pratiques). Les artistes
dits « du domaine numérique » doivent développer des
projets de pratiques. Ils doivent passer par les libertés
artistiques, par ce qu'elles permettent de favoriser la redécouverte
du caractère inouï, extraordinaire, qui questionne, qui affirme une
singularité, développe celle du « spectateur », stimule
son esprit critique.
Pour
résumé, je pourrais dire qu'un projet, pour être artistique, doit
interroger le sens, que ce qui est produit, n'a pas valeur d'usage.
Cela semble très générique mais je crois sincèrement que c'est
important.
Mais
la question de savoir si un tel projet sera artistique et non
uniquement le développement d'un outil, d'une interface me semble
tout de même trahir une méconnaissance de la nature de ce que nous
sommes (professionnels de l'art multimédia et algorithmique)
censé(e-s) encourager, c'est-à-dire de la création artistique
multimédia et numérique.
-
D'abord, parce que l'opposition
entre interface "fonctionnelle" ou "utilitaire"
et interface "artistique" n'a pas de sens. Comme
le rappelle Annick
Bureaud,
une
interface est toujours fonctionnelle, elle remplit toujours une
fonction à la fois opérationnelle (ça "marche") et dans
l'ordre de la signification (ça "veut dire quelque chose"). »
Donc,
oui, il y aura une dimension fonctionnelle dans un tel projet mais
cela n'enlève rien à la dimension artistique de ce même
dispositif.
-
Ensuite, parce que « ce sont des individus qui écrivent ces
programmes, qui conçoivent ces interfaces, elles reflètent leur
vision du monde, leurs idées et concepts, la façon dont ils
perçoivent l'utilisateur, leur idéologie, le contexte (économique,
social, politique, etc.) dans lequel ils se situent ».
Et les individus en question peuvent être à la fois des
ingénieurs et des artistes-auteurs. Il peut s'agir également
(le plus souvent) d'une co-création, d'un développement
collaboratif.
L'opposition
entre art et technique est caduque car l'art découle de la technique
(ars en latin = technê en grec).
D'autre
part, une interface est un mode opératoire. L'interface est toujours
liée à une technique, qu'elle soit gestuelle, verbale, chimique,
mécanique ou électronique.
Sur
le site de référence en la matière Olats-Leonardo,
Annick Bureaud rappelle les bases du questionnement de la nature de
ce que nous appelons « interface numérique » ; je
pense utile de les indiquer ici :
« Parmi
les interfaces que je vais désormais qualifier de numériques,
j'opère une distinction entre les interfaces logicielles ou
constructeurs et les interfaces artistiques ou de création,
distinction qui me paraît plus intéressante que celle entre
interface "utilitaire" et "artistique", même si
elle la recoupe en partie.
L'interface
"constructeur" vise à poser une norme, une convention qui
sera admise et reprise par tous : menus déroulants, ascenseur, main
ou flèche qui indiquent où cliquer, boîtes de dialogue, etc.
Comme
toute norme ou convention, elle est en partie arbitraire, en partie
pragmatique et contrainte par ce qu'il est possible de faire, par
l'imagination de ceux qui les construisent et le savoir minimum
partagé. Elle n'en définit pas moins une esthétique, celle du
contexte, de l'environnement de la création, au sein de laquelle
certains artistes créeront leurs œuvres sans nécessairement la
remettre en cause, tandis que d'autres la prendront pour sujet et que
d'autres encore la minimiseront au maximum pour offrir une autre
alternative.
[…]
L'objet premier de la création artistique est d'expérimenter,
d'explorer, d'inventer de nouvelles formes et de nouveaux langages,
de jouer et de se jouer des conventions, sans craindre de désorienter
l'interacteur. »
C'est
dans cette démarche d'expérimentation, d'exploration, d'invention,
de jeu, de décalage, de questionnement, de critique, que ce type de
projet doit se situer pour affirmer un parti-pris artistique.
L'interface, ne résume aucunement l’œuvre, bien qu'elle soit
nécessaire à son existence. L'interface peut être développée de
manière collaborative, entre
artistes-auteurs-techniciens-ingénieurs-théoriciens.
Un
exemple proche de nous :
Memory
Lane,
signée Felix Luque Sanchez et
Inigo Bilbao. Si l'on regarde qui est à l'origine de la conception
de cette œuvre, on
se rend compte qu'il y a un designer (Damien
Gernay), un programmeur Arduino (Vincent Evrard), un designer
mécanique (pour ne pas dire un concepteur, un technicien ou un
ingénieur) : Julien Maire (qui est aussi, et surtout un
artiste). Memory
Lane
est un projet artistique parce qu'il
incite,
par
des moyens techniques et poétiques
à se questionner sur
(notre rapport au temps et à la mémoire).
Pour
encourager le développement de pratiques artistiques nouvelles, qui
peuvent présenter un caractère collaboratif, participatif,
transdisciplinaire, loin de tout académisme il ne faut pas opposer
l'art à la technique, car cela ne serait que le poussiéreux vestige
de l'académisme et de ses catégories.
S'il
ne s'agit pas du développement d'outils d'application de service, ni
de celui d'une plate-forme de diffusion ou de tout autre outil
n'impliquant pas la création d'une œuvre artistique et encore moins
n'étant pas lui-même conçu comme une œuvre artistique, mais qu'il
s'agit bien d'interroger et non d'affirmer, d'ouvrir et non de
fermer, de déplacer et non de fixer, de critiquer et non d'accepter
sans réfléchir, s'il y a une dimension politique dans cette
démarche, c'est qu'on peut y trouver quelque chose de plus que le
développement d'une simple application.
Certes,
certains artistes travaillent sur et avec le média (écriture
littéraire – écriture logicielle – écriture algorithmique -
langage). Celui-ci est compris comme un moyen de diffusion, de
transmission et de communication d'une information (ici définie
comme une matière, des données auxquelles on donne une forme stable
ou non, finie ou non). Mais ils questionnent aussi le média, de
manière inédite (spatialisée, en réseau, un réseau local, hors
du web par exemple). L'information peut être artistique et toute
information nécessite un média.
Certains
artistes expérimentent des ESP (puces WIFI) et des puces NanopiNeo,
Raspberry Pi Zero, Realtek RTL8710, qui sont des ordinateurs. En
cela, ils permettent toujours une diffusion large et sans
intermédiaire, des conditions de production qui permettent à des
artistes ou des groupes d'artistes de créer de façon quasiment
autonome. Il est essentiel de poser cette question de l'autonomie.
Un
projet artistique doit interroger. Il interroge le plus souvent un
medium en le décalant d'un usage conventionnel. La production n'a
pas valeur d'usage. Elle interroge les mécanismes, les phénomènes
qu'elle prend pour matière, pour médium. Il peut s'agir de
questionner les mécanismes d'écriture, d'en dégager les
spécificités (écritures littéraires d'auteurs et donc de styles
différents, écriture logicielle) et leurs pouvoirs générateur
(puissance symbolique, signes, sens, images, représentation,
computation, etc.). Le langage donc. L'une des priorités est alors
de mettre en évidence, par le biais de l'art, les idées et
contextes (culturel, social, économique, politique) allant avec les
technologies et les techniques dont nous usons (la diffusion de
l'écrit, la chaîne éditoriale, etc.). Il s'agit d'interroger ce
qui change, tout comme la technologie et les techniques, afin
d'engendrer de nouvelles possibilités, de nouvelles questions et de
nouvelles réponses, d'actualiser notre regard, nos questionnement
sur ces sujets.
À
mon sens, un bon projet artistique n'est pas un projet déjà conçu
qu'il faudrait réaliser tel qu'il existerait déjà en idée. Les
règles à suivre ne pré-existent pas (ou pas entièrement), les
temps d'échange, de création, d’expérimentation sont autant de
phases d'accueil des découvertes, des contaminations fertiles, des
transformations, tant au niveau des formes que des contenus. La
technologie et ses possibilités/contraintes peuvent être une source
d'inspiration pour la création et il est possible de mettre en avant
la part esthétique de ces technologies et des techniques qui leur
sont associées. Seules les contingences techniques pré-existent,
elles sont un point de départ mais aucunement une fin. Il n'empêche
que « le caractère artificiel de l'art n'a pas être caché ».
Les moments de réalisation, de fabrication, font partie du processus
de création artistique.
Ce
que permettent les subventions de recherche et de développement
artistiques, c'est d'éviter que l'art, lorsque sa dimension
technologique est mise en avant, soit soumis à la logique marchande
de l'industrie. L'art technologique
étant de plus en plus prisonnier du mode de production industrielle
qui impose ses valeurs de performance, de standardisation, mais
surtout des représentation, des images pré-conçues à forte
puissance esthétique (qui ne transporte rien d'autre que les
mécanismes d'une aliénation de l'individu, privé de ses capacités
d'affirmation de sa singularité, privé d'esprit critique).
C'est
dans la rencontre, lors de temps de travail collectifs, lors desquels
les artistes prennent conscience de ce qu'il font en le défaisant,
qu'ils peuvent proposer d'autres possibles. La technique leur sert
oui, mais je suis d'accord avec ce que disait Bergson lorsqu'il
écrivait que l'artistique nous invitera au détachement,
ouvrira et enrichira notre rapport aux choses.
L'art libère des seules règles de création et de la recherche de
l'utile. La seule dimension utile de l'art est sa dimension morale et
politique. Pour ma part, je pense que les valeurs artistiques
d'Autonomie et de Gratuité, aux sens larges des termes sont très
importantes à défendre dans ce contexte de technologies numériques
ultra-propriétaires.
Il
est question de créer une ou des œuvres originales, tout à la fois
ancrées dans le réel, capables d'en proposer un éclairage critique
et porteuses d'un potentiel subversif. Le contenu ne doit pas être
qu'une façade défraîchie, succession automatique d'opérations
standardisées. Les artistes faisant de l'art assisté par machines
algorithmiques
doivent proposer une alternative à une industrie culturelle qui
réalise pleinement la logique marchande de notre société soumise à
l'exploitation bien réelle du travail et à l'épanouissement
illusoire des loisirs, n'ayant qu'un seul objectif : le profit
(voir à ce propos Adorno et Horkheimer, La dialectique de la
raison, 1944).
Oui,
un travail de développement d'une interface est souvent accompli.
Mais cette dernière n'est pas une fin à elle-seule. Celle-ci est un
révélateur (de points de vue, de mécanismes de communication, de
relations, d'échanges) entre humain et humain, entre humain et
machine, entre machine-humain-machine ou humain-machine-humain. Comme
les œuvres de Jean-Pierre Balpe ou d'Agnes Hegedüs par exemple.
Ils
est important de mettre en évidence la présence du programme
informatique, la dimension opératoire du langage, le programme que
sous-tend toute interface informatique.
La
technique ne peut être entendue uniquement comme un moyen, elle est
également un mode du dévoilement de ce qui est. C'est comme
dévoilement, non comme fabrication, que la technique est une
pro-duction.
L'outil
n'est pas, en art, une fin. Il est la question. Cette question doit
être formulée parce qu'il est plus que nécessaire de comprendre
les mécanismes des techniques électroniques et numériques
employées, pour mettre en jeu leurs possibilités plastiques, leurs
jeux, les mettre en échec, pour générer de la surprise, voire du
mystère.
Pourquoi
une œuvre d'art digital est artistique et non pas seulement un
outil ?
Pourquoi
la serpillière de Robert Filliou (La Joconde est dans les
escaliers) n'est pas juste une serpillière ?
Parce
qu'elle a une dimension poétique, parce qu'elle décale le regard
que l'on porte et sur la Joconde (démystification de l'art) et sur
l'objet. Parce qu'elle parle d'un contexte sociologique, parce
qu'elle dénonce, parce qu'elle ironise, parce que ce n'est pas la
serpillière qu'il faut regarder sinon, on passe à côté de la
dimension artistique de la proposition. Parce que le ready made est
passé par là et parce que « Ceci n'est pas une pipe ».
Il
s'agit d'arracher la pratique de la lecture et de l'écriture, de la
communication, à la banalité des déterminations objectives par
quoi l'intelligence humaine distribue des propriétés aux choses en
un réseau de sens qui la satisfait. Il s'agit de souhaiter que
l'expérience permette une ouverture vers l’Être. Le rôle des
artistes-auteurs, en tant qu'ils sont des poètes, est déterminant
car, la parole poétique nous invite à percevoir les choses dans
l'énigme de leur apparition. Nous voulons nous étonner de la plus
pure présence du monde et nous voulons proposer cette expérience de
l'étonnement à d'autres.
L'expérience
de celui qui éprouve l’œuvre est toujours engagée. C'est
pourquoi la fameuse machine à peindre, Métamatic de Jean
Tinguely n'est pas une simple machine utilitaire. Pourquoi les Objets
indestructibles de Man Ray ne sont pas des outils ? Le
métronome est fonctionnel, le marteau aussi. Mais ici, l'artiste ne
les utilise pas, il en use. C'est pourquoi le mouvement peut devenir
geste, la forme peut faire icône, le mot devenir parole.
Nous
voulons que des forces soient mises en évidences, que des phénomènes
et leurs mécanismes dynamiques soient révélés, tout cela par
analogie, par présentation.
L’œuvre
n'est pas la finalité (nous ne sommes plus à la période classique
ni à la période moderne). L’œuvre ne représente plus la
sensibilité, l'intériorité, la sensibilité de l'artiste
(conception romantique de l'art dépassée).
C’est
le « jeu avec les limites »,
avec les cadres institutionnels, avec l’espace de lecture et
d'écriture, et même avec le temps qui est générateur de nouvelles
formes artistiques.
Comme
l'écrit Olivier Gras dans son texte
relatif à l'ouvrage de Nathalie Heinich :
Si le paradigme moderne cultivait les sensations ainsi que
l’élévation spirituelle, le paradigme contemporain cultive quant
à lui les distances (que celles-ci soient physiques, juridiques ou
encore morales), l’intégration du contexte. Nous nous inscrivons
dans ce paradigme au sens où les différentes contraintes sont
vécues comme des limites sinon à transgresser, du moins à franchir
et à dépasser. Si le rôle de l'art est de dénoncer les relations
d'aliénation, il est également de créer des formes susceptibles de
faire percevoir les relations non aliénées entre les êtres. Plus
nous poussons la technique, plus nous ouvrons sur l'inattendu.
Les
créations de Jodi ou d'Alexei Shulgin ou encore de Lisa Jevbratt
sont-elles de simples outils ? Pourquoi le Net Art est-il
considéré comme artistique ? Que penser des interfaces
développées par Mouchette ou Masaki Fujuhata ?
L'interface
numérique est un « objet fluide », porteur de sens, aux
caractéristiques singulières et quelquefois paradoxales. Dans la
pratique artistique l'interface est toujours une composante de
l'œuvre.
Les
objets techniques que nous utilisons nous intéressent aussi pour
eux-mêmes. Car, comme Gilbert Simondon le rappelle dans Du mode
d'existence des objets techniques (1958), les objets techniques
contiennent de la réalité humaine. L'objet technique se définit
par sa cohérence interne, non par son usage (il ne faut pas réduire
l'objet technique à son instrumentalité, à son utilité). Il ne
faut pas confondre l'usage que nous en faisons et son être propre
d'une part et, d'autre part, un objet technique peut être découplé
de son usage.
L'expérimentation
d'une pratique et une réflexion sur la pratique de l'hypertexte par
exemple mais également sur l'art du faire-raconter me semblent
intéressants. Cela nous ancre dans une pratique de l'art
contemporain en tant qu'il est, pour une grande part, « un art
du récit, voire de la légende, un art du commentaire et de
l’interprétation ».