lundi 8 juin 2015

Le mouvement machinique pour penser le geste humain


À partir de déchets mécaniques de vieilles ferrailles, Tinguely compose des machines de plus en plus folles, de plus en plus baroques qui tressautent, éructent, dansent, se trémoussent, se contorsionnent en émettant des bruits énervants du style « enfant insupportable qui frappe comme un sourd sur une vieille casserole »1.
Comparé à l'écriture automatique, à l'action-painting, ou encore aux autres procédés dérivés de la méthode, le geste machinal tinguelien, celui que nous tentons de cerner dans notre étude, se définit de manière bien différente. Celui-ci implique une rythmique qui est désordonnée et chaotique. Ses résultats se rapprochent formellement davantage de l'improvisation gestuelle qu'ils ne présentent une régularité – celle que l'on attend d'une machine –. Les mouvements se succèdent et sont marqués par des événements irréguliers tant dans leur rythme que dans leur amplitude et leur source. Il n'y a pas de répétition régulière, pas de ponctuation continue. La répétition des mouvements machiniques tingueliens est très spécifique en ce qu'elle inclut, accueille, toutes figures atypiques. Le geste machinal n'imite pas, ne dresse pas lui-même ses limites ni ses trajectoires. Il n'est pas conditionné par des repères précis, il n'est ni uniforme ni standard. Les formes qu'il revêt sont le fruit des scansions irrégulières, rejouées de manière impermanente. Ces formes sont sans cesse nouvelles et, par voie de conséquence, et dans une certaine mesure, peu propices à la création de phénomènes d'accumulation. Dans une certaine mesure, parce qu'elles accumulent les accidents, les irrégularités, les arythmies. Elles sont reconnaissables justement par ces caractéristiques formelles. La mécanique alors engagée ne se contente pas de reproduire les mêmes figures. Ces mouvements et les traces qu'ils laissent ne sont pas séparés par des intervalles identiques. Il n'y a rien de continu, à part l'exemplarité d'une discontinuité continue. Cette continuité de la discontinuité apparaît donc comme contradictoire. Elle est tout à la fois un exemple d'impermanence, de stabilité et de permanence, d'instabilité. En effet le geste machinal tinguelien est la traduction concrète de la prégnance obsédante d'un temps à la fois lisse, sans accrocs et sans syncopes et d'un temps discontinu, aux multiples saccades et pauses imprévues. Un temps continu et discontinu. Sa fuite en avant ne peut être programmée car pleine d'incertitudes. Dans cette programmation du temps, le présent et le futur se singularisent. Et ces gestes machiniques empreints d'accidents vantent la permanence d'un présent sans cesse renouvelé, singulier à chaque instant. Le futur est imprévisible, les possibilités formelles illimitées.
Ce qui caractérise plus particulièrement encore le geste machinal tinguelien, ce qui le différencie nettement du geste automatique, c'est l'absence fondamentale de projet, d'objectif de production. Le futur n'est que le présent constamment transformé. L'innovation est perpétuelle. Ce fait rapproche le geste de la machine tinguelienne du processus génératif de la vie. Car le machinal efficace, productif, est habituellement réfractaire à tout ce qui viendrait menacer son avancée ou compromettre sa marche. Sans but mais pourtant décidée, cette marche préfère s'en tenir à un parcours, tracé d'avance, qu'elle s'applique à suivre du mieux possible. Le machinal tinguelien pour sa part est particulièrement ouvert aux situations de changements qui, par définition, exigent des réponses nouvelles et en appellent aux capacités d'innovation de celui qui y est confronté. Tout changement veut des solutions non encore envisagées. Il accueille les effets de l'entropie. Paradoxalement, les machines tingueliennes pratiquent le sur-place. Elles miment les machines efficaces. Et le mime n'est efficace que parce que la copie qu'il présente de la réalité est assez éloignée de celle-ci. Ce mime livre quelque chose de grotesque, « car de toute évidence, le trait grossi souligne encore plus le manque, et le pathétique lorsqu'il est exprimé en quelque mise en scène, contient toujours une part de comique »2.
Le mime que les machines tingueliennes proposent apparaît comme interrogation du geste, de son apparence formelle, de sa technicité. Les sculptures, en imitant les gestes de l'homme, nous montrent ce qui fait naître ces gestes, leur mécanique. En l’occurrence l'origine de ce geste est machinique ici. Maurice Fréchuret explique que « l'histoire de l'art se doit d'être attentive à ce qui fait advenir les formes, à ce qui leur confère poids et matérialité, à ce qui leur donne vie. Elle se doit de prendre en considération l'intentionnalité du créateur, de comprendre son état d'esprit au moment où il se met à l'œuvre, ses mobiles peut-être, son irrépressible envie de dire ou de faire ou tout simplement son impossibilité de donner du sens à son œuvre »3. C'est dans cette optique que nous souhaitons comprendre les origines de l'attitude de l'artiste tout autant que celle de ses créations. « Geste, attitude, intention, font partie de l'œuvre, et, à une époque où la personne même de l'artiste est tout entière mobilisée autour du projet artistique, il en constitue souvent l'ossature principale. À certains égards, les attitudes fournissent les éléments premiers pour que la forme puisse exister, en conséquence de quoi, il appartient à l'historien de l'art de les appréhender en tant que telles »4. Dada est le premier groupe d'artistes ayant fait primer l'intention sur la forme. Cette intention était mise à l'honneur par les attitudes des artistes que ce soit au cours de manifestations ou au quotidien. Ce penchant s'est poursuivi au cours du siècle jusqu'à exclure tout ce qui ne faisait pas partie du comportement à proprement parlé. C'est l'attitude artistique qui sera ainsi mise à l'honneur, se suffisant à elle-même, effaçant une quelconque élaboration de l’œuvre, n'engendrant aucune forme, ou plutôt devenant la forme même de l'art, une forme comportementale. Ce fut le cas par exemple avec les poètes bruitistes, jouant des procédures du langage, ou encore celles ayant lieu lors de performances ou de happenings dans les années 1960. La mise à mal de l'aspect visuel de l’œuvre d'art est également le signe d'un rejet, ou d'une mise au second plan de la forme (c'est le cas par exemple des productions du groupe Fluxus). L'exposition Quand les attitudes deviennent formes met bien l'accent sur le point d'articulation entre les deux5.
Dans tous les cas la forme, ce qui la fait naître ou ce qui tend, à un des moments cruciaux de l'histoire, à la remplacer, mérite la plus grande attention de la part de l'historien. Elle est par sa présence ou par le « vide substantiel » qu'induisent certains projets artistiques, le point de départ obligé et quelques fois, comme nous voudrions le montrer dans cette étude, une source intéressante d'indications méthodologiques6.
Mais les attitudes que nous étudions, en tant qu'elles sont des formes d'expression, sont porteuses de ce qui contribue à les rendre visibles. Le geste qui est à leur origine, qui les a amorcées, est révélateur d'un état d'esprit particulier. La machine tinguelienne interroge la notion de geste créateur tout autant qu'elle est la résultante des gestes de celui qui l'a conçue et fabriquée, de celui qui est également à l'origine de « gestes » (même s'il ne les contrôle pas totalement, il les conditionne). En ce sens, la méta-machine est une objectalisation d'une attitude et feint des attitudes.
Si le lien à la machine est aussi serré – au point que l'artiste entend s'identifier à elle – la fascination trahit un malaise face à la conception de l'art ou à celle de la vie. Tinguely avec sa création des Méta entend créer le substitut, la métaphore ou l'image d'êtres animés dotés de quelque pouvoir expressionniste ou physiognomique, incarnant même la puissance sexuelle : c'est ainsi qu'il dressa autrefois devant la cathédrale de Milan une machine auto-destructrice intitulée la Vittoria, à laquelle il avait donné la forme d'un immense phallus doré. Tinguely instaure une déviance à l'égare des jeux ordinaires. Par surenchère, excès, l'artiste crée des figures de substitution non d'une production mécanique mais de la réalité vivante. La méta-machine tinguelienne ambitionne même de prendre la place de cette créature réfléchie qui s'est fait une spécialité de la pensée, du philosophe en personne7. Les machines de Tinguely sont provocantes. Par exemple, Zing-Zing (1963) répète cette même dialectique entre fond et forme. Le théâtre Nô ne lui inspire que du sarcasme : « Comme ils se traînent partout ici, il faut bien aussi que les sculptures se couchent »8 ou encore : « C'est une sorte de théâtre-danse-concert-messe (catholique)-opéra-ballet qui s'appelle No, écrit-il à un ami, c'est un genre de Zing-zing… si on ne s'endort pas »9. Chaque fois l'artiste surcharge le corps de l'objet d'une intention qui oriente la compréhension de l'œuvre. Indissociable de la machinerie, il chuchote en demi teinte ce qui doit être soustrait à l'intelligence du plus grand nombre10.
La machine tinguelienne tente d'introduire du désordre dans les définitions habituelles de l'art et, en préconisant un fonctionnement mécanique du créateur, en appelle à une désincarnation totale de l'art. Cette mise à plat est l'aboutissement attendu d'une série de tentatives, depuis longtemps exercées, qui se donnent pour but de ramener tout langage à ses données propres et, par là même, de le protéger des pressions de l'image et de l'illusion. Elle est élément favorisant « l'autarcique autorité d'une gloire propre »11. Celle d'une peinture qui simplement invite le regard à appréhender la double réalité du support et de la surface d'une tabula rasa définitive. Ainsi, le plan vide de la table qui recevait, il y a peu encore, les objets mous aux contours irréguliers de Claes Oldenburg puis, un peu plus tard, les reliefs baroques de Spoerri, machinalement déposés par des mains anonymes, n'offre plus à voir que des formes répétitives dont la stéréotypie volontaire est le gage le plus évident du non-engagement de l'artiste dans son œuvre. BMPT conduit au plus loin cette expérience qui, reposant sur une pratique ad minima, exclut toute autre réalité que les seuls constituants de la toile et veut aboutir à une réduction ou une mise en abîme irréversible de l'art lui-même. Une telle visée tend à exclure au maximum la personne même de l'artiste et ne veut prendre en compte que les problèmes afférents à la forme. Daniel Buren est, sur ce point, catégorique quand il indique à Georges Boudaille, dans un entretien réalisé en 1968, la manière d'opérer :
« La seule solution réside dans la création – si ce mot peut encore être employé – d'une chose totalement déconnectée d'avec celui qui y procède, dans laquelle celui-ci n'a mis aucune charge, la chose s'exprimant alors pour rien. »12.
Alors que par la phrase célèbre de Joseph Kosuth « L'absence de réalité en art est exactement la réalité de l'art »13, se résume toute une conception de l'art qui trouve sa légitimation dans la révocation définitive de tout ce qui ne le définit pas en propre, alors même que certains artistes tentent de ne pas altérer la peinture par quelque autre présence étrangère, s'employant, à l'instar de Frank Stella, à conserver sur la toile la qualité initiale de la peinture lorsqu'elle était dans son bidon, d'autres créateurs entreprennent le long déchiffrement de l'art, du geste qui le porte, de l'image qui est la sienne, non pour laisser au seul visible le soin de dégager de lui-même14, mais pour engager ce dernier dans un processus de dénonciation de la réalité. La mise à plat ainsi effectuée ne se limite plus à une simple opération de remise à niveau mais entend poser les bases d'une remise en question radicale de l'art et de l'ensemble des fonctions qui lui sont habituellement attachées. La machine dadaïste, plus particulièrement active dans l'œuvre de Picabia, d'Hausmann et de Duchamp, a sans doute été une des premières tentatives opérées en ce sens, mais ses propositions restèrent pour une bonne part intuitives et hésitantes. Bien que moins connu que Picabia, « cet auteur de la mauvaise tenue », ou Raoul Hausmann, cet autre témoin de L'esprit de notre temps, le dadaïste lyonnais, Émile Malespine, auteur d'une revue au titre révélateur de Manomètre15, invente en 1944 une machine à enregistrer les mouvements et plus spécialement ceux de la main dans son exercice d'écriture. Les applications de cette machine touchent plus au domaine médical qu'artistique mais le médecin qu'est Malespine n'exclut pas, selon les termes mêmes du brevet déposé, d'autres types d'application possibles16.
Cette posture exprime un double refus : celui de supprimer l'art sans le réaliser et celui de le réaliser sans le supprimer17. Dans cette optique, Tinguely souhaite, pour sa part, contredire l'usage de la machine.
1Jean-Jacques Lévêque, « Tinguely : folles machines caricatures de l'homme », in Nouvelles Littéraires, 25 juin 1971.
2Maurice Fréchuret, La machine à peindre, op. cit., p.90.
3Idem.
4Ibid., p.10.
5Quand les attitudes deviennent formes, exposition organisée par Harald Szeemann à la Kunsthalle de Berne en 1969 et qui était sous-titrée « Live in your head ».
6Maurice Fréchuret, op. cit., p.12.
7Éveline Pinto, « Modernité, tradition, portraits et « méta » : Tinguely et la galerie des Hommes illustres », Revue d'esthétique, 23/93, p.125.
8Pontus Hulten, Méta, Pierre Horay, Paris, 1972, p.251.
9Cité in Liliane Blum-Touraine, De la logique symbolique de la Fasnacht aux machineries de Jean Tinguely, thèse de doctorat en histoire de l'art, Université de Paris 8, sous la direction de Franck Popper, 1982, p.101.
10Ibid. p.102.
11Jean Luc Marion, La croisée du visible, Ed. La différence, Paris, 1991, p.63.
12Daniel Buren, « L'art n'est plus justifiable, ou les points sur les i », Propos recueillis par Georges Boudaille, in Les Lettres françaises, mars 1968.
13Joseph Kosuth, The Sixth Investigation, Proposition 14, Ed. Gerd de Vries, Cologne, 1969. Cité par Benjamin Buchloh, Formalisme et historicité, Ed. Territoires, Paris, 1982, p.6.
14Cf. Jean-Luc Marion, La croisée du visible, Ed. La Différence, Paris, 1979, p.37.
15contemporaine de Mecano de I.K Bonset, pseudonyme dadaïste de Theo van Doesburg.
16Cf. Marnix Bonnike, Malespine, Manomètre et l'avant-garde, Institut d'histoire de l'art, Lyon, septembre 1988.
17Cette position critique est clairement définie par Guy Debord dans la société du spectacle qui, démontre avec rigueur comment : « la suppression et la réalisation de l'art sont les aspects inséparables d'un même dépassement de l'art ». Guy Debord, La société du spectacle, Ed. Buchet-Chastel, Paris, 1967, p. 156.

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