C'est d'une certaine
manière parce que le collectionneur se crée en créant que l'on
peut se penser « être » sans passer par « avoir ».
Le prétexte : une
collection de disques.
Dans un premier temps,
par les rapprochements de titres, de photographies, de noms, les
artistes constituent un univers tangible, une histoire, ce qui va
être le champ de l'expérimentation, le terrain. Le protocole de
présentation très formaliste, très rationnel, très conventionnel,
est un bon point de départ pour une mise en mouvement d'une fiction.
Une accroche à ce que nous connaissons (et c'est là que l'on se
trompe), donc une accroche à ce que nous croyons connaître.
En créant cette
collection, les artistes créent un univers. Celui des musiciens.
Comment s’appellent-ils, d'où viennent-ils ? Quelle est leur
démarche ? Leurs influences ?
Dans un second temps,
leurs gestes (rapprochements de titres, d'images, de noms, de
biographies, etc.) sont signifiants et deviennent le lieu de
nouvelles significations. À la manière de l'écriture, les artistes
créent un second niveau de lecture : celui de l'univers en
train de se faire, un univers en action, en mouvement,
fondamentalement au présent. Un univers en train de faire un
univers.
C'est un peu le même
mouvement que celui qu'Aby Warburg avait mis au jour lorsqu'il avait
créé Mnémosyne, son atlas constitué d'images à priori
hétérogènes dont le rapprochement était à la fois la trace d'un
geste, d'un ensemble de gestes, le témoin d'un événement, de
quelque chose qui a eu lieu et à la fois la création d'un nouveau
monde constitué de ces images survivantes – mises en abyme –
monde dans un monde (un « monde sans dehors » dirait Jean
Cristofol), unités devenues formes constituées d'unités, changement
d'échelle : La mémoire en mouvement. Deleuze et Guattari
parleraient de mémoire rhizomatique, en ce sens que ce sont les
liens entre les choses qui changent. Donc, le rapprochement fait
sens, le geste est une création.
À ce niveau de la
compréhension, nous ne sommes pas si éloignés de l'archéologie :
en tant qu'interprétation au présent de traces du passé.
Coexistence des strates d'occupation. L'interprétation est fiction.
Écho de Jacques Rancière : « Le réel doit être
fictionné pour être pensé ».
À mesure que les
sensations de déjà-vu interpellent, une interrogation des habitudes
apparaît. Habitudes des conventions d'écoute et des postures de
l'attention. Manières de ne pas voir en pensant regarder ou de voir
ce que l'on connait. L'appellation conférence – performance prend
tout son sens quand on se rend compte qu'on s'est fait avoir... par
soi-même. En pensant être venue écouter une conférence, je ne me
suis pas interrogée sur ce que j'étais en train de voir. Habitude,
convention, le brouillard s'est dissipé à mesure qu'il
s'installait. Ces images dans le livre, pochettes d'albums, ne
sont-elles pas celles que nous voyons dans cette vidéo, épinglées
sur les murs de leur bureau ? Et les titres, au lieu de se les
remémorer, Laurent Schlittler et Patrick Claudet ne seraient-ils pas
en train de les inventer ? Pourquoi ces post-it sont-ils mis
dans une boîte ? Quel est le rapport avec le hasard ? Et
les photos prises pendant la conférence ne nous disent rien avant de
voir une pochette de disque, à la fin, constituée d'un élément
architectural situé juste à côté de nous. Le puzzle dévoile son
sens.
C'est le décalage du
regard par sa mise en échec. Successivement, les sensations de
déjà-vu interrogent, nous arrachant à notre condition d'êtres
anesthésiés venus chercher ce que l'on sait déjà, d'une certaine
manière. Ces échecs sont ceux de nos attentes alors dévoilées à
notre conscience.
Le regard, petit-à-petit,
retrouve son interrogation, lavé des habitudes, libéré des
conventions établies. Le spectateur est obligé d'être là. Il est
rappelé à sa condition d'être interprétant en étant inscrit dans
un processus créatif qu'il découvre en se découvrant. Une question
apparaît : qu'est-ce que comprendre ?
Com-prendre c'est
déjà rapprocher et c'est invoquer sa mémoire : C'est faire
une collection à partir d'une collection. Perception obligeant, pour
orienter l'action, il faut faire des choix. Et pour communiquer, il
faut les présenter d'une certaine manière. Pour être compris, de
manière conventionnelle, il faut des codes établis. Nécessité de
la mémoire pour invoquer des mots mais le langage est constamment
actualisé. À nouveau, importance de la perception qui découpe des
unités signifiantes dans la réalité. Nous ne regardons pas les
choses mais les étiquettes placées dessus (à ce niveau, dans ma
collection, dans mon idéosphère, mes références sur la pensée en
mouvement, se trouvent Merleau-Ponty, Michel Henry, Henri Bergson,
John Dewey).
En une autre formulation,
l'art ou plutôt l'expérience artistique permet de déconditionner
le regard en proposant un champ d'expérimentation dégagé des
nécessités simplement utilitaires (socialement admises ou orientées
vers l'action), elle permet le dévoilement d'une autre dimension,
d'une autre strate de l'être qui se pense en pensant, qui se crée
en créant. C'est en ce sens que cette performance nous révèle à
nous même. Au présent, constamment actualisé. On nous propose
d'assister à ce moment, quand les attentes sont mises en échec - au
moment du décalage du regard qui cherche à comprendre (et donc à
créer un sens) - que la conscience de ce qui a lieu nous
apparaît.
Nous pensions que c'était
la réalité, car ce que l'on nous présente est objectivé,
puisqu’il s'agit d'un catalogue rationnel, avec des processus
maitrisés à priori. Et en fait, nous nous rendons compte que nous
sommes témoins d'une fiction. Mais cette question du dévoilement,
de la fiction (et donc de la réalité) sous tend autre chose. Parce
que les morceaux de musiques, ceux que l'on entend, sont bien réels
eux. Et ils ont été créés pour cette performance.
Du Mnémosyne
d'Aby Warburg, initiateur de l'iconologie, ressortent des enjeux
communs à la collection d'albums musicaux. Y a-t-il l'équivalent de
l'iconologie en musique ?
Une image est porteuse de
nombreuses informations sur la culture qui l'a faite naître, le
rapprochement d'images est signifiant, nous l'avons vu. Nous pouvons
créer des messages en assemblant des images, sans jamais y inscrire
le moindre mot. L'image est puissante en terme d'impact, de
suggestion, d’immédiateté de la compréhension. La « musique »,
c'est aussi des signes et des images de la musique (pochettes
d'albums, clips, typographies, affiches, photographies, supports de
l'identité musicale d'un musicien, d'un groupe, d'un style. Outils
de communication, de diffusion, pouvoir de l'image, toujours. Impossible
séparation des sens, inter-dépendances sensorielles comprises parce
que nommées, communiquées à soi-même en quelque sorte). La
pochette d'album, est un monde en soi, une identité. Bachelard
écrivait : « Notre appartenance au monde des images
est plus fort que notre appartenance au monde des idées. ».
Un morceau parle d'une culture sociologique, technologique. Les sons
parlent des matériaux, des matériels, acoustiques, analogiques,
numériques, de la technique, il y a également une histoire des
styles en musique. L'image peut être survivante, mais la musique se
déroule dans le temps. Et comme le dit très justement Tim Ingold,
en gagnant progressivement la conscience de l'auditeur, le son
musical donne forme à sa perception du monde. À l'écoute d'un
texte, notre conscience va au-delà du son, cherchant à atteindre un
autre univers de signification verbale, absolument silencieux. Dans
notre conception occidentale toujours selon Tim Ingold, le son
acoustique est une empreinte psychique de ce son à la surface de
l'esprit. Alors que le langage est muet (silence du langage).
L'écriture fixe le langage et en fait un domaine de mots.
Les sons sont pensés
comme autant d'unités porteuses d'une mémoire sensible (temporelle,
sociale, historique, technologique, technique) comme autant
d'empreintes. Et à la fois ils sont le point de départ d'une
nouvelle création, actuelle, dans le moment présent.
Re-créer un assemblage
avec ces unités c'est révéler l’incessant mouvement d'une
mémoire - insaisissable - qui n'existe qu'au présent (au moment où
celle-ci est construite par l'esprit qui la com-prend). Une
telle démarche est réflexive.
La nouveauté ici est la
mise en exergue de la survivance des sons et des assemblages de sons.
Sa plasticité confère à
cette conférence-performance, sa qualité de sculpture.
Il s'agit également
d'interroger la méthode heuristique, notre rapport à la
connaissance. Ici, pour collectionner des disques il faut une
méthode, car comme ailleurs, sans méthode le saisissement, la
maîtrise, la compréhension, ne sont pas possibles. Il faut
ordonner, rationaliser. Comme en cartographie, il y a un territoire
qui est défini par des frontières. Puis, le glissement opère
progressivement à mesure que les impressions de déjà-vu, les
incongruités forcent au décalage du regard, à l'ouverture de la
conscience vers d'autres voies de compréhension.
La question qui apparaît
est : est-ce que ce dont on me parle existe ?
Le doute sur la
légitimité des intervenants s'installe, le doute sur la situation
même. Un côté surréaliste prend le pas sur l'ambiance générale.
S'agirait-il d'une hallucination collective ? Et celle-ci ne
serait-elle pas permanente ? Partout ? Dans notre regard
conditionné ?
Nos attentes ne
parleraient-elles pas uniquement de nous ? Finalement, le fait
que cela existe ou pas en dehors de notre subjectivité a-t-il de
l'importance ? Écho à la notion de subjectivités collectives
dont parle Étienne Klein.
La technique
rationalisante et objectivante du catalogue est trompeuse et
salutaire à la fois – car elle met au jour la confusion qui existe
dans l'esprit du spectateur entre le fait que ce qui est présenté
le soit de manière objective et protocolaire et le fait que cela
soit vrai. Cela nous parle de paradigmes, de postulats, de croyances
en la méthode scientifique.
C'est le piège de la
méthodologie que de conditionner le regard à ne « voir »
que ce qui est mesurable (voir au sens de reconnaître, accorder de
l'importance, une valeur socialement admise).
Introduire de
l'arbitraire dans le processus c'est ré-ouvrir le champ des
possibles.
Jacques Rancière l'a
écrit ainsi : « La politique, l'art, comme les
savoirs, construisent des « fictions », c'est-à-dire des
réagencements matériels des signes et des images, des rapports
entre ce qu'on voit et ce qu'on dit. Entre ce qu'on fait et ce qu'on
peut faire ».
Avec The LP Collection,
Laurent Schlittler et Patrick Claudet mettent en évidence l'exigence
de traiter les données élaborées en dehors, ou indépendamment
d'une expérience intérieure. Cette exigence étant elle-même liée
en un certain point à l'expérience personnelle modifiée par un
contact avec le monde qui fait l'objet de leur étude.
Georges Bataille y
verrait certainement l'avantage d'avoir une expérience profonde et
d'oublier. Il faut envisager les faits du dehors et l'idéal est que
cette expérience joue malgré nous, dans la mesure où parler de
musique sans référence intérieure à l'expérience que nous en
avons mènerait à des travaux sans vie, accumulant la matière
inerte, livrée dans un désordre inintelligible. En contrepartie,
envisager les faits sous le seul jour de l'expérience que l'on en a,
lâcher l'objectivité de la science, ce serait nier que la méthode
impersonnelle est source de connaissance. L'expérience suppose
toujours la connaissance des objets qu'elle met en jeu. Expérience
et connaissance agissent en résonance, un va-et-vient incessant
s'opère entre elles. L'expérience introduit fatalement l'arbitraire
et si elle n'avait pas le caractère universel de l'objet auquel se
lie son retour, nous ne pourrions pas en parler. De même, sans
expérience, nous ne pourrions pas parler de musique (cf. Georges
Bataille in l'érotisme).
The LP Collection soulève
de facto la question de la méthodologie. La méthodologie
c'est l'engagement dans une pensée collective – c'est réfléchir
de façon décloisonnée – un dialogue entre les disciplines -. Et
les données sont inscrites dans un contexte particulier. Cette
performance – conférence propose une reconsidération d'un
potentiel théorique – la synthétisation prend corps – une
articulation entre les idées va pouvoir naître et poursuivre la
réflexion pour donner naissance à une nouvelle forme d'analyse,
etc. Le dérapage reste insaisissable.
L'interrogation sur les
limites d'un corpus est toujours présente. Notamment parce qu'elle
soulève la question des frontières de l’œuvre et celle de
l'auteur : Comment naissent les idées ? Schwitters et
Duchamp, avec l'art conçu comme objet trouvé avaient révélé
l'intérêt du hasard dans un processus créatif. Mettant en évidence
la plasticité de ce processus.
Cela nous interroge
également sur la notion d'auteur (Michel Foucault : la note de
blanchisserie de Nietzsche mais aussi Roland Barthes). Et sur la
place de l'arbitraire, la sélection d'informations jugées
pertinentes. La question d'une temporalité commune, celle de la
frontière entre réalité et fiction. Le catalogue rappelle la
nécessité de la forme (et donc de la frontière) pour communiquer.
Mais le saisissement n'est possible qu'en dé-saisissant. En ce sens,
il s'agit d'une poïesis, d'une pratique créatrice infinie.
La performance permet la captation de la mémoire en train de se
faire.
Des rapprochements
effectués par les artistes naissent de nouveaux sens, une
actualisation de la conscience et donc des ré-agencements de la
réalité. Autrement dit, jouer avec la faculté de saisir les codes
formels d'une conférence, d'un catalogue et les ramener à leur
réalité concrète, au degré zéro de la conférence en train de
créer son contenu contient une forme de protocole méthodique tout
en conservant le brouillard nécessaire à l'expérience.
Physiquement présents dans une situation de conférence, les
artistes opèrent une permutation entre le discours et un dispositif
plastique en marche. Dans un mouvement de va-et-vient entre les
différents degrés de conscience. Les conventions sont modifiées au
sens oú la dissolution des repères et des critères est inévitable.
Les artistes ont inventé une nouvelle forme pour creuser des brèches
dans une publicité du goût qui sinon, pourrait risquer de se figer
en consensus passif de l'émotion. C'est l'avantage de l'expérience
esthétique de combiner sans les hiérarchiser les dimensions
sensibles et intellectuelles de l'expérience quotidienne.
Cette conférence –
performance est une recherche en art au sens où les artistes nous
proposent une invention méthodologique. Ils permettent à un
ensemble de potentiels de se manifester. Le travail de l'artiste est
de continuer à ouvrir des questions sans jamais les résoudre mais
en laissant des traces.
C'est la question de la
maîtrise des questions en général. Tous ceux qui arpentent,
mesurent, savent la nécessité du protocole. Parce qu'il faut que
les questions s'incarnent mais ne s’arrêtent pas. C'est le
paradigme de l'épitomé, la question de l'entéléchie. La
dextérité, c'est la méthode au sens où, en trouvant une méthode
sélective, les artistes peuvent continuer à faire des
recommencements. Ceci rappelle quelques principes épistémologiques
d'origine kantienne : un objet n'est jamais complètement donné,
c'est une construction de l'esprit. Il faut des mouvements
d'objectivation, de construction par la pensée de l'objet. Élaborés
à l'intérieur d'une méthode, d'un chemin théorique toujours
précaire et instable. La méthode n'est pas non plus séparable du
savoir. Il n'y a pas de discours de la méthode qui soit antérieur
aux essais de la méthode. Les deux illusions seraient de croire
qu'il y a un objet existant (c'est la lumière de l'esprit qui agit)
et qu'il aurait une méthode pré-existante à sa mise en œuvre.
Dans ce tissage, cette
stratification d'interprétations, ces processus culturels, Laurent
Schlittler et Patrick Claudet proposent un épochè : la
suspension, le doute, la mise entre parenthèses de la réalité.
Le regard a été décalé.
Pas uniquement le regard sur l'art et ses formes, sur les catalogues
d'albums musicaux. Mais sur le monde en général.
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