« Si nous voulons donc que l'art ait une véritable fonction de connaissance, si nous voulons que l'art nous enseigne quelque chose du réel sur un mode qui lui soit propre, alors il faut penser que la fuite hors le quotidien et le fragment à laquelle il nous convie nécessairement soit le paradoxal moyen d'un retour à eux, c'est-à-dire à nous-même : d'un retour à notre expérience de tous les jours dans laquelle l'unité de ce que nous appelons « notre vie » se cherche sans parvenir jamais à se conquérir définitivement. »1.
Nous
savons que Tinguely revendique un état d'esprit dadaïste,
anti-académique et destructeur des illusions, mais en dépassant la
seule approche comparative, en cherchant à saisir les enjeux d'une
telle production, avec la vision plus large que permettent l'analyse
de l'expérience esthétique et celle d'une compréhension de
l'histoire de l'art en général, peut-on tenir éloignée, et ce, de
manière univoque, la compréhension de ce qui a lieu au
contact de l'art tinguelien, d'une expérience de contemplation
artistique ou d'une projection du spectateur dans un monde de
beauté ?
L'art
a, toujours, ici, une fonction de connaissance du réel : de
manière a priori paradoxale, il nous éloigne de ce monde pour mieux
le révéler. Mais, que nous apprend l’œuvre d'art tinguelienne
sur le monde et sur nous-même ?
Tout
d'abord, nous avons vu que les sculptures de Jean Tinguely sont
constituées d'objets de récupération, de rebuts, de fragments
tirés de notre quotidien : celui des machines, des décharges,
des ateliers de ferronnerie ou autres ferrailleurs. Le fragment est
un morceau d'une machine qui a été démontée, démantelée, qui
avait une unité auparavant, ou était une partie d'une autre forme,
celle d'une machine industrielle par exemple. Selon
la logique dynamique du contradictoire de Lupasco, le fragment doit
apparaître comme un phénomène et non comme un état, un phénomène
dont le dynamisme est fait de potentialisations et d'actualisations.
Ce fragment, même s'il vient d'une machine, renvoie à autre
chose de plus général. À savoir au monde mécanique, à
l'industrie du XXe siècle. Il est devenu une unité d'une autre
unité dont il provient, une unité qui implique implicitement qu'il
y aient d'autres unités auxquelles il était assemblé auparavant. Il
est un moment étiré, en quelque sorte, car porteur d'une patine,
d'une mémoire, possédant une histoire dont il apparaît, lui-même,
comme une trace. Et, à l'opposé, devenu unité, il est également
neuf. Jean Tinguely assemble des fragments, provenant de machines,
porteurs de mémoire mais qui renvoient à tout autre chose. Il étire
le temps, procède à une systématisation, une mise en abîme :
des fragments de fragments de fragments, qui étaient des formes,
deviennent d'autres formes. Et conceptuellement sans fin, ce
processus est accentué par la mise en mouvement de ces éléments.
Ce qui est visible, à ce moment là, c'est un enchaînement de
constructions et de déconstructions de formes, de phénomènes qui,
loin de passer de l'une à l'autre de manière visible, glisse de
l'une à l'autre de manière permanente, dans un va-et-vient
permanent. La forme est dématérialisée, elle échappe au regard
qui ne peut la saisir, car elle n'a pas de frontières fixes, et elle
se déroule dans le temps. Les fragments, devenus des éléments
d'une nouvelle sculpture, se déplacent à des vitesses différentes,
dans une complexité apparente qui rend insaisissable l’œuvre
d’art en tant qu'objet. La photographie d'un Baluba, ne
rend pas compte de la sculpture, une vidéo non plus, car la
sculpture prend forme dans les impossibles saisissements du regard,
dans ses failles. Elle est une sculpture virtuelle. Et pourtant, dans
l'expérience, le regard voit quelque chose, un objet animé aux
multiples rythmes coexistant en son sein. La sculpture tinguelienne
possède une patine, elle est constituée de vestiges de machines,
porte en elle de nombreuses mémoires, et en même temps, elle n'est
qu'un moment du fragment, moment où il est saisissable en tant que
tel par le spectateur. Cela lui donne une charge poétique certaine,
ainsi qu'une connotation sociologique puisqu'il s'agit, en quelque
sorte, d'un échantillonnage de la réalité industrielle d'une
époque et d'un lieu. Mais, en même temps, elle renvoie à
l'intemporalité par ses mouvements, ses rouages, ses potentiels, ses
formes virtuelles toujours renouvelées par le hasard, et ce, grâce
au jeu laissé volontairement dans les engrenages. Et l'imaginaire
auquel elle renvoie, à la fiction créée, et tout cela, alors que
la machine sculpture est personnifiée. Elle est un ensemble de
fragments d'objets, renvoyant à l'histoire, à la société, aux
gestes, aux techniques (et donc à l'homme). Elle est la nouveauté
permanente, révélation des mouvements fondamentaux qui régissent
les lois de l'univers. « Rien ne se perd, rien ne se crée,
tout se transforme »2.
Tout bouge3.
Coupés, séparés de leur unité antérieure, nous prenons
conscience qu'avant d'être des fragments de machine, qu'avant d'être
des machines, les matériaux étaient des métaux, alliages ou non,
d'autres unités, fer, ou autres métaux natifs, extraits de
minerais, constitués aussi d'éléments chimiques, constitués
eux-mêmes de particules, d'atomes, de quarks, etc., le tout emporté
dans un mouvement permanent, peut-être trop lent ou trop rapide pour
qu'on les voit à l’œil nu (trop grands ou trop petits). Les
assemblages changent les unités assemblées prennent d'autres
formes, les propriétés, se modifient : tout est éphémère.
Les pyramides, toutes les constructions sont vouées à disparaître,
disait Tinguely. Ainsi il n'y a pas de mort véritable, mais une
perpétuelle transformation. Seuls la forme, le sens que l'on prête
aux assemblages procèdent d'un certain suspens, ne sont pas fixes ;
à l'échelle d'une civilisation, les formes, les sens ne recouvrent
pas les mêmes significations. Ainsi, les fragments de machines
récupérés et assemblés en une nouvelle forme, elle-même mise en
mouvement permanent, trouvent dans ce dernier, la chute de ce qui a
été détruit et le mouvement se présente comme un résultat. Et en
même temps, le fragment est potentiellement un commencement
perpétuel, comme si le fragment, dans la machine tinguelienne, ne
subissait pas les mêmes lois que pour les autres objets. La totalité
ou l'ensemble n'est pas unique et tout fragment machinique est, dans
l'art tinguelien remplaçable. Le fragment se confond avec la partie
dans la machine. Il est à la fois déterminé et indéterminé, car
la machine ainsi formée et mise en mouvement, n'est pas destinée à
être productive. Elle est œuvre d'art.
L'arbitraire
et l’indétermination sont des éléments de la sculpture
tinguelienne au même titre que la méthode et la technique, toutes
deux rationnelles : maîtrise et conséquence involontaires,
méthode, opération réglée et accident s'y côtoient. Les éléments
peuvent ainsi être perçus comme des parties, unités, détails et
fragments, morceaux, lambeaux.
Animés
par des énergies, des forces terrestres, mis en tension par les
forces électrique, magnétique, gravitationnelle, nucléaire forte
et faible, et en même temps, résultat des aléas, des hasards,
c'est l'entropie en marche dans une machine cohérente et unifiée,
qui « fonctionne » selon des principes techniques
établis, appréhendés et, pour une part au moins, maîtrisés, mais
il faut voir cette entropie comme régie par quelque chose de plus
grand.
L'objet
de récupération, le rebut est communément associé à un déchet,
à un reste et est donc perçu de manière péjorative, comme s'il ne
servait plus à rien, n'avait plus de valeur. Jean Tinguely, accentue
le caractère sale et grinçant de ses machines, les rendant encore
davantage répugnantes aux yeux d'un public à l'éducation
bourgeoise et académique, mais, en même temps, il les expose dans
des lieux d'art : il réenchante alors le déchet, lui retire sa
valeur de rien, pour le hisser au sommet de la reconnaissance. Il
rend ses assemblages de déchets autonomes, en fait une unité,
totalité, identité alors même que, communément, un déchet est un
élément sans indépendance, renvoyant à ce qui n'est plus, connoté
négativement. Cela crée un malaise évident pour le public qui est
renvoyé à ses propres valeurs, se heurte à un objet qu'il ne peut
appréhender que de manière paradoxale (cohérence/incohérence).
C'est
justement dans l'inconfort d'une expérience esthétique, forçant
l'ouverture d'esprit pour être appréhendée, car il s'agit d'art,
que Tinguely rend possible l'expérience métaphysique, en ce sens
qu'il y a dans cet inconfort de l’appréhension, l'interstice d'un
au-delà de la compréhension, dans lequel le spectateur est projeté.
Ce dernier, ne pouvant pas distinguer la noblesse de la non noblesse,
interroge ses propres valeurs : il perçoit unité, cohérence,
totalité dans ce qu'il voit, et identité d'une œuvre d'art, mais
en même temps, il s'agit d'un assemblage de fragments, d’objets
rebuts comme autant d'objets indépendants, arbitraire, déchirés.
Or, cela ne peut pas renvoyer à la pauvreté ontologique puisqu'il
s'agit d'une œuvre d'art, cela ne peut pas, non plus, être le fruit
d'une insuffisance théorique du savoir - puisque en bon technicien,
Tinguely a créé une sculpture, une machine qui, une fois mise en
marche, se met en mouvement -, ni d'une déficience pratique puisque
apparemment, au niveau de l'action et de la production, ça
fonctionne à ne pas fonctionner mais cela fonctionne quand même.
La
joie et la gravité coexistent de cette manière, aussi, dans la
sculpture tinguelienne, non pas juste au niveau de la parodie et de
l'image de la mort, mais par sa nature même ambivalente,
c'est-à-dire la coexistence entre existence fragmentée et
fragmentaire, entre une finalité, une organisation implicite d’œuvre
d'art en tant que forme cohérente et organisée, dont l'origine est
attribuable à l'artiste (en tant qu'elle est sa création). On y
trouve la joie de la perpétuelle nouveauté, de la création
permanente, de la vie mais aussi l’irrémédiable renvoi à la
perte et au manque liée à son caractère fragmentaire qui lui donne
une apparente discontinuité, mais interdisant aussi de saisir les
origines de leurs fonctions ultérieures et dont pourtant ils sont
les vestiges, les ruines. On y trouve donc la gravité de la
déchéance, de l’obsolescence, de la perte, de la mort, perte du
sens, précarité, incomplétude, impossible intelligibilité,
angoisse de l’insaisissable sens et de l'indétermination.
Obscurité, lacune, existence fragmentaire, approximation, infini,
ouverture perpétuelle, ce sont donc autant d'antagonismes qui
coexistent et mettent en tension le spectateur dans un interstice
métaphysique dualiste : l'opposition ainsi mise en évidence
est celle de la nature même de la sculpture et de la nature (entre
sa nature fragmentaire, disséminée, indéterminée, opaque,
entropique, insaisissable et chaotique) qui renvoie à la
métaphysique platonicienne – à la fois, à son unité
substantielle d’œuvre d'art, rendant la réalité simple,
unitaire, possédant une identité propre et donc existant en soi et
pour soi. Comme Dieu (le Bien, le Beau, le Vrai), dans la
métaphysique occidentale n'a pas besoin d'autre chose pour exister.
Nous
sommes donc, à la fois, face à un plein, c'est-à-dire face à une
œuvre dont l'apparence est celle d'un ensemble de fragments, mais,
aussi, face à une œuvre qui laisse place à des vides interstitiels entre chacun de ces fragments, ce qui implique les brisures du réel et du sens. La pensée
de l'art se trouve fragmentée par l'ironie de Tinguely dont les
sculptures détruisent les certitudes, amènent de l'instabilité et
sont l'inverse des belles et harmonieuses œuvres d'art.
La
pensée de l'art se trouve fragmentée parce qu'elle est mise face à
une considération substantielle de l'art et à ce qui l'anime,
c'est-à-dire face à un fondement absolu. Nous
sommes confrontés à une œuvre qui revendique l'excès, l’absence
de sens univoque et la multiplicité de son hétérogénéité. Les
sculptures tingueliennes sont polysémiques, multiples, libres,
mesurées et démesurées, continues et discontinues ; elles
contiennent, à la fois, une cohérence, une continuité et une
incohérence, une discontinuité. Les
œuvres tingueliennes opèrent une ponction dans le monde,
l'isolement d'un fragment hors de l'ensemble du réel. On peut
établir un rapprochement avec les idées d'appropriation et de
hasard sociologique avancées par Pierre Restany ou le Nouveau
Réalisme. Mais s'agit-il, alors simplement, de donner au public
l'opportunité de donner du sens à ce qui est habituellement fondu
dans un tout, comme l'écrit Pierre Saurisse4 ?
Il
semble plutôt que Jean Tinguely repousse l'horizon de ce que
l'historien d'art appelle un « tout ». Le sculpteur
apporte un soin particulier à éviter justement toute univocité
sémantique. Ce qui apparaissait comme objet dans un ensemble,
devient lui-même ensemble constitué d'objets. L'opacité du monde
reste donc entière.
1Ibid.
2Formule
reprise à Antoine Lavoisier.
3Formule
d'Héraclite.
4Pierre
Saurisse, La mécanique de
l'imprévisible, art et hasard autour de 1960,
L'Harmattan, Paris, 2007, p.95.
Joli danse des mots que voilà...
RépondreSupprimerJe me suis demandé si pour J Tinguely, les illusions détruites n'étaient pas seulement in fine déconstruites. C'est l'impression, à te lire, que cela me donne. Mais tout dépend de l'acception du vocable "illusion" dont on se saisit ici par exemple.
Enfin, si "tout bouge" dans la vision du monde tinguelienne, que signifie donc : "Pour une réalité belle et absolue !" ? Dit autrement, quels sont les invariants de la philosophie de son art ?
Bien amicalement, LL
Merci Laurent,
RépondreSupprimerOui, j'ai écrit sur cette démarche structuraliste de son travail. Je mettrai l'article sur mon blog dès que possible. Il n'y a pas d'invariant philosophique dans sa sculpture parce que la définition, ou la question ne peut pas se faire, ni se poser, de cette manière. Elle est constamment mise en échec par la contradiction vécue. Et de là nait le dynamisme de sa démarche. Ce dynamisme est d'ailleurs, dans les différentes approches que j'ai pu lire, souvent confondu avec les effets de mouvements qu'il provoque. Notre ami Lupasco n'est pas loin !
Pour le reste, je te réponds par mail :-)
Anaïs
Anaïs