Nous
pouvons définir la psychologie de l'art de la machine tinguelienne
comme désignant le domaine des
rapports subjectifs créés par le jeu dans l'esprit de l’artiste
et de ceux qui assistent aux spectacles de ces créations. Mais
peut-on parler de la psychologie des machines qui l'exercent,
c'est-à-dire de la psychologie des machines ? Parce que
celles-ci sont mises en scène, voire personnifiées.
En ce qui concerne les spectateurs par exemple, comment établir avec
certitude des « lois » vérifiables pour définir les
mécanismes psychiques qui leur permettent d'accéder à l'illusion
requise ? Le théâtre des sculptures-machines tingueliennes
existe, et le fait même de son existence, en tant que phénomène
collectif, confirme que les mécanismes psychiques sont réels. Mais
de quel ordre sont-ils ? En quoi diffèrent-ils de ceux qui sont
à l'œuvre chez le public du théâtre humain ?
En
réfléchissant à un « paradoxe sur le spectateur »,
André-Charles Gervais estime à propos des spectateurs de spectacles
de marionnettes et de théâtre par exemple, qu'il s'agit d'une
différence dans l'essence de l'attention. Pour
lui, le « pouvoir d'illusionnement » qu'exerce n'importe
quelle forme de l'art théâtral est tout d'abord un axiome de
l'esprit humain :
« Notre fonction de spectateur nous fait pénétrer d'emblée dans l'univers des personnes qui s'agitent devant nous et cela est vraiment stupéfiant lorsqu'on y réfléchit. L'aisance avec laquelle nous entrons dans le monde de la convention est telle que la plupart des amateurs de théâtre n'ont jamais chercher à l'analyser et ne s'en sont même jamais aperçus. Tout ce qui nous est présenté est faux (et doit l'être). »1.
Gervais
pense donc que dans le théâtre, l'illusion ne peut opérer que sur
la base de l’invraisemblance. Il paraît évident que nous savons
que l'acteur qui joue un personnage n'est pas le personnage en
réalité mais l'acteur qui joue le personnage. Et davantage, nous
savons que la machine à laquelle on fait jouer Bergson n'est pas
Bergson (ni Rousseau d'ailleurs). Et d'après Bensky, notre plaisir
se compose de cette complexité initiale qui soumet le vrai au faux
pour que le faux puisse exprimer la signification supérieure du
vrai2.
Dans la machine de Tinguely, comme chez la marionnette, cette
invraisemblance, et notre effort pour la transformer en vraisemblance
(au sens d'une conformité ou de la fidélité d'une idée ou d'un
jugement avec son objet), acquièrent une intensité tout autre :
« Lorsque j'assiste à un spectacle de marionnettes, j'accepte un nombre d'invraisemblances encore plus grand. Les personnages ne sont pas en grandeur nature, leur voix disproportionnée, leur marche irréelle, leur visage figé. Tout repose sur l'illusion et le travail de mon esprit. De temps à autre, la poupée m'offre un tremplin sur lequel mon imagination peut prendre son élan, une formule à partir de laquelle il m'est loisible de créer. Sur l'esquisse qui m'est donnée je dirige ma pensée et mon rêve pour inventer le personnage. »3
La
mise en mouvement de la sculpture-machine tinguelienne renvoie le
spectateur à sa responsabilité créatrice en ce sens qu'elle
amplifie l'intensité intellectuelle nécessaire à sa réception.
Passant par les filtres et les références de son expérience, de sa
culture, de ses perceptions, de ses recherches introspectives et de
l'irréalité extérieure qui lui est proposée, le spectateur
éprouve le plaisir offert par la souplesse du fonctionnement de son
esprit et de son imagination.
Lorsqu'il
entre dans le jeu de la sculpture-machine, le spectateur se convainc
que les mouvements de cette forme inorganique, cet assemblage
d'objets, portent en eux une signification réelle. La puissance
subjective du mouvement participe grandement à ce phénomène. Le
spectateur fait alors abstraction de sa notion objective de réalité4.
L'illusion s'incarne d'autant plus que l'imaginaire du spectateur
peut se projeter sur un schéma esthétique formel.
L'esprit
du spectateur enregistre les impressions esthétiques produites par
la sculpture animée et, alternativement, son esprit lucide reprend
possession de sa vision objective. Cette intermittence dans
l'attention du spectateur permet donc à l'esprit de se dédoubler
lui-même et produit une tension intérieure qui rompt l'équilibre
du « saisissement » intellectuel.
L'esprit
est à la fois emporté par la scène évocatrice et créatrice et
assiste en toute objectivité aux évolutions d'un agencement
d'objets et de ferrailles mis en scène et en mouvement. Un
spectateur ayant une approche objective constante ne pourrait pas
accéder à la dimension manifestement esthétique de la scène, ni
ne saisirait quelque humour, ironie ou sarcasme quel qu'il soit (il
faudrait comprendre le décalage en s'éloignant de cette
représentation). La sculpture ne serait qu'un amas de fragments
d'objets. Sans imagination de la part du spectateur, sans
appropriation, le personnage « mimé » par la machine
serait irréel, inexpressif voire inexistant.
Dans
un va-et-vient le spectateur, en collaboration avec la machine,
matière sans esprit, participe donc à la création véritable d'un
personnage, puis détruit son illusion. Il permet à l'objet de
s'animer, le fait entrer dans une métamorphose libératrice. Il
prend conscience en quelque sorte de l'ambivalence profonde de son
attitude face à cette sculpture animée réflexive qui lui permet de
saisir son illusion dans sa fragilité même. La participation
« active » du spectateur (dans les cas où il lui est
possible d'animer lui-même la machine) accentue la conscience de
vivre du spectateur, sa volonté projective, et le fait accéder à
un jeu avec lui-même. Cette activité intellectuelle et sensible a
donc de multiples facettes.
L'attitude
du spectateur face à la machine-sculpture animée semble ambigüe et
complexe. Dans un premier mouvement, la sculpture-machine en marche
par la symbolique des images et des gestes provoque une fascination
de celui qui assiste au spectacle. Dans un second temps, l'activité
intellectuelle du spectateur est créatrice. Dans un troisième
temps, le spectateur se voit vivre un dédoublement multiforme de sa
personnalité. La machine-sculpture tinguelienne possède donc à la
fois une puissance fascinatrice, évocatrice, suggestive et une
faculté dédoublante. La machine-sculpture tinguelienne doit, pour
manifester un personnage, une parodie, une satire, concentrer les
expressions de celui-ci. Pour sa part, le spectateur, lui, doit
fournir un effort très intense pour projeter sur la sculpture en
action son univers subjectif, son interprétation de ces mouvements,
alors devenus signifiants. C'est en ce sens que l'on peut comprendre
que la sculpture-machine tinguelienne est toute expression. Chaque
« sentiment » est poussé en intensité et chaque
situation mise en relief par l'exagération des gestes. La
fascination provient d'une impression d'intensité provoquée par le
jeu des interprétations. C'est-à-dire que le spectateur sait que ce
qu'il voit n'est pas « réellement » un être vivant, un
personnage, mais le fait qu'il comprenne une scène, une action, un
sens, montre bien que l'illusion est perçue. Cette illusion stimule
l'imaginaire et fait prendre conscience de l'action de celui-ci. Le
processus de l'imagination est rendu intelligible. Un tel processus
permet à l'artiste d'associer caricature, subversion, transgression
et questionnement métaphysique sans pour autant tomber dans la
simple image référente. Le référé n'est pas défini ni cerné
mais vécu de manière à la fois individuelle et universelle.
C'est-à-dire que l'on concède
aisément des qualités expressives à un Balouba
par exemple, mais l'origine de cette expression n'est pas univoque.
Cette dernière semble trop éloignée physiquement d'un être
humain, avec une gestualité paroxystique complètement exagérée et
irréalisable pour un homme, mais cette expression apparaît
néanmoins suffisamment signifiante pour donner lieu à une
compréhension de la scène comme étant une danse africaine (un
grelot et une plume sont signifiants). Il y a pourtant une osmose
irréductible entre le personnage et sa forme « incarnée ».
Le décalage entre la réalité et le spectacle ne peut être
l'expression de la machine ni de Tinguely (rappelons sa volonté de
laisser du jeu dans les engrenages pour rendre apparent le hasard
agissant) mais il y a pourtant bien un caractère expressif dans
cette scène. Il naît dans un jeu entre les projections de
l'imagination et de la subjectivité du spectateur et le décalage
par rapport aux conventions de représentation habituelles de la
sculpture ou de l'installation artistique, voire des matériaux
employés et des sons émis. Le spectateur se croit face à un
spectacle mais se rend finalement compte qu'il fait partie du
spectacle qu celui-ci était venu voir. Le spectateur ne fait que
s'extérioriser en somme sur la sculpture animée qui n'existe
finalement en tant que telle qu'au moment où elle est imaginée
comme imitant un danseur africain. Le travail de Tinguely est
anti-subjectif et ne mobilise pas sa personnalité propre dans la
mesure du possible, car même si c'est l'artiste qui choisit et
assemble les matériaux, ceux-ci sont l'extrait, l'échantillon de la
société qui les a créé. Ils sont collectés dans les décharges,
constituent en quelque sorte l'essence de la société de
consommation, de l'environnement. Ce n'est pas Tinguely qui anime les
sculptures et leurs mouvements ne sont pas l'expression de son
activité subjective comme ce serait le cas pour les marionnettes. Sa
sculpture n'est jamais un
instrument contrôlable d'interprétation dramatique. Elle tend
toujours à acquérir un certain degré d'autonomie. Et comme
nous le savons, Tinguely ne sait définir réellement son personnage
avant de l'avoir fabriqué (cf. la galerie des Philosophes
dont les noms sont interchangeables). Il en résulte que l'être de
ses personnages – bien qu'il ne provienne que d'un néant
insaisissable – s'impose physiquement à son créateur autant que
celui-ci lui impose sa forme et son existence en le fabriquant.
Tinguely n'est pas le démiurge de son univers puisqu'il ne contrôle
pas les formes qui le compose, que les formes manifestent leurs
exigences dans l'esprit des spectateurs. Les
sculptures-machines-personnages tingueliens définissent leur être
grâce, et à la fois en dépit de leur créateur. Il se dégage de
ce phénomène une prise de conscience particulièrement aigüe de
l'objet dans son « devenir » esthétique.
Quand
les sculptures sont en marche, on assiste à un phénomène
contradictoire : Tinguely ne projette pas sa « substance »
intérieure sur l'objet, il ne la projette pas continuellement. Il ne
métamorphose pas cet univers en se métamorphosant lui-même dans un
acte d'animation mais délègue l'animation des sculptures-machines à
elles-mêmes, proposant au spectateur-acteur de vivre une expérience
et dotant, en quelque sorte, les machines, d'une vie qui leur est
propre. Non seulement l'objet dénonce un processus perpétuel de
« devenir » mais aussi le spectateur-manipulateur devient
autre en faisant interpréter par la machine-sculpture des sentiments
personnels et qui se transforment automatiquement dans le jeu en
sentiment symboliques. Le Cyclograveur par exemple transforme
le spectateur-manipulateur en « objet », en un sens,
quand il le rend nécessaire au fonctionnement de son expression.
L'homme se retrouve au service de la machine. Double mouvement de
compréhension du spectateur qui à la fois s'exprime en faisant
exprimer, qui s'interroge en interrogeant cette machine réflexive.
Le
manipulateur n'est jamais passif à l'égard d'une sculpture-machine,
en raison de « l'irréalité » essentielle de celle-ci.
La sculpture-machine, du fait même qu'elle permet à son spectateur
de libérer ses sources spirituelles profondément enfouies, acquiert
à ses yeux une valeur subjective supérieure à celle qu'il accorde
à sa propre réalité physique. Autrement dit, il préfère
sacrifier sa conscience logique du réel – c'est-à-dire, de son
corps – aux exigences irrationnelles de son « moi »
créateur.
L'objet,
la sculpture, ne se refuse pas à obéir à son créateur puisqu'il
souhaite que celle-ci ne lui obéisse pas. Elle affirme en ce sens
une « volonté » autonome somme toute relative. Est-ce
obéir que de désobéir si c'est ce qui est demandé ?
L'introduction volontaire de hasard insiste sur le fait qu'on ne sait
pas qui « décide » de ce qu'il se passe dans ce
spectacle. En insistant sur sa volonté que les choses lui échappent,
Tinguely souligne qu'elles nous échappent de toute façon. La
parodie accentue particulièrement ce point que, la sculpture-machine
arrêtée, le néant inhérent à sa qualité d'objet n'en est que
plus évident.
La
sculpture-machine doit s'animer, elle devient comédienne de théâtre
et on doit lui prêter un comportement, subjectif qui plus est. Elle
n'a pas besoin d'être passive vis-à-vis de ce qu'elle ressent,
comme un être humain devrait le faire pour jouer la comédie ou pour
imiter une autre personnalité. En cela la machine tinguelienne est
la comédienne idéale. La sculpture-machine tinguelienne est une
virtualité expressive, n'ayant aucune « ipséité » (par
ce terme nous entendons la notion « d'inhérence » ou
encore de « qualité intrinsèque ») autre que formelle.
Elle est un objet prenant l'apparence d'un être par la vertu
créatrice d'un jeu.
Il
est important de relever la fascination qu'exerce la
sculpture-machine sur l'esprit du spectateur qui connait alors une
transformation radicale de sa perception. Sous l'influence d'une
machine-sculpture, que le spectateur (acteur) a contribué activement
à créer (par ses projections et son imagination), l'esprit voit se
matérialiser devant lui une illusion qu'il considère momentanément
comme vraie. À partir des roues, matériaux de récupération,
morceaux de ferrailles mis en mouvement nous voyons des attitudes,
des gestes, une personnalité. C'est que la sculpture-machine, bien
qu'abstraite, permet à l'imaginaire de prendre forme et de se
manifester au-dehors.
L'ambivalence
irréductible du spectacle de la méta-machine tinguelienne, nous
l'avons vu, tient au fait que celle-ci est la manifestation sous
forme de projection de la vision onirique du spectateur. L'apparence
que prendra la sculpture dépend du spectateur, de sa conception du
possible de sa part d'irréalité. Et en même temps, cette sculpture
possède une réalité matérielle, elle est palpable, tangible. Elle
possède plusieurs réalités : une réalité physique et une
réalité de l'imagination sans laquelle il n'y aurait pas de
personnification possible mais juste un amas de ferrailles grinçantes
en mouvement.
Face
à ses propres incertitudes l'esprit oscille entre sa notion
objective des éventualités et la puissance libératrice de son
imaginaire. Dans un mouvement de va-et-vient, et à mesure qu'il
étend sa perception du connu, l'esprit doute de sa propre réalité.
Il s'agit d'un processus réflexif puisque les fantasmes sont
matérialisés dans une forme et dans le temps. Et en même temps ces
fantasmes connaissent une révélation sur leur signification, sur
l'esprit, sur eux-même. C'est l'esprit du spectateur, s'ouvre à ce
qu'il voit en se fixant sur une forme « réelle ». Et
l'échec relatif de cette sortie, par intermittence, lui fait prendre
conscience de son propre désir d'irréalité, puisqu'il renvoie une
image inconnue de lui-même. Il ne s'agit pas tant de subjectivité,
comme l'écrit Adorno, car « le spectateur ne doit pas projeter
sur l’œuvre ce qui se passe en lui comme pour s’y voir valorisé,
confirmé, satisfait. Il doit au contraire sortir de soi pour
s’ouvrir à l’œuvre, se faire semblable à elle et l’accomplir
à partir de lui. »5.
Comme je ne vois pas l’espace
mais je vois dans l’espace, je ne vois pas l’aura d’une œuvre
mais je vois dans son aura les éléments comme éléments
constitutifs d’une œuvre d’art (et pas comme une juxtaposition
dénuée de sens).
Les
mouvements deviennent « gestes » presque instantanément.
Le spectateur leur prête des significations pour mieux les saisir. À
nouveau l'esprit fixe son attention sur la réalité matérielle de
l'objet, le voyant comme une machine anonyme. L’émotion que
produit l'œuvre d'art constitue alors, pour certains, le moyen
d'accéder à l'inconnu de ce qui raisonne, de ce qui tombe sous le
sens, d'entrer dans le domaine du rêve, de la féérie, du
fantastique. Nous sommes dans le monde au-delà des mots, de ce que
suggère leur musique. Ce qui dépasse les formes, les couleurs et
qui est le fait leur harmonie. Le système en action nous révèle,
davantage que la représentation, le chant des lignes de la sculpture
et nous montre ce qui éclaire certaines profondeurs de l'âme. L'art
de Tinguely est révolte ici aussi. Mais révolte contre l'emprise de
la raison et des principes psychologiques. L'artiste impose une
certaine abstraction formelle à ses réalisations pour éviter la
fixité et l'exclusivité d'une interprétation ou d'une forme. Cela
correspond à un désir d'absolu, un désir de pénétrer dans
l'inexprimable tout en évitant d'imposer sa propre vision.
L'abstraction est également une recherche d'origine formelle. La
machine-sculpture exprimerait un inexprimable ? Il semblerait à
priori que ce soit un non-sens. C'est en cela, aussi que l'art de
Tinguely apparaît comme paradoxal, contradictoire. La
machine-sculpture ne peut pas « exprimer » puisque c'est
une machine. Le non-sens apparaît ici dans la mise en échec de la
logique : la machine n'exprime pas un inexprimable. Par contre
Jean Tinguely (avec la complicité du spectateur) lui « fait
interpréter » des sentiments qui, par rapport à ceux que nous
manifestons habituellement, relèvent du « jamais exprimé »
ou du « non-exprimé ». La vision logique du réel est
alors énergiquement repoussée (sans pour autant que l'activité de
la raison soit intégralement abandonnée), pour que l'imaginaire
puisse s'accrocher afin d'exercer ses pouvoirs révélateurs.
La
machine-sculpture tinguelienne est un moyen d'expression dont les
manifestations sont quasi-imprévisibles à cause d'une part de sa
plasticité et d'autre part, du jeu laissé volontairement dans ses
rouages. Bien évidemment, la dynamique de cette plasticité est
associée aux impressions, aux évocations que font naître, chez le
spectateur, les morceaux de ferrailles, les objets de natures
hétéroclites usés, etc. Cet ensemble conditionne le « devenir »
expressif de la sculpture-machine et peut, de ce fait, amener
l'esprit à concevoir un « devenir » connu en spéculant
à partir de sa propre expérience.
Le
spectateur qui regarde croit percevoir dans la sculpture animée une
métamorphose progressive du réel. C'est le jeu entre son
imagination et les formes en mouvement qui dévoile les aspects
inconnus et inexprimables selon des voies d'expression plus
habituelles.
En
ce qui concerne la recherche de l'abstraction, il n'est en réalité
pas paradoxal qu'un univers formel même s'il est schématique, soit
propice à l'appel des idées abstraites. Puisque la nature
protéiforme des « expressions » de la sculpture-machines
provoque une prise de conscience très fine de la fragilité des
formes et des significations qu'elle représente. Car celles-ci sont
figurées dans le temps, saisies lorsqu'elles sont dessaisies.
Dans
l'esprit du spectateur, l'attention est divisée entre la
connaissance qu'il a du « néant essentiel » de l'objet
qui est un assemblage d'objets de récupération et de ferrailles ;
et d'autre part celle de la liberté d'investissement expressif que
la machine lui offre dans un espace onirique. Ce duo – impression
de néant / fixation intense – dans un mouvement incessant, finit
par abolir la stabilité des formes en faisant ressortir leurs
fluctuations. À la manière de l'œil qui, ne parvenant pas à faire
la mise au point sur un contraste optique, se déplacerait
incessamment – donnant au cerveau l'impression que c'est ce qui est
observé qui bouge-, la forme, le geste, l'attitude, – virtuels -,
une fois surgis de leur inexistence primitive, semblent prêts à
chaque moment à y retourner en devenant autres.
Par
conséquent, l'esprit finit par percevoir le mouvement intérieur des
formes les unes par rapport aux autres, les mouvements les uns par
rapport aux autres. L'esprit perçoit leur réorganisation permanente
par-delà les formes elles-mêmes et leur valeur significative. Le
spectateur ressent le sentiment contradictoire d'un « informel
multiforme » qui est essentiellement cinétique. Les
machines-sculptures de Jean Tinguely, en proposant un domaine
abstrait à partir d'un univers formel rejoignent, en ce sens, sur le
plan philosophique, le plan de « l'inconnu ».
Même
si Jean Tinguely a une part de responsabilité au niveau de la
création matérielle des sculptures (par les choix des matériaux,
des couleurs, des formes qu'il opère et les assemblages qu'il fait),
ni l'artiste, ni le spectateur ne contrôlent physiquement les formes
virtuelles des machines en mouvement. On ne peut donc pas parler
d'une formulation de l'expression d'un Jean Tinguely. Comme nous
l'avons vu, l'artiste n'anime pas lui-même la machine (qui est
motorisée), il laisse le hasard agir pour une bonne part. Le
sculpteur ne crée pas un être pour plonger en lui-même.
Les
machines-sculptures produisent l'espace en s'y déployant. Elles sont
un espace et ont un espace. L'espace est lui-même une image sonore
des objets qui le peuplent, de leurs déplacements, de leurs
entrechocs. L'ambiance sonore est très évocatrice, elle laisse
beaucoup de place à l'imaginaire. Notre perception du réel et de
l’imaginaire n'est pas celle de deux entités en opposition
s’excluant l’une l’autre. L’imaginaire fait partie intégrante
de l’entité du réel. Ils participent tous deux et en même temps
aux multiples instants créateurs de notre vie quotidienne. En ce
sens, l’imaginaire apparaît comme un laboratoire des formes
possibles et entretient avec le réel une relation mouvante. Il est
un processus dynamique et créatif qui relève de la pratique, il est
une autre expérience du réel.
Même
si Tinguely a créé la machine-sculpture, matériellement et pensé
les grandes lignes de ses mouvements potentiels, ce qu'elle produit
ne relève pas uniquement de ses choix. Et pourtant celle-ci vit
dans l'espace de telle manière qu'un public rassemblé en confirme
l'existence. Et sa réalité est différente de celle du spectateur.
Elle exerce une certaine fascination sur lui parce qu'elle n'est pas
humaine et pourtant il semblerait qu'elle ait des activités, des
réactions humaines. Tinguely nous offre l'exemple du créateur
formant la machine à son image, une machine-sculpture investie d'une
valeur symbolique de « microcosme », par rapport à un
« macrocosme ». Cette tendance s'apparente à la pensée
symbolique au sens où celle-ci se référerait à un ordre prétendu
supérieur de la réalité pour se définir soi.
1André
Charles Gervais, Marionnettes et marionnettistes de France :
Tableau général de l'activité des manipulateurs de poupées,
précédé de propos sur la marionnette et d'une grammaire
élémentaire de manipulation, et suivi d'une bibliographie
des marionnettes, imprimés de langue française et documents
annexés, Bordas, Paris, 1947.
2R-D.
Bensky, Recherches sur les structures et la symbolique de la
marionnette, Ed. Nizet, 1971. p. 63.
3André
Charles Gervais, Marionnettes et marionnetistes de France,
op. cit.
4« La
réalité » est
entendue ici comme désignant l’ensemble des phénomènes
considérés comme existant effectivement par un sujet conscient. Ce
concept désigne donc ici ce qui est perçu comme concret, par
opposition à ce qui est imaginé, rêvé ou fictif.
5T.
W. Adorno, Théorie esthétique (1970), trad. M. Jimenez,
Paris, Klincksieck, 1974.
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