À
partir de déchets mécaniques de vieilles ferrailles, Tinguely
compose des machines de plus en plus folles, de plus en plus baroques
qui tressautent, éructent, dansent, se trémoussent, se
contorsionnent en émettant des bruits énervants du style « enfant
insupportable qui frappe comme un sourd sur une vieille casserole »1.
Comparé
à l'écriture automatique, à l'action-painting,
ou encore aux autres procédés dérivés de la méthode, le geste
machinal tinguelien, celui que nous tentons de cerner dans notre
étude, se définit de manière bien différente. Celui-ci implique
une rythmique qui est désordonnée et chaotique. Ses résultats se
rapprochent formellement davantage de l'improvisation gestuelle
qu'ils ne présentent une régularité – celle que l'on attend
d'une machine –. Les mouvements se succèdent et sont marqués par
des événements irréguliers tant dans leur rythme que dans leur
amplitude et leur source. Il n'y a pas de répétition régulière,
pas de ponctuation continue. La répétition des mouvements
machiniques tingueliens est très spécifique en ce qu'elle inclut,
accueille, toutes figures atypiques. Le geste machinal n'imite pas,
ne dresse pas lui-même ses limites ni ses trajectoires. Il n'est pas
conditionné par des repères précis, il n'est ni uniforme ni
standard. Les formes qu'il revêt sont le fruit des scansions
irrégulières, rejouées de manière impermanente. Ces formes sont
sans cesse nouvelles et, par voie de conséquence, et dans une
certaine mesure, peu propices à la création de phénomènes
d'accumulation. Dans une certaine mesure, parce qu'elles accumulent
les accidents, les irrégularités, les arythmies. Elles sont
reconnaissables justement par ces caractéristiques formelles. La
mécanique alors engagée ne se contente pas de reproduire les mêmes
figures. Ces mouvements et les traces qu'ils laissent ne sont pas
séparés par des intervalles identiques. Il n'y a rien de continu, à
part l'exemplarité d'une discontinuité continue. Cette continuité
de la discontinuité apparaît donc comme contradictoire. Elle est
tout à la fois un exemple d'impermanence, de stabilité et de
permanence, d'instabilité. En effet le geste machinal tinguelien est
la traduction concrète de la prégnance obsédante d'un temps à la
fois lisse, sans accrocs et sans syncopes et d'un temps discontinu,
aux multiples saccades et pauses imprévues. Un temps continu et
discontinu. Sa fuite en avant ne peut être programmée car pleine
d'incertitudes. Dans cette programmation du temps, le présent et le
futur se singularisent. Et ces gestes machiniques empreints
d'accidents vantent la permanence d'un présent sans cesse renouvelé,
singulier à chaque instant. Le futur est imprévisible, les
possibilités formelles illimitées.
Ce
qui caractérise plus particulièrement encore le geste machinal
tinguelien, ce qui le différencie nettement du geste automatique,
c'est l'absence fondamentale de projet, d'objectif de production. Le
futur n'est que le présent constamment transformé. L'innovation est
perpétuelle. Ce fait rapproche le geste de la machine tinguelienne
du processus génératif de la vie. Car le machinal efficace,
productif, est habituellement réfractaire à tout ce qui viendrait
menacer son avancée ou compromettre sa marche. Sans but mais
pourtant décidée, cette marche préfère s'en tenir à un parcours,
tracé d'avance, qu'elle s'applique à suivre du mieux possible. Le
machinal tinguelien pour sa part est particulièrement ouvert aux
situations de changements qui, par définition, exigent des réponses
nouvelles et en appellent aux capacités d'innovation de celui qui y
est confronté. Tout changement veut des solutions non encore
envisagées. Il accueille les effets de l'entropie. Paradoxalement,
les machines tingueliennes pratiquent le sur-place. Elles miment les
machines efficaces. Et le mime n'est efficace que parce que la
copie qu'il présente de la réalité est assez éloignée de
celle-ci. Ce mime livre quelque chose de grotesque, « car de
toute évidence, le trait grossi souligne encore plus le manque, et
le pathétique lorsqu'il est exprimé en quelque mise en scène,
contient toujours une part de comique »2.
Le
mime que les machines tingueliennes proposent apparaît comme
interrogation du geste, de son apparence formelle, de sa technicité.
Les sculptures, en imitant les gestes de l'homme, nous montrent ce
qui fait naître ces gestes, leur mécanique. En l’occurrence
l'origine de ce geste est machinique ici. Maurice Fréchuret explique
que « l'histoire de l'art se doit d'être attentive à ce qui
fait advenir les formes, à ce qui leur confère poids et
matérialité, à ce qui leur donne vie. Elle se doit de prendre en
considération l'intentionnalité du créateur, de comprendre son
état d'esprit au moment où il se met à l'œuvre, ses mobiles
peut-être, son irrépressible envie de dire ou de faire ou tout
simplement son impossibilité de donner du sens à son œuvre »3.
C'est dans cette optique que nous souhaitons comprendre les origines
de l'attitude de l'artiste tout
autant que celle de ses créations. « Geste, attitude,
intention, font partie de l'œuvre, et, à une époque où la
personne même de l'artiste est tout entière mobilisée autour du
projet artistique, il en constitue souvent l'ossature principale. À
certains égards, les attitudes fournissent les éléments premiers
pour que la forme puisse exister, en conséquence de quoi, il
appartient à l'historien de l'art de les appréhender en tant que
telles »4.
Dada est le premier groupe d'artistes ayant fait primer l'intention
sur la forme. Cette intention était mise à l'honneur par les
attitudes des artistes que ce soit au cours de manifestations ou au
quotidien. Ce penchant s'est poursuivi au cours du siècle jusqu'à
exclure tout ce qui ne faisait pas partie du comportement à
proprement parlé. C'est l'attitude artistique qui sera ainsi mise à
l'honneur, se suffisant à elle-même, effaçant une quelconque
élaboration de l’œuvre, n'engendrant aucune forme, ou plutôt
devenant la forme même de l'art, une forme comportementale. Ce fut
le cas par exemple avec les poètes bruitistes, jouant des procédures
du langage, ou encore celles ayant lieu lors de performances ou de
happenings dans les années 1960. La mise à mal de l'aspect visuel
de l’œuvre d'art est également le signe d'un rejet, ou d'une mise
au second plan de la forme (c'est le cas par exemple des productions
du groupe Fluxus). L'exposition Quand les attitudes deviennent
formes met bien l'accent sur le point d'articulation entre les
deux5.
Dans
tous les cas la forme, ce qui la fait naître ou ce qui tend, à un
des moments cruciaux de l'histoire, à la remplacer, mérite la plus
grande attention de la part de l'historien. Elle est par sa présence
ou par le « vide substantiel » qu'induisent certains
projets artistiques, le point de départ obligé et quelques fois,
comme nous voudrions le montrer dans cette étude, une source
intéressante d'indications méthodologiques6.
Mais
les attitudes que nous étudions, en tant qu'elles sont des formes
d'expression, sont porteuses de ce qui contribue à les rendre
visibles. Le geste qui est à leur origine, qui les a amorcées, est
révélateur d'un état d'esprit particulier. La machine tinguelienne
interroge la notion de geste créateur tout autant qu'elle est la
résultante des gestes de celui qui l'a conçue et fabriquée, de
celui qui est également à l'origine de « gestes » (même
s'il ne les contrôle pas totalement, il les conditionne). En ce
sens, la méta-machine est une objectalisation d'une attitude et
feint des attitudes.
Si le
lien à la machine est aussi serré – au point que l'artiste entend
s'identifier à elle – la fascination trahit un malaise face à la
conception de l'art ou à celle de la vie. Tinguely avec sa création
des Méta entend créer le substitut, la métaphore ou l'image
d'êtres animés dotés de quelque pouvoir expressionniste ou
physiognomique, incarnant même la puissance sexuelle : c'est
ainsi qu'il dressa autrefois devant la cathédrale de Milan une
machine auto-destructrice intitulée la Vittoria, à laquelle
il avait donné la forme d'un immense phallus doré. Tinguely
instaure une déviance à l'égare des jeux ordinaires. Par
surenchère, excès, l'artiste crée des figures de substitution non
d'une production mécanique mais de la réalité vivante. La
méta-machine tinguelienne ambitionne même de prendre la place de
cette créature réfléchie qui s'est fait une spécialité de la
pensée, du philosophe en personne7.
Les machines de Tinguely sont provocantes. Par exemple, Zing-Zing
(1963) répète cette même dialectique entre fond et forme.
Le théâtre Nô ne lui inspire que du sarcasme : « Comme
ils se traînent partout ici, il faut bien aussi que les sculptures se
couchent »8
ou encore : « C'est
une sorte de théâtre-danse-concert-messe (catholique)-opéra-ballet
qui s'appelle No, écrit-il à un ami, c'est un genre de Zing-zing…
si on ne s'endort pas »9.
Chaque fois l'artiste surcharge le corps de l'objet d'une intention
qui oriente la compréhension de l'œuvre. Indissociable de la
machinerie, il chuchote en demi teinte ce qui doit être soustrait à
l'intelligence du plus grand nombre10.
La
machine tinguelienne tente d'introduire du désordre dans les
définitions habituelles de l'art et, en préconisant un
fonctionnement mécanique du créateur, en appelle à une
désincarnation totale de l'art. Cette mise à plat est
l'aboutissement attendu d'une série de tentatives, depuis longtemps
exercées, qui se donnent pour but de ramener tout langage à ses
données propres et, par là même, de le protéger des pressions de
l'image et de l'illusion. Elle est élément favorisant
« l'autarcique autorité d'une gloire propre »11.
Celle d'une peinture qui simplement invite le regard à appréhender
la double réalité du support et de la surface d'une tabula
rasa définitive. Ainsi,
le plan vide de la table qui recevait, il y a peu encore, les objets
mous aux contours irréguliers de Claes Oldenburg puis, un peu plus
tard, les reliefs baroques de Spoerri, machinalement déposés par
des mains anonymes, n'offre plus à voir que des formes répétitives
dont la stéréotypie volontaire est le gage le plus évident du
non-engagement de l'artiste dans son œuvre. BMPT conduit au plus
loin cette expérience qui, reposant sur une pratique ad
minima, exclut toute
autre réalité que les seuls constituants de la toile et veut
aboutir à une réduction ou une mise en abîme irréversible de
l'art lui-même. Une telle visée tend à exclure au maximum la
personne même de l'artiste et ne veut prendre en compte que les
problèmes afférents à la forme. Daniel Buren est, sur ce point,
catégorique quand il indique à Georges Boudaille, dans un entretien
réalisé en 1968, la manière d'opérer :
« La seule solution réside dans la création – si ce mot peut encore être employé – d'une chose totalement déconnectée d'avec celui qui y procède, dans laquelle celui-ci n'a mis aucune charge, la chose s'exprimant alors pour rien. »12.
Alors que par la phrase célèbre de Joseph Kosuth « L'absence
de réalité en art est exactement la réalité de l'art »13,
se résume toute une conception de l'art qui trouve sa légitimation
dans la révocation définitive de tout ce qui ne le définit pas en
propre, alors même que certains artistes tentent de ne pas altérer
la peinture par quelque autre présence étrangère, s'employant, à
l'instar de Frank Stella, à conserver sur la toile la qualité
initiale de la peinture lorsqu'elle était dans son bidon, d'autres
créateurs entreprennent le long déchiffrement de l'art, du geste
qui le porte, de l'image qui est la sienne, non pour laisser au seul
visible le soin de dégager de lui-même14,
mais pour engager ce dernier dans un processus de dénonciation de la
réalité. La mise à plat ainsi effectuée ne se limite plus à une
simple opération de remise à niveau mais entend poser les bases
d'une remise en question radicale de l'art et de l'ensemble des
fonctions qui lui sont habituellement attachées. La machine
dadaïste, plus particulièrement active dans l'œuvre de Picabia,
d'Hausmann et de Duchamp, a sans doute été une des premières
tentatives opérées en ce sens, mais ses propositions restèrent
pour une bonne part intuitives et hésitantes. Bien que moins connu
que Picabia, « cet auteur de la mauvaise tenue », ou
Raoul Hausmann, cet autre témoin de L'esprit de notre temps,
le dadaïste lyonnais, Émile Malespine, auteur d'une revue au titre
révélateur de Manomètre15,
invente en 1944 une machine à enregistrer les mouvements et plus
spécialement ceux de la main dans son exercice d'écriture. Les
applications de cette machine touchent plus au domaine médical
qu'artistique mais le médecin qu'est Malespine n'exclut pas, selon
les termes mêmes du brevet déposé, d'autres types d'application
possibles16.
Cette posture exprime un double refus : celui de supprimer l'art
sans le réaliser et celui de le réaliser sans le supprimer17.
Dans cette optique, Tinguely souhaite, pour sa part, contredire
l'usage de la machine.
1Jean-Jacques
Lévêque, « Tinguely : folles machines caricatures de
l'homme », in Nouvelles
Littéraires, 25 juin
1971.
3Idem.
5Quand
les attitudes deviennent formes, exposition organisée par
Harald Szeemann à la Kunsthalle de Berne en 1969 et qui était
sous-titrée « Live in your head ».
7Éveline
Pinto, « Modernité,
tradition, portraits et « méta » : Tinguely et la
galerie des Hommes illustres », Revue d'esthétique,
23/93, p.125.
8Pontus
Hulten, Méta, Pierre Horay, Paris, 1972, p.251.
9Cité
in Liliane Blum-Touraine, De
la logique symbolique de la Fasnacht aux machineries de Jean
Tinguely, thèse de
doctorat en histoire de l'art, Université de Paris 8, sous la
direction de Franck Popper, 1982, p.101.
10Ibid.
p.102.
11Jean
Luc Marion, La croisée du visible, Ed. La différence,
Paris, 1991, p.63.
12Daniel
Buren, « L'art n'est plus justifiable, ou les points sur les
i », Propos recueillis par Georges Boudaille, in Les
Lettres françaises, mars 1968.
13Joseph
Kosuth, The Sixth Investigation, Proposition 14, Ed. Gerd de
Vries, Cologne, 1969. Cité par Benjamin Buchloh, Formalisme et
historicité, Ed. Territoires, Paris, 1982, p.6.
14Cf.
Jean-Luc Marion, La croisée du visible, Ed. La Différence,
Paris, 1979, p.37.
15contemporaine
de Mecano de I.K Bonset, pseudonyme dadaïste de Theo van
Doesburg.
16Cf.
Marnix Bonnike, Malespine, Manomètre et l'avant-garde,
Institut d'histoire de l'art, Lyon, septembre 1988.
17Cette
position critique est clairement définie par Guy Debord dans la
société du spectacle
qui, démontre avec rigueur comment : « la suppression et
la réalisation de l'art sont les aspects inséparables d'un même
dépassement de l'art ».
Guy Debord, La société du spectacle, Ed.
Buchet-Chastel, Paris, 1967, p. 156.