Lève la peau, dissèque : ici commencent les machines. Puis, tu te perds dans une substance inexplicable, étrangère à tout ce que tu sais et qui est pourtant l’essentielle.1
Depuis
le XVIIe siècle, le modèle de la machine est un modèle pour penser
le vivant. Mais la machine n'est pas uniquement une réalité
technique. Elle est également de façon indissociable un élément
anthropologique. La philosophie de la machine est une philosophie de
l'homme qui ne relève pas simplement d'une histoire des techniques
mais qui parle également
des périls que lui font courir les inventions que celui-ci met au
point. Les concepts d'homme, de vital et de mécanique sont au cœur
de l’œuvre de Jean Tinguely qui les rassemble tout en les
opposant. Dans un même contexte, Gilbert
Simondon questionne l'appartenance de l'homme au vivant, les
nouvelles formes d'aliénation et la place de la technique dans la
philosophie2
et Bruno Munari, dans son Manifeste
du Machinisme
(1952), écrit que, comprendre la vraie nature des machines permet
d'en détourner le sens3 .
Bergson,
puis Simondon, relevaient que « La
machine c'est
de l'humain cristallisé »4,
car cette dernière ne se limite pas à son mécanisme mais comprend
bien d'autres dimensions. Dans L'Évolution
créatrice, le
philosophe affirme
que le chemin de fer a fait plus pour les idées que n'importe quelle
doctrine dans la mesure où il permettait de nouveaux comportements
humains, de nouveaux embranchements, de nouvelles communications.
Au-delà de l'objet mécanique réalisé, la machine est tout un
système de conception par lequel l'inventeur imagine des mécanismes.
Ensuite il y a un système de production par lequel on parvient, ou
non, à la réaliser et tout un système d'usages et de nouveaux
usages qui accroissent les possibilités. La machine est un système
technique, un système de production. Celle-ci est ambivalente dans
la mesure où elle prolonge le bras de l'homme et dans la mesure où
elle est susceptible de s'en affranchir. Son ambivalence tient dans
le fait qu'elle est une exigence vitale qui s'incarne sous une forme
qui, elle, n'est plus vivante. La machine modifie nos comportements,
nos manières de travailler. Elle n'a pas en elle-même une direction
axiologique
déterminée, c'est l'homme qui détermine la fonction d'une machine.
En premier lieu, dans son étude de la philosophie de la machine,
Frédéric Vengeon5
conçoit cette
dernière comme un
dispositif de transformation de la nature et comme la technique
mettant en œuvre la puissance productrice par laquelle l'homme
construit son propre monde. Pour le philosophe, le problème
de la philosophie de la machine est à la fois politique et culturel.
Il s'agit de savoir ce que nous allons faire des
machines alors que leur axiologie
est technologiquement neutre. En effet, celle-ci n'a pas d'intention
mais elle est née d'une intention. Ce sont ces questions que soulève
également le travail de Jean Tinguely. En effet, son art apparaît
comme un lieu d'expérimentation, d'invention de nouveaux usages des
machines (pour créer de l'art, pour ne « servir à rien »).
En cela, la
proposition de définition de la machine de Frédéric Vengeon –
comme la mise en place d’automatismes permettant le déclenchement
et la répétition d’opérations déterminées –, est
éclairante :
« Cette définition, vise à dégager la machine de toute matérialité prédéterminée, pour la comprendre comme un agencement et un séquençage d’actions, dont les applications sont nomades et polymorphes. De ce fait, son champ d’application est en droit coextensif à celui de l’agir humain. Cependant, si elle concerne fondamentalement l’agir, elle exige de repenser l’articulation du théorique et du pratique : la machine intervient à la fois dans des réalisations effectives et comme paradigme d’intelligibilité, grâce auquel l’esprit modélise les éléments des complexités à connaître. C’est bien dans cette puissance artificielle, à la racine de la théorie et de la pratique, que nous devons ressaisir les automatismes de la machine. »6.
L'importance
d'un tel passage, à propos de la philosophie de la machine, tient
surtout au fait que celui-ci peut éclairer l'aspect métaphysique
d'une approche de la sculpture machinique étudiée et indiquer dans
quelle mesure un tel questionnement
peut nourrir une démarche artistique. Comme Frédéric Vengeon le
précise, « la réflexivité ne constitue pas un domaine
autonome, fermé sur lui-même, mais est partiellement conditionné
par son ouverture sur des champs d’opérativité qui déploient un
milieu d’expérience stabilisé, à partir duquel un retour de
conscience est possible »7.
Cela est nécessaire à la compréhension des effets intimes que des
dispositifs automatiques peuvent avoir ainsi que la manière dont
ceux-ci participent à la configuration de l'intériorité elle-même.
Les traditions philosophiques et spirituelles non seulement semblent
déprécier la machine au regard d’activités et de valeurs plus
nobles, mais la considèrent souvent comme une tentation dangereuse
ou un écueil. Le philosophe remarque également que nous l’opposons
au domaine des fonctions spirituelles (intériorité, religion, art,
philosophie) ainsi qu’aux valeurs nécessaires à l’humanisation.
Ainsi, alors que nos sociétés intensifiaient le recours aux
machines, nous continuions de les voir comme un élément de
déshumanisation, un corps étranger venu on ne sait d’où,
infecter l’activité humaine8.
L’œuvre artistique de Tinguely apparaît comme la possibilité de
donner une fonction spirituelle à la machine. Cette approche permet
en outre de faire sortir la machine de l’histoire des techniques
proprement dite. Elle permet également d'extraire la notion de
machine du contexte industriel et d'évaluer le recours aux machines
d’un point de vue anthropologique et métaphysique. L'artiste
rappelle que l'homme est une créature inachevée, qu'il se complète
lui-même. Il le fait non seulement en transformant son environnement
mais en se transformant lui-même par toutes sortes de techniques
depuis la nuit des temps. Les mécanismes interrogent le
fonctionnement de la matière. Une machine sans fonction est-elle
toujours une machine ? À priori non, d'après Frédéric
Vengeon, puisque ce qui caractérise une machine n'est pas la
technicité mais l'usage qu'on en fait. Pour le philosophe, la notion
de machine va au-delà des objets :
« Nos expériences esthétiques sont elles aussi conditionnées par des dispositifs de machines. Que l’on songe à la musique, au cinéma, au théâtre ou à l’art des jardins mais encore à la lecture, à la peinture, les œuvres mobilisent des relais de reproduction automatisés. La machine intervient à plusieurs niveaux : au moment de la confection des œuvres, au moment de leur conservation et de leur diffusion, au moment de leur contemplation. La machine peut parfois être elle-même un thème de fascination, par ses automatismes, sa précision ou l’intensité de sa force. La machine intervient donc dans des champs aussi intimes que l’émotion, l’admiration ou la surprise. La rationalité technique produit un ré-enchantement du monde. »9.
Elle peut donc qualifier non pas des objets mais des modes
d'opérations humains. Comme Chaplin et Fellini, Tinguely dit tout
l'univers de l'homme, de l'extérieur à l'intérieur.
« Ah, tout est remplaçable ! C'est imposé par la machine sauf qu'elle ne subit pas les inconvénients de la machine… c'est à dire démodée demain pour des raisons techniques parce qu'elle n'a pas de raison technique d'exister, elle a une raison « autre » d'exister… et cette machine aura plus de chance de vivre que les machines d'hier et d'aujourd'hui à condition qu'on les garde pour elles-mêmes et pour leur beauté, comme on garde maintenant les vieilles bagnoles. On parle et on a eu, à certains moments, un peu l'inquiétude de la panne, on croyait… oh là là ! ça m'a pris… en vérité si le moteur grille, on peut le changer… tu vois, c'est quelque chose d'aussi simple… un moteur se change, un roulement à billes se change, se répare, tout ça c'est réparable et très facilement. J'ai été parfois un peu démoralisé par le fait que je me disais : putain ! Ça ne va jamais tenir tout ça, mon œuvre est éphémère… ce sentiment datait de l'époque la plus délirante avec les Balubas, tu vois où les choses, parfois évidemment perdaient leurs plumes… j'ai été jusqu'à faire une sculpture avec des fourrures, et ça perd ses poils… »10.
Pour l'exposition à la galerie
Arnaud, en juin 1954, lors de laquelle était présentée une série
de sculptures méta-mécaniques dont quatre Moulins à prière
et quinze Méta-Malevitch, Gindertaël écrit :
« Les automates de Tinguely ne sont pas exactement des machines organisées qui, par le moyen de ressorts, imitent le mouvement d'un corps animé. S'ils apparaissent bien matériellement des machines organisées et agissant comme telles, ils diffèrent des autres automates par l'intention et le résultat obtenu. Les automates n'imitent pas les mouvements de corps naturels animés. Ils ne reproduisent rien. Bien au contraire, ils produisent et je dirais même qu'ils créent, si je n'évitais généralement d'assimiler le produit de l'acte humain à la fécondation du néant »11.
Les
sculptures-machines tingueliennes ont une gamme de matériaux et de
mouvements incalculable. Le hasard laisse la place à toutes les
variantes concevables, de la silhouette pure à la mécanique
perfectionnée la plus réaliste (au sens de la pertinence des
« gestes »). Or, cela tend à créer dans l'esprit du
spectateur une espèce d'écho entre l'ombre, l'objet, et le
simulacre de l'homme, – équation qui est loin d'être clairement
délimitée et qui ne semble se stabiliser que par le dénominateur
commun du mécanisme psychologique de projection. L'esprit du
spectateur voit par exemple dans un ensemble de mouvements, une
gestuelle, une intention, etc. Prêtant alors à la machine quelque
personnalité tout en sachant qu'il ne s'agit que d'illusion et que
ce sont ses projections qui créent le sens de ce qu'il voit.
Il
semble évident, par ailleurs, que la possibilité « projective »
qu'offre la machine-sculpture est en rapport direct avec ses
possibilités de mouvement. Plus l'objet paraît autonome, plus
l'esprit a tendance à y voir un semblant de « vie ».
L'objet
en lui-même n'a pas de signification univoque d'après Tinguely. Le
mécanisme projectif constitue
un des plus puissants ressorts de l'imagination humaine. Mais alors
que l'œuvre d'art (notamment l’œuvre littéraire) conditionne
l’imagination en lui proposant une organisation figée de la
fiction, la machine-sculpture tinguelienne, par sa plasticité et son
dynamisme, permet toutes les métamorphoses, et cela d'une manière
quasi-inconditionnelle. Elle ne propose à l'esprit qu'un
schéma ; libre à celui-là de l'utiliser en le transformant à
son gré. Une lumière suggestive, une mise en scène, le lieu
habituellement destiné à voir de l'art sont les seuls indicateurs.
Mais c'est l'esprit du spectateur, son imagination qui perçoit des
lignes, des volumes, des harmonies qui s'animent, qui « se
communiquent », et qui semblent même vouloir « communiquer »
leur message mystérieux d'objet à l'esprit envoûté par cette
machine – sculpture, perçue momentanément comme un « être ».
Tinguely
proposerait-il une sorte d'opération visant à abolir l'indifférence
ambiante en convertissant l'objet pour le rendre capable de répondre
à l'interrogation des hommes ? Il ne l'a pas revendiqué d'une
telle manière. Quoi qu'il en soit, le fait ludique est indéniable.
Le jeu avec l'objet, est en réalité un soliloque quand il se
produit hors d'un emplacement scénique. Le jeu tinguelien est
provocateur, il ne vise qu'à vaincre ce qui apparaît comme
l'indifférence ou la passivité d'autrui. La plasticité de l'objet
devient le moyen de « théâtraliser » la pensée (c'est
à dire de créer un espace dans lequel celle-ci sera mise en scène).
Celle-ci « joue » ses conflits en les
matérialisant sur l'objet. Ayant aboli la vision dramatique que lui
proposait le spectacle théâtral, l'imagination est désormais libre
de se projeter sans entrave aucune sur la matière et de la rendre
éloquente. Vu sous cet angle, on comprend que le théâtre de la
machine-sculpture ait pu déclencher, par un rapport de parenté, une
réflexion sur l'objet qui dépasse le théâtre proprement dit. Par
exemple, l'idée de la perception de la métamorphose dans l'objet
était évoquée par Boris Vian de cette manière :
« Je suis pour l'objet, résolument, délibérément et à fond ; et il y a de ceci une raison bien simple également ; c'est que l'objet, au contraire de l'homme, est susceptible de variations apparentes. L'objet peut avoir des aspects multiples tandis que l'homme reste immuable ; d'où l'intérêt de l'objet. »12.
En
parlant des automates, George Sand s'est demandée quel avantage
l'art pourrait tirer d'un tel théâtre :
« Plus on les fera grands et semblables à des hommes, plus le
spectacle de ces acteurs postiches sera une chose triste et même
effrayante. »13.
L'inquiétude de George Sand vient d'une part de la perte de repère
qu'imposerait un trop grand rapprochement entre l'homme et l'objet et
d'autre part de l'ambivalence inhérente à l'objet utilisé à des
fins expressives. En effet, la machine (à la manière d'une
marionnette ou d'un automate), tire l'efficacité de son
pouvoir sur l'imagination de son irréalité foncière. Si la machine
était réduite à des éléments essentiels de figuration, elle ne
ferait que suggérer la réalité humaine. Nous parlerions
d'anthropomorphisme dans l'apparence de sa plastique. Ses éléments
constitutifs éclaireraient surtout la pensée et relèveraient
uniquement du domaine du signe. Par contre tous les modes réalistes
de la sculpture animée établissent une contradiction dans l'esprit,
là où il ne devait y avoir qu'un paradoxe. La pertinence de la
vraisemblance des gestes est la conséquence du fait que le
spectateur associe les mouvements mécaniques à des gestes animés.
La confusion sur le fait que ces gestes seraient animés par un
« être » faisant ainsi avancer la machine-sculpture sur
le terrain propre de l'homme. Au lieu de paraître comme un objet
expressif et animé, la machine-sculpture est réaliste dans ce
qu'elle a de plus essentiel et abstrait : un système laissant
échapper des spasmes, comme autant de mouvements réflexes et
archaïques ; ou encore des gestes plus complexes : des
machines qui dansent dépassent l'apparence d'un être « objectivé »
ou figé dans des mouvements déterminés. Au-delà d'un degré
maximal de vraisemblance, la reproduction de l'homme dans l'objet
finit par détruire le sentiment exaltant du rêve incarné, qui
provint de la liberté dans l'irréel, pour y substituer l'effroi que
nous procure l'illusion de la matière corporelle « empêtrée
dans son opacité ». Au lieu de s'assouplir, l'esprit se fige
dans une matérialité opaque et aveugle. L'homme recule, effrayé,
devant une machine trop ressemblante, qui ne semble plus apparaître
comme étant un être irréel. Un « acteur postiche »
paraît lui voler ses gestes intimes en les vidant monstrueusement de
leur humanité. La machine-sculpture tinguelienne est effrayante pour
une certaine part, car elle révèle le danger d'une déshumanisation
toujours menaçante.
1Paul
Valéry, Tel quel, Cahier B, 1910.
2Son
œuvre est produite pour l'essentiel entre 1954 et 1968.
3Bruno
Munari, « Manifesto del Machinismo », Arte Concreto
10, Milan, 1952
4In
Gilbert Simondon, Du mode d'existence des objets techniques,
Aubier, 1958.
5Frédéric
Vengeon est directeur de programme au Collège international de
philosophie. Ses recherches portent sur les liens entre métaphysique
et technique à la Renaissance et, de manière plus récente, sur la
philosophie de la machine. Il travaille actuellement à une
anthropologie philosophique du recours aux automatismes. Il a
notamment publié « Mathématiques, création et humanisme
chez Nicolas de Cues » (Revue d’histoire des sciences, t.
59, n° 2, 2006) ; « L’homme à l’image de Dieu,
Maître Eckart, Nicolas de Cues, Descartes » (dans L’Image,
Paris, Vrin, 2007).
6http://www.ciph.org/recherche.php?idDP=70
7Frédéric
Vengeon « Philosophie de la Machine, Un programme du Collège
international de philosophie », in Revue de Synthèse,
Tome 130, 6e série, n°1, 2009, p.179.
8Ibid.,
p.177.
9Ibid.,
p.179.
10Jean
Tinguely interviewé par Alain Jouffroy, in L'Oeil, avril
1966.
11R.
V. Gindertael catalogue d'exposition Tinguely à la galerie Arnaud
du 27 mai au 9 juin 1954, cité in Christina
Bischofberger,
catalogue raisonné de Jean Tinguely, Werkkatalog sculptures and
reliefs, 1954 – 1968,
vol. 1, Zurich, Ed. Galerie Bruno Bischofberger, 1982.
p. 14.
12Boris
Vian, « Approche discrète de l'objet », Dossiers
acénonètes du Collège de Pataphysique, n°12, juin 1960.
13George
Sand, « Notes sur les
marionnettes », préface pour Jouets anciens,
marionnettes et mystères de Maurice Sand, dans la collection
« Textes d'aujourd’hui », ed. Du Scarabée, p.6, sans
date.
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