mardi 7 juin 2011

Dada, histoire d'une subversion

Extraits et réflexions sur l'ouvrage d'Henri Béhar et de Michel Carassou, Dada, histoire d'une subversion, Ed. Fayard, 2005.

En 1920, Paul Dermée qui se proclamait "dadaïste cartésien", chercha à introduire un peu de raison dans ce domaine problématique : "Dada n'est pas une école littéraire ni une doctrine esthétique. Dada est une attitude foncièrement areligieuse, analogue à celle du savant l'oeil collé au microscope [...] Dada ruinant l'autorité des contraintes tend à libérer le jeu naturel de nos activités. Dada mêne donc à l'amoralisme et au lyrisme le plus spontané, par conséquent le moins logique [...] Dada détruit et se borne à cela..."
Paul Dermée, Qu'est-ce que Dada, Z n°1, mars 1920, p.1.

Il est clair qu'après cet essai de définition, que la caractérisation de Dada ne peut être que fonctionnelle. A l'image d'une divinité, Dada se définit par ses attributs, ses actes, ses fidèles.

Une tardive déclaration de Arp souligne bien la différence entre le non-sens et l'absence de sens : "Dada est le fond de tout art. Dada est pour le sans sens ce qui ne signifie pas le non-sens. Dada est sans sens comme la nature. Dada est pour la nature et contre l'"art". Dada est direct comme la nature et cherche à donner à chaque chose sa place essentielle. Dada est pour le sens infini et les moyens définis".
Jean Arp, Jours effeuillés, Gallimard, 1966. p.63
En somme, Dada participe de la vie. Comme elle, il n'a pas plus de sens, ni moins, que tout ce qui existe.

Jean-Claude Chevalier examine  les aspects phoniques, morphologiques, sémiques du terme Dada. Sa conclusion ne laisse pas de surprendre "Pris dans son unicité fonctionnelle, Dada nous a paru à chaque fois devoir être ramené au seul mot de Dieu, de statut identique"? J-C Chevalier, op cit, pp.14-15.
Pour en parler convenablement il faudrait disposer d'un métalangage dada ce qui aboutirait à une immense tautologie.
"Ne vous fiez pas à ce qui s'appellerait "histoire Dada" car, tout étant vrai sur Dada, il n'y a pas encore d'historien qualifié pour l'écrire. Dada n'est point une école, ce n'est pas une confrérie ni un parfum, ni une philosophie. Dada c'est tout simplement une nouvelle notion. Dada ne fut pas une fiction, car ses traces se trouvent dans les profondeurs de l'histoire humaine. Dada est une pointe de l'évolution de l'esprit, un ferment, un agent viril, Dada est illimité, illogique et éternel!" Marcel Janco, Dada créateur, monographie d'un mouvement, Teufen, 1961. p.27.

Dans la réflexion des dadas, la poésie est dans la nature de l'homme. Elle lui est consubstantielle, et Dada en est l'expression la plus brutale, la plus pure en ce XXème siècle. A condition, bien entendu, de comprendre la poésie comme une activité de l'esprit, selon la très utile distinction de Tzara, et non seulement comme un moyen d'expression aux formes conventionnelles.


Pour Tzara la logique ne l'emporte pas sur les phénomènes de la vie : "La logique est une complication. La logique est toujours fausse.Elle tire les fils des notions,paroles dans leur extérieur formel, vers des bouts, des centres illusoires. Ses chaînes tuent, myriapode énorme asphyxiant l'indépendance". Tristan Tzara, Manifeste Dada, 1918.

Trente ans plus tard dans Le Surréalisme de l'après-guerre, il apporte cette analyse : "Nos conceptions de la spontanéité et le principe selon lequel "la pensée se faisait dans la bouche" nous amenèrent, en tout état de cause, à répudier la logique primant les phénomènes de la vie. Tristan Tzara, Le Surréalisme de l'après-guerre, T.V, 1947. p.66.


Le refus des lois de la causalité ne va-t-il pas nécessairement engendrer une autre logique, une logique du refus? Sans doute, mais en aucun cas il ne conduira à la folie. Au contraire il permettra de la prévenir. La folie se trouve ailleurs. Pour Picabia elle réside justement dans la volonté d'expliquer le monde. A titre d'exemple il rappelle une discussion avec un ami, portant sur les différences entre les oeuvre littéraires, picturales ou musicales : "Notre délire, écrit-il, dura près d'une heure, jusqu'au moment où nos cervelles transformées plus ou moins en bouillie nous permirent de constater le néant de toutes les théories physiques ou métaphysiques". Francis Picabia, Jesus-Christ Rastaquouère, in Ecrits I, p.242.
Pour annihiler les systèmes qui se veulent globaux et définitifs, Dada s'en prend au mode de pensée discursif les engendrant, à l'intelligence qui entend conceptualiser le réel et déterminer les liens de causalité entre les phénomènes. Les concepts pour Dada, se réduisent à des mots et la chose en soi ne présente aucune réalité : Hugo Ball l'expliquait déjà dans Cabaret Voltaire : "Tu as raison - dit Jopp - l'intelligence est suspecte : c'est l'esprit perspicace des chefs de publicité. L'association ascétique de la vilaine cuisse a inventé l'idée platonique. La "chose en soi" est aujourd'hui du cirage à chaussures. Le monde est dégourdi et plein d'épilepsie."Hugo Ball, Le cheval du Caroussel, Cabaret Voltaire, mai 1916 p.8, trad. S. Wolf, in Dada, réimp., J-M Place, 1981. p.234.
Les données nouvelles de la science permettront-elles d'établir une nouvelle théorie de la connaissance? On pourrait le croire en lisant Hausmann : "Seuls les imbéciles peuvent se contenter de la pensée que le monde est révolu en trois dimensions : la dimension temps-espace s'élève à l'aide de la dynamique, notre sixième sens est le mouvement spirituel. Le sens temps-espace est le principal de tous nos sens". Raoul Hausmann, Optophonétique, Ma, 1922.
Il s'agit d'un mode inédit d'appréhension de la réalité.
Détachée de toute référence à un absolu, la notion même de vérité unique et ultime perd toute consistance : pour Tzara, la vérité n'existe pas : sa recherche n'a abouti à rien d'autre qu'à fragmenter la perception de la réalité. Telle est au moins la leçon qu'il tire des Sept Manifestes Dada, lorsqu'il annonce la publication en 1924 : "Vingt siècles d'histoire n'ont servi à qu'à démontrer la vérité de mes manifestes, parce que la vérité n'existe pas : le langage est un jeu d'enfant ; la morale et les lois de la causalité en ont assez de couper la vie en morceaux, sous des formes différentes : art, philosophie, politique, psychologie, etc.". Tristan Tzara, Fin de Dada, OC., t.5. p.249. 


Le Dieu pornographe qu'ils dénoncent appartient aux constructions métaphysiques et théologiques : les dadaïstes ne pourraient reconnaître Dieu ailleurs que dans le grand flux vital qui anime toutes choses. S'ils ne le nomment pas toujours, si bien souvent même ils le nient, n'est-ce pas parce qu'un tel Dieu se confond avec la Vie qu'il finit par se dissoudre en elle, comme dans certaines religions orientales?
En outre, Dada n'est pas exempt de contradictions. Mieux, il les cultive. A côté d'un courant sceptique que représentent Tzara, Serner, Picabia, figure un courant mystique avec Arp et Ball, qui se réclament du christianisme, ou Doehmann, qui regarde plutôt vers l'Orient.
Ne trouve-t-on pas aussi un écho d'un tel mysticisme dans cette déclaration de Baader : "Toutes les actions, tout ce que font les hommes ainsi que tous les autres cops a lieu pour le divertissement céleste : un jeu sublime perçu et vécu d'autant de façons différentes qu'il y a d'unités de conscience confrontées à ce déroulement. Ce n'est pas seulement l'homme qui forme une unité de conscience mais également toutes les formes de la force universelle qui le constituent et parmi lesquelles il vit en ange". Johannes Baader, Une déclaration au club Dada, 1919, in Almanach Dada. p. 284.
Athée ou non, Dada dépasse toutes les métaphysiques : tous les systèmes s'anéantissent dans son chaos qui répond à la reconnaissance du "jeu sublime" que représente la vie, un jeu que chaque unité de conscience perçoit différemment. Le concept de réalité est une valeur parfaitement variable qui dépend complètement du cerveau et même des conditions particulières de chaque cerveau", écrit Huelsenbeck. Pour lui comme pour Dada, le monde demeure inconnaissable, parce qu'il se présente comme un kaléidoscope de mouvements simultanés : "De tout ce qui m'entoure, les évènements quotidiens, la grande ville, les cirque Dada, les cris, les sirènes, les façades des maisons et les odeurs du rôti de veau, je reçois une impulsion qui me signale l'action directe, le devenir, le grand X - et qui m'y pousse." Richard Huelsenbeck, En avant Dada. p.30.
Comment, dans ces conditions, la philosophie pourrait-elle rendre compte de la réalité du monde? Selon Hausmann, non seulement elle n'y parvient pas , mais le dynamisme de celui-ci lui échappe : "Dada frappe sur les doigts de Kant, leur donne comme punition de trancher la question que dans leur dégoûtante présomption ils croient déjà résolue : n'est-ce pas à la place de l'ego a priori ou de l'individualité, du nihil neutre ou des noumènes, que devrait être placée l'identité de l'Etre entier, du monde, de l'essence, du temps, de l'espace, de la statique ou du mouvement, tout cela ne devrait-il pas régner justement dans ce néant de toute différence?" Raoul Hausmann, Dada est plus que Dada, in Courrier Dada. p.18. 


Niant tout absolu, tout référent stable, Dada mat nécessairement l'accent sur les catégories du doute, du relatif, du subjectif. Pour lui, il n'est d'autre réalité que la vie, une vie qui n'obéit à aucune loi. Dans son manifeste de 1918, Tzara rejette toutes les philosophies qui cherchent à établir les fondements d'une théorie de la connaissance :"il n'y a pas de dernière vérité. La dialectique est une machine amusante qui nous conduit (d'une manière banale) aux opinions que nous aurions eues en tout cas. Croit-on, par le raffinement minutieux de la logique, avoir démontré la vérité et établit l'exactitude de ses opinions? Logique serrée par les sens est une maladie organique. Mais justement cette magnifique qualité de l'esprit est une preuve de son impuissance." Tristant Tzara, Manifeste Dada 1918, Dada III, p.3.
Pas plus qu'à la philosophie Dada n'accorde de crédit à la science dès lors qu'elle sort de son rôle utilitaire pour prétendre atteindre quelque vérité définitive : "La science me répugne dès qu'elle devient speculative-système [...] La science dit que nous sommes les serviteurs de la nature : tout est en ordre, faites l'amour et cassez vos têtes." Tristant Tzara, Manifeste Dada 1918, Dada III, p. 3.
La philosophie de Dada sera donc protéiforme, à l'image de la vie. C'en est fini de la conception d'un monde organisé et raisonnable. 
[...] Marcel Duchamp reconnaît pourtant dans Dada une "attitude métaphysique", à travers son refus même des métaphysiques. et Tzara déclarait : "Le plus acceptable des systèmes est celui de n'en avoir par principe aucun." Tristan Tzara, Manifeste Dada 1918, Dada III, p.3.
Si Dada comporte une métaphysique, il s'agit d'une métaphysique du vide, peut-être celle qu'illustre Ribemont-Dessaignes dans son poème Astres, où la vie paraît surgir du mouvement, un mouvement qui part du néant pour retourner au néant :
Le voiturier Scorpion guide un regard terrible vers l'absence noire
L'abeille écartèle les mille yeux uniques pour tirer un contentement 
Et jaillissent les lancinements cancer d'être
Stupide Ourse du problème réduit
Dans le dédale moteur Colomb perpétué
La photographe a le tétanos
Ce serait trahir que de dire
Quoique hurlement froid en deça du saisi
Le sang se caille derrière l'iris évaporé aux confins invertis
Jusqu'à n'être plus [...].
Georges Ribemont-Dessaignes, Astres, Littérature, n°12, février 1920, p.13.


Carl Doehmann envisage la vie dans sa totalité et rend en compte toutes ses potentialités  : "La conception de la vie du dadaïsme tient rigoureusement compte de toute transcendance possible. Son horoptère est absolument universel ; c'est donc un malentendu déjà souvent blâmé par les dadaïstes eux-mêmes, que de vouloir limiter Dada à n'être par exemple
qu'un mouvement artistique. Le dadaïste est tout autant artiste qu'adorateur d'anguilles, globe-trotter que métaphysicien, manticien qu'homme d'affaires. Il voit le monde sub specie dadaitatis, c'est-à-dire irrévocablement juste, même si cela (qui n'est, à tout prendre, qu'un désir tout à fait humain) n'est pas son intention." Daimonides Carl Doehmann, Sur la théorie du dadaïsme, Almanach Dada, p. 214.
Quoi qu'il en soit, pour avoir rejeté les principes de causalité et de séparabilité, sous leurs formulations diverses, Dada conduit toujours à une philosophie moniste que résument bien les "thèses" d'Otto Flake : "La condition de l'art comme celle de la religion c'est le dualisme : la créature et la nostalgie d'une part, l'univers et l'accomplissement de l'autre. Quand la créature ne se sent plus séparée de dieu, n'appelant dieu que la somme de l'existence, ne déplaçant plus la métaphysique dans un au-delà, mais dans son cerveau, alors l'état moniste est atteint." Otto Flake, Thèses, Der Zeltweg, novembre 1919, trad. S. Wolf in Dada, p.237.


Dada n'éprouve que dégoût pour toutes les constructions spéculatives que l'on a voulu plaquer sur la vie. Toutes les théories qui cherchent à expliquer le monde lui semblent également vraies ou également fausses. La vérité n'existe pas et le monde demeure inconnaissable. L'homme ne peut d'avantage espérer appréhender son monde intérieur.
"Connais-toi" est une utopie pour Tzara, qui écrit aussi : "Comment veut-on ordonner le chaos qui constitue cette infinie énorme variation : l'homme?" Tristan Tzara, Manifeste Dada 1918, Dada III, p.2.
Changeant, multiple, insaisissable, telle est l'image qu'Aragon donne de lui dans ses Révélations sensationnelles : "Or, s'il existe au monde un homme dont je ne puis psychologiquement pas être sûr, c'est moi. J'ignore ma loi ; quel continuel changement permet que les autres me reconnaissent et m'appellent par mon nom ; je ne peux pas me voir de profil. A tout instant je me trahis, je me démens, je me contredis. Je ne suis pas celui en qui je placerai ma confiance. Il n'y a pas là de quoi désespérer." Louis Aragon, Révélations sensationnelles, Littérature, n°13, mai 1920, pp.1-2.
Dada perçoit l'homme comme un chaos au sein d'un chaos plus vaste : "Hurlement de couleurs crispées, entrelacement des contraires et de toutes les contradictions, des grotesques, des inconséquences : la vie."  Tristan Tzara, Manifeste Dada 1918, Dada III, p.4. 
pour un dadaïste, il n'est donc d'autre école que la vie.

1 commentaire:

  1. Wesh les freres allez écouter les Solit'errent sur youtube vous faites kiffer. Vive les dadaistes et les boloss ,des belles lettres!!!

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